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L’emprise : Conscience de croyants/09

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CHAPITRE IX

sauvetage


« La première loi de l’histoire, c’est de ne pas mentir ; la seconde de ne pas craindre de dire la vérité. »
(Léon XIII lettre Saepe numero 18 août 1883)


Les faits rapportés dans ce chapitre sont devenus des faits historiques. Le comité de défense des inondés, le curé de St-Méthode, le maire de cette infortunée paroisse, les dignitaires ecclésiastiques ou civils qui ont joué un rôle dans ces tristes journées, tout cela a été mis à contribution avec en plus les relations verbales recueillies de la bouche de témoins oculaires, héros et victimes du triste drame de mai 1928.

Le 22 mai 1928, le Lac St-Jean qui, tout l’hiver, avait été tenu à un niveau assez élevé, le 22 mai, dis-je, l’eau dépassait notablement le point 17.5. L’inquiétude commençait à travailler les esprits ; diverses rumeurs couraient de bouche à oreilles ; on disait que la compagnie, qui, illégalement et sans droits, avait inondé des terres pour arrondir ses profits, allait encore faire monter l’eau pour des surprofits.

En face du danger que couraient ses administrés, M. Irénée Duguay, maire de Saint-Méthode, se rendit à Roberval, auprès d’un M. Low, homme lige de la compagnie, et il lui fit remarquer que le lac qui avait atteint le point 19 montait rapidement.

— Nous allons être inévitablement inondés, il nous faut du secours ; il faut organiser le déménagement ; vous avez des embarcations, fournissez-les nous.

— Vous savez, dit M. Low, la compagnie n’est pas responsable des torts causés par le lac lorsqu’il dépasse le point 17.5. Je ne puis donc rien vous donner !

Cette manière de répondre mérite qu’on s’y arrête. Voici un colon, maire d’une paroisse de colons, qui vient demander à une riche et puissante compagnie le secours nécessaire pour sauver du désastre imminent, non seulement des biens matériels, mais peut-être aussi des vies humaines.

N’importe quel Canadien, cultivateur ou colon, aurait pensé de suite que l’important, la chose urgente, était de s’empresser de porter secours aux malheureux en besoin. Pour une compagnie anonyme où la bourse remplace le cœur, la première pensée fut de ne pas se laisser entraîner à une responsabilité légale qui pourrait coûter des piastres.

L’eau montait toujours. La route régionale fut fermée le 25 mai ; dans St-Méthode, tous les chemins se trouvaient fermés par l’eau.

M. Wilfrid Simard sauve, à la nage, ses vaches en train de se noyer dans l’étable, il monte ses moutons sur le fenil et ses chevaux à Albanel. L’eau monte toujours. Le samedi, 26, vers les trois heures de l’après-midi, l’eau était au point 21.5.

Chez M. Alphonse Blouin, onze moutons montés au grenier pour empêcher qu’ils se noient sont isolés ; impossible d’aller les chercher.

Un couple de vieillards, M. Joseph Doucet, 88 ans, et son épouse furent sauvés sur des madriers de bois assemblés à la hâte. Depuis des heures, les deux vieillards étaient obligés de se tenir sur des chaises. Il y avait au-delà d’un pied d’eau sur le plancher de leur résidence et toujours l’eau montait.

Qu’on se représente ces vieillards laissant leur foyer après des heures d’inquiétude sur un radeau mal assemblé. Tout ce qu’on peut emporter, c’est un plat de farine : meubles, linge, nourriture, tout resta ! Où sont-ils ceux qui ont dit que l’inondation était une comédie ?

Le sauvetage était commencé. C’est monsieur Frédéric Darveau qui, sur cet espèce de ponton, portait secours aux plus exposés et le sauvetage se continue.

C’est ensuite Madame veuve Duchesneau qui part pour Albanel laissant tout son ménage.

