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L’emprise : Conscience de croyants/11

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CHAPITRE XI

vengeance ou pardon


Parti du chantier de démolition au beau milieu de la journée, Irénée Dugré fut assez mal reçu par le contre-maître lorsque, le lundi matin, il retourna à l’ouvrage. Il s’en suivit cette chose habituelle que l’employé parti sans permission fut remercié de ses services et appelé à se chercher du travail ailleurs.

À force de démolir, dit-on, on finit par apprendre à construire. Irénée accepta l’offre qui lui était faite d’aller travailler à la construction dans une petite ville des cantons de l’Est.

Ces villes du Québec grandissent par bonds. Une manufacture se bâtit, il faut des logis pour loger les employés de toutes sortes et la construction est active pendant quelque temps.

Disons aussi que, pour Irénée, il y avait une autre raison : il désirait fuir la grande ville de Montréal où il craignait de rencontrer l’une ou l’autre des personnes par lesquelles il avait tant souffert.

Bon travailleur, actif et adroit, le jeune homme fut aimé de ses employeurs.

Le colon, devenu démolisseur, puis ouvrier en construction, charpentier, faiseur de moules à ciment, travaillait depuis trois semaines, quand un soir un événement dramatique faillit lui coûter la vie.

Dugré avait pris pension à l’hôtel du lieu. Il y avait sa chambre au troisième, chambre donnant sur un grand passage à l’extrémité duquel se trouvaient les échelles de sauvetage et de chaque côté, des chambres numérotées et occupées, les unes par des pensionnaires réguliers, d’autres par des voyageurs de passage.

Un soir du mois d’août, pensionnaires et voyageurs réunis au salon s’amusaient à la manière canadienne : musique, chanson, historiettes.

Un ouvrier en construction venait de raconter l’histoire de Michel Morin qui s’était tué en voulant dénicher un nid de pies dans le plus haut pin de la montagne de pierre.

Un autre racontait le testament de Zéphirin Lagrenouille qui, pour se tuer, avait tout essayé sans succès jusqu’au jour néfaste où il s’était noyé dans sa salive.

Puis on demandait à un voyageur de chanter la chanson du prisonnier.

D’une oreille distraite, Dugré écouta la première mesure, puis son intérêt devint plus considérable :


1er Couplet

S’il était quelque part en ce monde
Quelqu’un qui m’aimerait un peu
Ma misère me serait moins profonde
Car tout seul on est si malheureux (bis)

2ème Couplet
Oh venez ce soir au clair de lune
Entendre le récit touchant
Des malheurs, de l’infortune
Qui m’oppressent depuis si longtemps (bis)

3ème Couplet
Oui, j’avais autrefois une amie
Cent fois plus belle que le jour
Un ami jaloux me l’a ravie
Je l’ai tué pour venger mon amour (bis)

4ème Couplet
Enchaîné presque sur cette terre
Tout seul dans un sombre cachot
Oui je pleure en faisant ma prière
Mais personne n’entend mes sanglots (bis)


Le malheureux écoutait cette chanson qui semblait avoir été faite pour lui. À peine entendit-il le cinquième couplet.

Peu à peu il reprit empire sur son émotion, mais voici qu’un manœuvre, servant de maçon, invité à chanter, annonçait la chanson du mauvais riche en l’expliquant :

Vous savez que Notre-Seigneur a condamné les mauvais riches et, cependant, il y en a encore, il y en a toujours des riches mauvais, des riches maudits, comme toujours il y a eu et il y aura des pauvres qui manquent de résignation.


1er Couplet
Oh par pitié laissez-moi mon travail
J’ai des enfants, qui donc les nourrira ?
Dans un grenier, je couche sur la paille
Et votre chien couche sur un matelas.
Pendant vingt ans, j’ai servi un maître
Qui s’est enrichi du travail de mes bras

Pauvre ouvrier je suis dans la misère
Maîtres enrichis vous n’êtes que des ingrats. (bis)

2ème Couplet
À soixante ans, refusé de fabrique ;
Mais cependant j’ai encore de bons bras.
De mes enfants, l’aîné est en Amérique
Pour un peu d’or, il ne reviendra pas.
Homme méchant, fléau de la jeunesse.
Tu me fais faillir et mon fils est là-bas