Vers midi, M. Augustin Dufour, le père Dufour, 85 ans, s’en va, lui aussi en chalant et à pied. C’est encore madame veuve Gagnon, madame veuve Aube, sa fille, etc., etc…

À remarquer que les hommes valides restent à l’arrière. C’est l’armée des terriens en déroute : les hommes restent protégeant la retraite.

Il est quatre heures de l’après-midi. L’eau monte toujours. Chez M. Roy, forgeron, la famille doit partir. C’est une maman et ses douze enfants, bientôt treize. Il faut fuir, chercher un refuge

La mère du Sauveur, chassée de partout par l’égoïsme des riches de son temps, dut se réfugier dans l’étable de Bethléem. La famille canadienne, chassée de chez elle, vint se réfugier dans une bergerie à moutons, vieille masure, à Normandin.

C’est le sauvetage. Les familles Leclerc, Émile Savard, Wilfrid Simard, Stanislas Simard, s’en vont, laissant ménages et lingerie qu’on ne peut emporter.

Et le soir tombe sur une scène de désolation.

Le dimanche matin, 27, le lac est au point 22.5.

M. Irénée Duguay, l’infatigable maire de St-Méthode, téléphone à M. Émile Moreau d’envoyer du secours, un bateau, parce qu’il y a du monde en danger.

C’était dimanche, mais l’église reste presque vide ; les gens étaient enfermés dans leurs maisons.

À l’appel de détresse du maire, M. Moreau répondit :

— Je vais aller voir les Price et vous rendrai réponse dans quelques minutes.

Au bout de quelques heures, M. Moreau téléphona chez M. Francis Darveau que la compagnie Price allait envoyer, le lendemain, un bateau au secours des inondés.

M. Henri Tremblay sort à la nage ses chevaux qu’il conduit sur une butte.

Pendant la messe, William Savard, Mendoza Bédard sauvent à la nage leurs animaux : chevaux, vaches, poules etc.,

La messe est finie. Sylvio Duguay et son cousin, Louis René Duguay voyant que l’eau montait toujours s’en vont à l’étable et en sortent les animaux. En avant de l’étable, il y a de l’eau à la ceinture ; en arrière, il n’est possible de passer qu’à la nage ou en radeau.

Cet après-midi-là. Madame Trudel, Madame Darveau, Madame Millot et leurs enfants partent. Les hommes restent pour le sauvetage.

M. Darveau reste pour garder le bureau de téléphone.

Il y a assez d’eau qu’il faut hisser l’appareil tout près du plafond.

Le soir s’en vient. Madame Simard dont le mari travaille au baume, quelques milles plus loin, est recueillie en wagon de ferme avec ses deux enfants.

C’est l’exode général : gens et bêtes se sauvent, qui à la nage, qui en radeau, sur des madriers mal assemblés ou encore sur des portes de grange.

Peut-on énumérer tous ceux qui ont dû fuir devant l’inondation ?

Les familles Bolduc, Milot, Savard, William Savard et autres s’en vont demander ailleurs refuge et hospitalité.

Le bâteau promis arrive lundi matin. Il s’appelle l’Alligator. M. Irénée Duguav, fils de marin, monte à bord et va chercher un vieux bac qui autrefois servait de traversier sur la rivière Ticouapé.

Le bac fait eau ; il est vieux, mais vite, il faut partir sans prendre le temps de le calfeutrer. M. Clovis Julien vient de téléphoner que ses animaux vont périr ; on va au plus pressé et l’on sauve 14 vaches, 1 porc, 9 veaux 2 chevaux qui étaient en train de se noyer.

Puis, c’est chez M. Genest où l’on sauve les animaux qu’on n’a pas encore pu monter sur le fenil.


SAINT-MÉTHODE, UNE RUE DU VILLAGE

Sur ce grenier, il y a 19 vaches, 13 veaux, 20 porcs, 17 moutons, 1 cheval.

Et c’est ainsi que se joue la comédie dans notre province.