Ne viens pas insulter ma vieillesse
Car ce n’est pas toi qui me le ramèneras (bis)

3ème Couplet
J’avais une fille, elle m’était chère et belle
C’est encore toi qui me l’a ravie
Pour un peu d’or, garniture de dentelles
Tu as fait le malheur de sa vie.
Tu l’as perdue et cette fleur d’azur
S’est enfuie de ma pauvre maison

Riche maudit, rebut de la nature
Tu l’as conduite dans la perdition (bis)

4ème Couplet

Quel bien faites-vous, richards de cette terre ?
Tous les plaisirs, les honneurs sont pour vous.
Mais le travailleur doit cultiver la terre,
À l’école des beaux-arts n’est-ce pas qu’il fait tout
Mais si un jour on prenait votre place
Qu’on exigerait d’être servi par vous

Hélas vous demanderiez grâce
Car sans nous de quoi viveriez-vous (bis)

5ème Couplet

Le mal bientôt augmente ma souffrance
La maladie conduit à l’Hôtel-Dieu ;
Pauvre ouvrier voilà ta récompense,
Riches maudits qui ne craignez pas Dieu
N’est-il pas dit : Vivons toujours en frères
Faisons le bien et prêchons la vertu

Riches maudits, rebuts de notre terre
Race de Cain, vous n’êtes pas des élus. (bis)


Tête baissée, le malheureux écoutait en silence cette chanson terrible par ses leçons, terrible par les rapprochements qu’elle suggérait.

Or voici qu’un voyageur entrait à l’hôtel et dans un français presque parfait demandait s’il y avait place pour lui.

Au son de cette voix au timbre harmonieux, mais à la résonance étrangère, Irénée se demanda où il avait entendu cette voix.

Le voyageur semblait fatigué et ne s’amusa guère. Presque de suite il monta à sa chambre au troisième étage, voisine de celle occupée par le bûcheron charpentier.

Quel est cet homme ? Où l’ai-je entendu ? Autour de lui les pensionnaires et voyageurs s’amusaient, les historiettes, les chansons se succédaient. Irénée ne pensait qu’à ce voyageur qu’il n’avait pas vu, mais entendu dans le vestibule.

À la fin, n’y tenant plus, il s’en fut voir au registre : Chambre 23, 3ème étage, André Clément, agent d’affaires, Montréal !

Le malheureux resta figé de stupeur. André Clément ! Le broker ! Le Juif ! L’homme de Chicoutimi et de Montréal.

C’était le bourreau de Lucette, le voleur de son bonheur qui revenait se mettre dans sa voie, dans sa main vengeresse.

L’homme qui, trois semaines auparavant, avait été hanté, possédé du démon du meurtre, eut de nouveau la hantise du crime et de la vengeance.

Le malheureux, victime dans ses biens, de l’emprise étrangère, victime dans son cœur de l’emprise du luxe et de l’immoralité, se retira dans sa chambre.

Étendu sur son lit, les yeux grands ouverts, le malheureux repassait sa vie, son enfance laborieuse, sa jeunesse de campagnard, toujours occupée toujours au travail.

Dans son esprit, il répétait le refrain de la terrible chanson qu’il venait d’entendre.

Riches maudits, rebuts de cette terre,
Race de Cain, vous n’êtes pas des élus.

Ce n’est pas la richesse qui est maudite, c’est le manque de cœur et de conscience de cet homme qui, sous le manteau de la richesse apparente, lui avait volé son bonheur.

Pourtant, il n’avait pas été exigeant. Pour du bonheur comme les campagnards, ses confrères il avait espéré, il n’avait demandé rien d’extraordinaire : une terre à lui, une chaumière modeste, une femme aimante et fidèle, qu’il aurait aimée sans partage, des enfants, dont il aurait fait des citoyens utiles à son pays et à leurs semblables.

Au lieu de cela, il était mercenaire, travaillant sans ambition, sans espérance ; il était pensionnaire à l’hôtel, le cœur malade, plein d’amertume, désespéré de la vie, et cela par la faute de ce faux Canadien qui, dans la chambre voisine, dormait tranquille, peut-être sans remords.

Le malheureux se retournait sur son lit, cherchant en vain le sommeil. C’était cette chanson du mauvais riche qui revenait à son esprit.