Il faut bien partir : l’eau envahit tout.

Mardi, le 19 mai, le lac est à 23.4. Le sauvetage se continue comme la veille. Les ménages, les provisions, le linge, à peu près tout est resté dans les maisons.

M. Joseph Duguay prend le commandement du bateau. Deux ingénieurs de la Cie Price s’occupent des machines.

M. Svlvio Duguay, fils de Joseph ; Lorenzo Guénard, Alfred Lamontagne s’occupent du bac que tire le bateau.

L’eau est devenue tellement haute que, sur le chemin de Normandin, il faut transporter en bac chevaux et voitures sur une distance de cinq arpents.

Et la journée de mardi se passe comme la veille à sauver gens et bêtes.

Chez M. Perron, un camion automobile est sous le hangar. On le tire avec la grue du bateau Alligator. L’eau est assez haute que l’homme qui tient le volant doit se mettre debout sur le siège et que l’eau vient presque à la hausse de ses bottes.

Mardi, 30 mai, le lac est à 23.7. L’eau monte toujours et le sauvetage continue. La paroisse est presque déserte ; le soir, quelques lumières ici et là, une couple dans le village. De l’eau partout mirant les rares lumières qui brillent sur les quelques coteaux qui ne sont pas submergés.

Jeudi, le 31 mai, le lac est à 23.9. Maintenant que la plupart des gens sont partis, on essaye de sauver du ménage. Voilà ce que m’a raconté un témoin.

C’était chez Albert Roy. Le bâteau s’approche de la maison et les hommes, dans l’eau jusqu’à la ceinture, apportent les meubles dont plusieurs flottent dans la cuisine et dans les chambres. Tout est mouillé, sali, c’est un massacre général.

Le pont de bois de la Ticouapé commence à flotter.

On va empocher du sable que l’on amène en bateau pour charger le pont et l’empêcher de partir.

Laissons parler un témoin oculaire.

« Le soir du 31, nous nous rendons avec l’Alligator au chemin de Normandin, chez M. le commissaire Émile Gagnon que M. le curé fait monter à bord. Nous partons ensuite vers le village, passant à travers les maisons, les granges, sur les routes, avec un bateau qui tire de 3 à 4 pieds d’eau. M. le curé montre à M. le commissaire les dégâts irréparables que nous venons de subir. Un peu énervé par la fatigue et le chagrin, il expose avec chaleur la triste situation qui nous est faite. M. le commissaire parlait très peu. Tout à coup, M. le curé lui dit :

« Vous pensez vous rendre compte exactement de la situation de notre paroisse ; vous n’en avez même aujourd’hui aucune idée. Tout ce que vous pouvez voir, c’est le niveau de l’eau et la grande étendue des terrains baignés. Pour apprécier justement la grandeur du désastre dont on afflige presque volontairement St-Méthode, il faut avoir vécu dans la paroisse, l’avoir vu vivante et forte, avoir connu sa vie intime.

« Tête baissée, le commissaire ne disait mot quand il se mit à pleurer en disant : c’est terrible !

« De le voir pleurer m’a empêché de le sacrer à l’eau.

« À l’endroit où était autrefois la vieille chapelle, nous nous arrêtâmes pour regarder l’ensemble de la paroisse. Placés à cet endroit et regardant dans la direction de la ligne des lots, nous ne voyions qu’une mer immense partant de nos pieds et s’étendant jusqu’aux côteaux, très élevés, du canton Racine, près de Péribonka. Il y avait dix milles de large du terrain qui avait été cultivé couvert par l’eau.

« Le retour se fit par le même chemin et dans les mêmes circonstances. Nous arrêtâmes pour faire visiter quelques maisons inondées. Passant devant la demeure de M. le maire, le commissaire manifesta le désir de l’aller voir. Nous arrêtâmes. Le commissaire entra dans le magasin en bateau. De là, nous sommes allés chez M. Napoléon Gaudreau et sommes revenus avec lui. Comme nous passions près du pont qu’il a construit sur sa ferme, M. Gaudreau nous dit :

« Il y a quarante-trois ans que je demeure ici et à l’endroit précis où passe en ce moment le bateau, je n’ai jamais vu d’eau. Tout ce qui reste de ma terre, c’est une petite lisière près du trécarré de la fabrique et encore ce terrain n’est élevé que d’une dizaine de pouces au-dessus de l’eau ?

« M. le curé fit alors une proposition :

« Si vous voulez M. Gaudreau et M. Gagnon, vous allez vous rendre à Roberval voir M. le député. Je paye les dépenses, vous allez le mettre au courant de la situation et lui demander d’aller à Québec demander au premier ministre d’organiser pour la paroisse un règlement équitable et immédiat.

« M. Gaudreau de répondre :

« Je serais bien prêt à faire le voyage, mais il est inutile de faire aucune démarche auprès de M. le député, s’il ne vient pas lui-même auparavant.

« Un homme qui n’a pas vu ça ne peut pas comprendre et marcher avec cœur. Faisons-le venir et parlons lui ici.

« MM. Bourgoing et Gagnon trouvèrent la réflexion juste. Nous nous rendîmes sans tarder chez M. J.-A. Gagnon pour téléphoner à Roberval.

« Nous passons près du cimetière inondé comme le reste et M. Bourgoin évoqua avec émotion les liens qui nous unissent à nos morts que l’on ne respecte même pas dans leur dernier sommeil ».

Que voulez-vous, l’argent ça rend tellement brave que, quand on a de quoi acheter la conscience des vivants, on n’a plus peur des morts.

Je laisse encore la parole au témoin oculaire :

« Il était neuf heures quand nous arrivâmes chez M. Gagnon. Prévoyant qu’il serait difficile de ramener l’Alligator dans l’obscurité, je le renvoyai immédiatement et gardai seulement le boat.

« Alors M. le curé appela M. le député et lui exposa la triste situation de la paroisse. Il le supplia de venir se rendre compte par lui-même. À quoi M. le député répondit que notre sort l’affligeait, mais qu’il ne pouvait pas venir.

« Aux instances répétées de M. Bourgoing, M. le député répondit qu’il comprenait bien, mais que Roberval était inondé… que lui-même avait dû déménager et devait protéger sa maison avec des madriers… qu’il était seul.

« Alors M. Bourgoing de s’écrier :

— « Seigneur ! vous allez donc nous laisser périr sans secours ».

« Il appela M. Gagnon lui disant, venez lui parler.

« M. Gagnon demanda au député de venir visiter les lieux disant que pour comprendre la situation, il fallait l’avoir vue.

« La réponse fut :

« Je le sais, mais ne puis y aller. Il y a quelques heures, je me serais rendu avec M. Mercier qui est ici…

« Comme M. Gagnon insistait encore plus, il eut cette réponse :

« Dans tous les cas, si j’ai trois heures à moi demain je me rendrai certain.

« Pendant que M. Gagnon suppliait pour une simple visite des lieux du désastre, M. le curé semblait désespéré. Ne répétons pas les qualificatifs peu élogieux que l’énervement lui fait adresser à ceux qui, sciemment et illégalement, se rendent auteurs et complices de pareilles tragédies.

« M. le curé monta au deuxième étage voir M. Gagnon fils, assez gravement malade.

« Comme nous nous préparions à partir. M. le curé dit à M. Gagnon : Je vous charge de voir le député à Roberval dès demain et de lui dire de ma part qu’il doit venir ici et qu’il peut le faire sans crainte. Je me porte garant de sa personne. Je réponds de sa sécurité, je le prends sous ma protection. Pour lui faire visiter les lieux je ne prendrai que des hommes sûrs, des hommes du bord : Jos. Duguay, Sylvio Duguay, Lorenzo Guénard, Victor Fraser et Albert Perrault.