J’avais une fille, elle m’était chère et belle.
C’est encore toi qui me l’a ravie,
Pour un peu d’or, garniture de dentelles.
Tu as fait le malheur de sa vie,
Tu l’as perdue et cette fleur d’azur
S’est enfuie de ma pauvre maison,
Riche maudit, rebut de la nature,
Tu l’as conduite dans la perdition.

Pour un peu d’or, garnitures de dentelles ! Oh oui ! bagatelles brillantes, qui prennent les esprits, dessèchent les cœurs, espèces de miroir aux alouettes qui perdent des existences.

Riche maudit, rebut de la nature ! Rebut de la nature ! Pas n’est besoin d’être riche pour être vicieux, pour être un rebut de la nature, mais les rebuts s’entourent souvent de l’apparence tentatrice de la richesse.

Riches maudits ! Riches ou pauvres, ils doivent être maudits ces vicieux qui jettent dans le peuple ces semences de corruption et de haines sociales.

Quelle fut longue cette partie de nuit passée ainsi dans l’insomnie et la tentation. Qui serait vainqueur ? Du serpent infernal acharné à la perte du genre humain, ou bien l’homme à la conscience droite, à la conscience de croyant.

Au plus fort de la tentation, passent dans son esprit les paroles de grand’père Boudrault. Est-ce son bon ange ? Est-ce l’esprit de grand’père qui lui répète ces paroles que jamais il n’a bien comprises.

« Dans le silence et la soumission tu retrouveras l’espérance et la paix ».

Le silence et la soumission. Où pourra-t-il trouver cela ? Comme un trait de lumière, il entrevoit la robe de bure et la bouche fermée du trappiste.

Mais, qu’est-ce donc que cette odeur ? On dirait de la fumée.

Sauter à bas de son lit, passer ses habits, ne prend guère plus que deux minutes, mais ces deux minutes ont suffi pour que la fumée envahisse sa chambre.

Au feu ! Au feu ! Le cri sinistre retentit d’un bout à l’autre de l’hôtel et de la ville. Au feu ! Au feu ! Éveillés en sursaut, les pensionnaires cherchent une sortie, les uns gagnent l’escalier de service, d’autres sortent par les fenêtres et l’échelle de sauvetage, d’autres surpris par la fumée, s’égarent dans ces couloirs qu’ils ne connaissent qu’imparfaitement. C’est le cas du voyageur André Clément.

L’hôtelier lui a bien dit où se trouvait cette échelle de sauvetage, mais à demi éveillé, suffoqué par la fumée, énervé par la peur, il se trompe de direction puis revient sur ses pas, tandis qu’au-dessous de lui, il entend crépiter le feu qui fait rage dans les boiseries, les plafonds et les meubles.

Depuis un moment, le bûcheron, colon, charpentier est sorti et regarde l’hôtel dont presque toutes les fenêtres vomissent la flamme.

Les pompiers ne sont pas encore arrivés, l’incendie fait rage. Au troisième étage, une fenêtre s’ouvre. C’est celle de la chambre No 23. Une tête d’homme apparaît, échevelée, les yeux remplis d’effroi, un buste vêtu de la chemise de nuit. Un cri d’angoisse : Au secours, ne me laissez pas brûler !

Pour l’amour de Dieu ! Sauvez-moi, ayez pitié d’un voyageur perdu.

L’athée, qui nie l’existence de Dieu, demande pour l’amour de Dieu ! Le ravisseur infâme demande pitié !

En un instant, la pensée du chrétien, rapide comme l’éclair, voit sa vie brisée, sa fiancée perdue, son martyr, tout par la faute de ce misérable qui est là et qu’il n’a qu’à laisser brûler dans le brasier d’où il ne peut s’échapper seul.

Mais il est chrétien, catholique, ce bûcheron ; il est croyant, ce Canadien à qui on a enseigné l’amour de Dieu et du prochain.

Et le malfaiteur infâme, l’athée malfaisant supplie :

— Pour l’amour de Dieu ayez pitié, sauvez-moi.

C’est un frère qui demande secours. Sans doute, c’est un misérable, c’est un sans conscience, c’est un bourreau malfaisant, mais tout de même, c’est un homme racheté par le Christ.

Et puis, il y a danger de mort.

Dugré a-t-il pensé à tout cela ? Peut-être.