« Dites-lui que je réponds de lui. »

M. Gagnon se chargea de la commission et promit de la faire dès le lendemain.

M. le curé confiant dans l’autorité de son ministère de paix, se porte garant de la bonne conduite de ses cultivateurs, colons. Il sait qu’ils sont croyants, qu’ils ont le respect de Dieu, de sa loi, qu’ils respectent l’autorité du prêtre, pasteur des âmes. Il sait tout cela et il a raison d’avoir confiance.

Mais du train que vont les choses, pourra-t-il avoir longtemps cette confiance ?

Cette foi de ses ouailles, cette droiture de conscience, cette soumission à l’autorité légitime, combien de temps tout cela va-t-il résister aux exemples d’injustice, de vices, de vénalité venus d’en haut ?

M. le curé s’est porté garant de la sécurité d’un homme, qui avait des raisons de croire à des manifestations de colère. Les faits ont prouvé qu’il avait raison de faire confiance à ses ouailles.

Mais ses ouailles, dispersées par suite d’une illégalité reconnue, ses paroissiens, jetés dehors de leurs foyers par la soif du gain, avec la complicité des prétendus grands hommes du temps, vont-ils garder toujours leur respect de l’autorité ?

Question terrible. Même aujourd’hui, je ne voudrais pas garantir l’impunité et pourtant trois ans n’ont pas passé sur ces jours tragiques. C’est que les choses marchent vite quand l’exemple du mépris des lois, du droit et de l’autorité, vient de ceux qui sont constitués en autorité et en exemple.

Vendredi, 1er juin, l’eau est à 29. La journée se passe en tournées de soin aux animaux restés sur les fenils ou greniers et au sauvetage des ménages.

Ainsi du samedi.

Le samedi, Messieurs Bergeron, L’Heureux viennent visiter le théâtre du sinistre, on leur fait voir les animaux sur les tasseries, sur les greniers d’étable. À certains endroits, on entre dans les granges en chaland. Ils ont pu voir l’état précaire des animaux.

Chez M. Clovis Julien, de même que chez M. Delphis Julien, on fait des sondages pour constater que l’eau est beaucoup plus élevée qu’elle n’est jamais venue.

Puis, c’est M. Thomas Poulin, de l’Action Catholique, qui vient lui aussi constater ce terrible malheur.

Chez M. Ernest Savard une famille de neuf enfants s’est réfugiée dans les combles.

Chez M. Darveau François, les visiteurs ont pu voir l’appareil du téléphone, le central, juché sur des échafaudages, près du plafond.

Chez M. Jobin la compagnie avait construit une terrasse ou quai au prix de plus de quinze cents piastres pour permettre accès sur la propriété en tout temps. Au-dessus de cette terrasse, on mesure 6 pieds d’eau.

Le samedi soir, le contre-maître de la Cie Price vient donner avis qu’il a ordre de ramener le bateau pour dimanche midi.

M. Duguay le conduit à M. Lapointe qui, après l’avoir écouté, lui répond que le bateau restera où il y a des vies à sauver.

Un peu plus tard, un gérant de la Cie téléphone à M. le curé pour le sommer d’envoyer le bateau.

C’est M. Irénée Duguay qui lui répond disant que M. le curé se repose, qu’il faut s’adresser à Mgr Lapointe présent au presbytère.

Mgr, prenant l’appareil téléphonique, répond de nouveau que le bateau ne partira pas tant qu’il y aura des vies à sauver. C’est moi, Mgr Lapointe, qui parle et je me charge personnellement de la responsabilité de l’acte que je pose.

Le bateau ne fut pas enlevé. Mgr Lapointe ne fut pas inquiété et même s’il l’eût été il aurait eu l’admiration et l’approbation de tous ceux qui estiment que la vie de leur semblable vaut mieux qu’un sac d’or.