Peut-être encore que son mouvement a été tout simplement une impulsion de sa nature généreuse. Qui sait ?

Sa voix forte se fait vibrante : Attendez-moi, je vais aller vous chercher. Ne bougez pas, je connais les aîtres.

Rapidement, il a grimpé aux barreaux de l’échelle de sauvetage, mais si peu de temps qu’il faille à un homme agile pour monter trois étages, c’est encore trop longtemps pour un homme dans la fumée. Quand Irénée Dugré arriva à la chambre 23, il ne vit personne ; l’air de la chambre rempli de fumée, était irrespirable.

Se jetant à plat ventre, rampant sur le plancher où l’air était moins chargé de fumée, il chercha et bientôt trouva le malheureux qui gisait, inanimé.

Sentant ses forces l’abandonner, le robuste campagnard traîna l’asphyxié jusqu’à la fenêtre de sauvetage ; faisant un effort, il prend à bras le corps le misérable qui a empoisonné sa vie et, chargé de ce fardeau, il s’élance dans l’échelle.

En bas, la foule a vu ce qui se passe, les gens retiennent leur souffle, tant est grande l’anxiété.

Déjà, un tiers du chemin est fait. Sauveteur robuste et rescapé inanimé passent vis-à-vis une fenêtre du deuxième étage quand une brusque saute de vent fait que par la fenêtre sort une masse de flamme.

La brûlure atroce a raison de l’énergie et de la force du Canadien. Il lâche les barreaux de fer de l’échelle et c’est une masse informe qui tombe.

Les pompiers sont arrivés, ils relèvent les corps, on les éloigne de l’édifice en feu. Les vêtements brûlés, les corps couverts de brûlures et de blessures, les deux hommes sont inconscients. Sont-ils morts ou vivants ? se demandent les curieux.

Bientôt vient la réponse : ils ne sont pas morts, mais ne valent guère mieux.

On transporte les deux corps. La foule s’écarte avec respect. On sait qu’un voyageur qui allait périr vient d’être sauvé par un modeste travailleur et la foule s’incline avec émotion devant un tel courage.

Inclinez-vous bien bas. Il y a plus qu’un héros humain dans ce travailleur qui, au risque de sa vie, vient d’arracher son semblable à une mort atroce.

Risquer sa vie pour la gloire, braver la mort pour la renommée ou pour des êtres qui nous sont chers, bien des hommes en sont capables, mais courir au-devant d’une mort atroce, risquer sa vie pour sauver celle de l’être malfaisant qui, sans scrupule, a brisé votre existence et fait votre malheur, pour cela il faut plus que des sentiments humains.

Au rescapé et à son sauveteur on donne les soins d’urgence et bientôt on put constater que la gravité de leur état demandait des soins plus suivis que ceux que l’on pouvait leur donner à l’asile de fortune improvisée dans une maison du voisinage.

Transportés d’urgence à Montréal, les deux hommes furent placés à l’hôpital dans deux lits voisins.

Dès le premier examen, les médecins constatèrent chez le rescapé des brûlures légères et une respiration difficile, résultat naturel de l’asphyxie par la fumée ; rien de grave.

Le sauveteur était beaucoup plus maltraité. À part fractures à un bras et à une jambe, il avait de terribles brûlures à la figure, aux bras et aux épaules. Ses souffrances étaient atroces et la fièvre s’empara bientôt de lui.

Dès son arrivée, il avait demandé le Père B. Comme on semblait hésiter, il avait insisté. S’il vous plaît, ne me refusez pas, j’ai besoin de lui, avertissez-le et il ne tardera pas à venir.

Bientôt, il s’endormit, mais d’un sommeil agité. La fièvre montait et au sommeil provoqué par la fatigue et les calmants succéda le délire.

Le rescapé écoutait les divagations de son sauveteur qui semblait s’animer à mesure que montait la fièvre.

C’était l’histoire de sa vie que faisait le malheureux ; c’était encore ce cri de sa foi et de son patriotisme qu’il adressait aux dirigeants. « Par vos exemples, vous allez faire de notre peuple un peuple de voleurs et de vendus. »

Puis, il suppliait Lucette de ne pas l’abandonner. « Lucette chérie, tu m’as promis pour toujours. Ces prétendus riches n’ont pas de cœur, jamais tu ne seras heureuse avec leur or et leurs parures et puis ton Juif, je m’en vas le tuer ! Oui, le tuer ! Le père B. ne sera pas toujours là pour le sauver. Je le tuerai et puis il ne sera plus là pour te tenter. »

Puis il fredonnait le refrain de la chanson du mauvais riche : « Riche maudit, rebut de la nature, tu l’as conduite dans la perdition. »

« Viens avec moi, Lucette. Dans ma maison ! Mais non ! L’eau monte ! Au secours ! La compagnie va tout noyer ! M. le maire ! Qui avait raison ? Père Lézime ! Qui avait raison ? Père Neuville, me suis-je trompé quand je vous disais que la compagnie allait tout acheter ! »

« Oui, tout acheter ! Père B. venez à mon secours ou je vas tous les tuer ! Vous m’avez empêché de tuer le Juif, mais les autres, c’est pas du monde. Ils sont démons ! Ils sont maudits ces infâmes qui nous volent tout : nos biens, nos femmes, nos vertus. Riches maudits, vous n’êtes pas des élus ! »

Puis, c’était une autre scène que le malheureux voyait dans son délire. « Au feu ! Vite de l’eau ! Il va brûler ! Laissons le griller comme un cochon qu’il est. Voyez-vous s’il grille beau ? C’est de la graisse de cochon qui sort. »

« Mais non, il ne grille pas, je l’ai sauvé. J’ai pardonné. Seigneur pardonnez-moi. Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons. »

La voix du malheureux semble s’être éteinte comme en un râle.

Un instant, André Clément le crut mort, tant il respirait bas. Puis la respiration reprit, pénible et sifflante.

— Le ciel ! L’enfer ! Le ciel pour ceux qui croient, l’enfer pour les voleurs, les impudiques. Le ciel, donnez-moi le ciel, j’ai pardonné. »

Après une longue pause : « J’ai soif, de l’eau ! Donnez-moi de l’eau. »

Rien ne vient. La garde a dû s’absenter et le malheureux retombe dans le délire. « Le ciel pour moi, j’ai pardonné ; mais vous, riches, qui n’avez ni cœur, ni conscience, l’enfer pour vous. Là vous brûlerez sans que je vous en sorte. Toute l’eau du barrage n’éteint pas le feu du diable. Tout l’argent des États n’achètera pas le grand Juge. En enfer tous les Pilates, tous les Judas, tous les Caiphes, tous les Simons. »

Les mains crispées, les yeux hagards, le malheureux divague des mots sans suite où reviennent les noms de Lucette, de St-Méthode, Père Lézime, M. le Maire.

André Clément s’est assis dans son lit. Il regarde, il écoute.

Comprend-il ce que cet homme a souffert ?

Le père B. arrive. En pleine nuit, on l’a éveillé et il est parti comme le bon pasteur. Il accourt au secours de la brebis perdue, il accourt aussi vite que le lui permettent son âge et ses rhumatismes.

Il a peine à reconnaître son pénitent. Irénée Dugré, dans ce malade aux joues d’un rouge vif, aux yeux creusés de souffrances, à la bouche grimaçante, tordue de douleurs.

Le vieillard se penche sur le malheureux et demande : Mon enfant me reconnais-tu ?

Au son de cette voix, le malheureux eut comme un moment de lucidité, mais le délire reprit.

Juste à ce moment, la garde revint apportant quelques calmants au malade.

Dans le lit, à côté, André Clément croit comprendre, mais ne peut croire ce qu’il croit comprendre.

De grâce, dites-moi quel est cet homme !

Ni le prêtre, ni l’infirmière ne répondent, mais la voix du malheureux se fait entendre.

« Pauvre Lucette, ne te laisse pas tenter. Penses-tu que c’est être heureuse que de se peinturer, de s’habiller en vitrine de bijoutier ? Penses-tu que l’argent de ton sans-cœur fera ton bonheur ? Je n’ai pas d’argent à te donner, mais j’ai un cœur qui est neuf, une vie qui sera toute à toi. Ton gibier ni aucun de ses pareils ne peuvent t’en donner autant ! Ne m’abandonne pas.

L’infirmière n’hésite pas à donner un nouveau calmant. Coûte que coûte, il faut baisser la fièvre.