Dimanche. La messe est célébrée par M. l’abbé Jean Bergeron. Les paroissiens qui n’ont pas cherché refuge dans d’autres paroisses sont transportés à l’église en bateau, bac, chaland, etc., etc.

Après la messe, Mgr Lapointe donne le sermon. Il prêche la paix aux fidèles éprouvés, il leur rappelle la patience du saint homme Job, sa résignation à la volonté de Dieu qui avait permis au démon de l’éprouver. Il annonce la fermeture de l’église pour le milieu de l’été. Il n’y a plus à songer un seul instant à réorganiser cette paroisse.

Pendant le dîner, on apporte un télégramme venant de MM. Ermittage et Moreau et exigeant le changement de l’Alligator pour un autre bateau, le Tulipe.

Mgr Lapointe répond : Je les verrai en passant à Roberval et je réglerai l’affaire, en attendant le bateau reste ici.

Lundi, 3 juin, mardi, 4 juin, le sauvetage se continue.

Le lundi arrive à St-Méthode un vieux yatch à gazoline envoyé par M. Émile Moreau. C’est l’ancien yatch de M. George Lindsay. De suite on le met au travail : transport des sacs de sable dont on charge le pont pour l’empêcher de lever, transport du fromage et du beurre de la fromagerie que le bateau va mener à Roberval d’où il revient avec un baril de gazoline.

Mercredi. Par ordre de la Cie Price, on vient chercher l’Alligator et St-Méthode reste sans bateau.

La paroisse ravagée, les cultivateurs quasi ruinés, les santés ébranlées, voilà le bilan de ces tristes jours.

Ces hommes qui, pendant des heures, ont vécu dans l’accomplissement d’une tâche surhumaine, ont-ils subi la dépression nerveuse presque inévitable ? Aucun ne me l’a dit, mais ce sont des hommes, après tout.

Ces jeunes gens qui, dans l’eau à la ceinture, l’eau à la glace, ont sauvé malades, meubles, lingerie, bétail, chevaux, moutons, etc., ils sont bâtis de chair humaine sensible à la douleur et aux intempéries.

Qui pourra jamais évaluer le mal immense de cette calamité ?

Au commencement de ce chapitre, j’ai dit que j’avais mis à contribution plusieurs sources d’information dont le Comité de défense et des témoins oculaires.

Voici maintenant des extraits d’un récit d’un journaliste, M. Léveillé, du Devoir, qui visita la région au milieu de juillet 1928, soit un peu plus d’un mois après le désastre.

Le Devoir, dans une série d’écrits intitulés : Vers le lac St-Jean, celui du lundi, 13 août, 1928, nous donne des précisions que je crois pouvoir donner à mes lecteurs sans toutefois reproduire l’article en entier :

« La route que nous suivons a été inondée sur une longue distance et rendue impassable ; des ponts ont été emportés et il y a encore de l’eau dans certains rangs de la paroisse.

« En plein milieu du mois de juillet, les maisons toutes blanches du village portent comme une marque indélébile la trace des eaux montantes. Les citoyens se promènent les bras ballants et nous sommes frappés de leur mine découragée. M. le curé J.-A. Bourgoin nous reçoit dans son presbytère où il a passé treize jours avec neuf familles dont les maisons étaient inondées ».

Voici maintenant des chiffres que donne M. Léveilié :

« Elle (paroisse de St-Méthode) avait neuf écoles, quatre fromageries en opération, deux magasins, deux forgerons, un cordonnier, une hôtellerie, une scierie, trois menuisiers, un cercle agricole composé de 115 membres, une compagnie de téléphone formée de 168 actionnaires et une caisse populaire ayant donné de bons résultats depuis sa fondation.

« L’an dernier après les premières inondations, 61 cultivateurs ont vendu leurs propriétés en entier à la Cie Duke Price et 7 les ont vendues en partie.