Puis, se tournant vers André Clément, que vous faut-il ?

Rien qu’un renseignement : qui est cet homme ?

C’est celui qui vous a sauvé de l’incendie, son nom, je ne le sais pas plus que je sais le vôtre.

Le prêtre demande : et vous, qui êtes-vous ?

— André Clément, agent d’affaires, assurances, immeubles.

Le vieillard se dresse de toute sa hauteur. Sa voix, tremblante d’émotion, a peine à se faire entendre.

— André Clément ! le ravisseur malfaisant, vous qui avez brisé la vie de Luce Neuville, qui avez été sauvé par le fiancé martyr, est-ce bien cela ?

— Alors celui à qui je dois la vie est bien le fiancé Irénée Dugré ?

— Oui, et je me demande s’il savait quel était l’être qu’il sauvait.

— Il devait le savoir, parce que tantôt, dans sa fièvre, il disait : Pardonnez-moi Seigneur d’avoir voulu le tuer, j’ai bien fait ce que j’ai pu pour le sauver.

Pendant ce temps, le malade calmé par la potion antifiévreuse semblait reposer. L’infirmière s’en fut vers d’autres malades et le Juif athée racontait au prêtre les faits du drame qui avait failli lui coûter la vie et comme conclusion il disait : J’ai été sauvé par le courage de cet homme, mais je ne puis croire que c’est avec connaissance de cause, il ne savait pas qui j’étais ; s’il l’avait su, il m’aurait laissé périr.

— Vous ne pouvez comprendre de quoi est capable un homme comme M. Dugré ; vous ne pouvez comprendre jusqu’où peut aller un homme à la foi vive et à la conscience droite.

— Foi et conscience ! Des mots. S’il avait su qui j’étais, il m’aurait laissé brûler. Quelle vengeance et quel débarras pour lui.

Puis le silence.

Dans le lit voisin, le sauveteur a bougé. Sa voix faible comme un souffle demande le Père B… va-t-il venir ?

Le vieux prêtre se penche sur lui. Mon enfant, que veux-tu ?

Un sourire passe sur les lèvres crispées par la souffrance. Pensez-vous que je puisse espérer en mourir ?

— Mais non, mais non, on ne meurt pas ainsi quand on a vingt-quatre ans et qu’on s’est conduit comme un héros.

— Si je mourais, quelle délivrance, quelle belle fin. Je l’ai sauvé, n’est-ce pas ?

— Qui, sauvé ?

— Mais le Juif qui a perdu Lucette, l’athée qui allait brûler. Le chien que j’aurais voulu tuer, comprenez-vous ? J’ai voulu le tuer, vous m’avez arrêté et je n’ai pas pu le laisser périr. Il est sauvé, n’est-ce pas ?

— Oui, veux-tu le voir ?

— Non, sa figure m’est odieuse, mais vous, allez-y, j’ai sauvé son corps, essayez de sauver son âme de damné athée.

— Et toi, que vas-tu faire ?

— Moi, je voudrais mourir, mais si je n’en meurs pas, j’ai pris une décision, je m’en vais chez les Trappistes. Qu’on m’enterre mort ou que je m’enterre vivant dans un monastère, je serai délivré du cauchemar de la vie.

— Ne te décide pas à la légère, c’est grave, c’est pour toute une vie.

Dans son lit, le rescapé entend et réfléchit aux faits que ces paroles de son sauveteur mettent en lumière.

C’est donc bien vrai qu’il y a des gens qui ont une conscience. Il y a donc des hommes dont la foi peut inspirer les actions, mais alors ce que mon père m’a enseigné, ce que mon père et moi avons pratiqué : le culte exclusif de l’or, serait une erreur.

Dans son esprit se fait un travail, et à ses oreilles revient comme un refrain la phrase de son sauveteur : J’ai sauvé son corps, essayez de sauver son âme de damné athée.

Et dire que depuis son enfance, depuis la mort de sa maman la Canadienne, on lui a enseigné que tout n’est que matière, que croire à l’existence de l’âme est une erreur et voici que cette foi qu’il a niée, qu’il a méprisée, cette foi, elle a pu faire accomplir des choses qui paraissent surhumaines.

Va-t-il croire ? La foi est un don de Dieu et pour l’obtenir il faut autre chose que le culte de l’or et de la chair.