« Actuellement (juillet 1928) il y a là encore 78 familles, 5 écoles dont 3 devront fermer leurs portes si le village entier se désagrège, une seule fromagerie en opération où il y en avait quatre, en comptant celle du village qui recevait 8,426 livres de lait par jour de ses 48 fermiers et qui a dû cesser de fonctionner parce qu’elle n’a plus personne pour lui fournir du lait.

Le cercle agricole a perdu 100 membres. La compagnie de téléphone a perdu 37 actionnaires, la Caisse populaire a été forcée de diminuer considérablement son chiffre d’affaires. De plus, les cultivateurs qui restent encore ne peuvent vendre leurs terres qu’à


LA GRAND’ROUTE VERS NORMANDIN

la Cie Duke Price, car personne ne tient à

venir s’établir ici maintenant alors qu’autrefois les terres considérées parmi les plus fertiles du lac se vendaient à des prix élevés. Ils ne peuvent non plus emprunter sur leurs propriétés pour les mêmes raisons et, pour comble, certaines compagnies d’assurance-feu refusent de prendre de nouveaux risques sur les maisons de ferme et les dépendances.

« Monseigneur Eugène Lapointe de Chicoutimi, lors des inondations du printemps, vint lui-même constater le naufrage de la paroisse et navigua en chaloupe pour se rendre à l’église et au presbytère. Il vient d’ordonner la fermeture de l’église pour la fin d’août actuel après avoir jugé que la paroisse telle que constituée présentement ne peut se suffire à elle-même.

« En présence d’une situation aussi lamentable, est-il besoin de faire des commentaires ? Peut-on blâmer les cultivateurs qui restent encore de vouloir fuir ce village qui deux fois a été converti en une mer sur laquelle il fallait se transporter en radeau ou en chaloupe pour atteindre les maisons ?

« D’ailleurs comment pourraient-ils rester et prendre tout le fardeau des responsabilités paroissiales et municipales alors que leurs propres revenus, provenant de la terre sont noyés avec la terre elle-même ? La dette de la fabrique est actuellement de $48,000 payable en versements annuels de $3,600. Qui fera honneur aux billets à l’échéance ? 75 à 80 bancs de l’église tous loués autrefois ne sont pas vendus au milieu de l’été. Personne n’a ensemencé ses champs excepté dans les rangs du haut où l’eau ne peut atteindre car les terres basses sont encore toutes saturées. Aucune inhumation n’a été faite dans le cimetière, recouvert par les eaux. »

Et M. Léveillée finit par cette conclusion :

« Je ne veux me permettre qu’une réflexion avant de terminer ce chapitre qui jette une note de tristesse dans notre beau voyage autour du Lac : il y a vraiment une tragédie au Lac St-Jean et les véritables sinistrés ce ne sont pas tant ceux qui ont eu à souffrir de l’inondation et dont les terres ont été achetées par la compagnie que ceux qui, n’ayant pas vu leurs terres inondées, se font refuser une indemnité par la compagnie, sont obligés de rester dans une paroisse désorganisée ou presque toutes les maisons sont à la compagnie comme des affiches l’indiquent où ils ne peuvent plus trouver de marchés pour leurs produits et dont la terre diminue de valeur tous les jours à cause de l’infiltration et de l’isolement ».

(Le Devoir, série d’articles sur le Lac St-Jean, juillet 1929).

Que reste-t-il à dire de cette paroisse infortunée et de sa triste histoire ? Bien peu de chose.

Pour lui garder un semblant de vie, on a essayé de garder des cultivateurs sur leurs terres en leur fournissant des vaches et en leur bâtissant une fromagerie modèle. La plupart des victimes ont refusé les offres de sujétion et d’esclavage qui leur étaient faites.

À M. le curé, on a fait aussi des offres que je ne suis pas en état de commenter et le pasteur qui devait partir est resté. Pour combien de temps ? Nul ne le sait.