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L’emprise : Conscience de croyants/10

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CHAPITRE X

le dynamitard


Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent. Ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front ;
Ceux qui d’un haut destin, gravissant l’âpre cime ;
Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime
Ayant devant les yeux sans cesse nuit et jour
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.

(Victor Hugo)


235 familles composaient la grande famille paroisse de St-Méthode. Dispersées aux quatre vents du ciel au gré du hasard, à peine 85 gardèrent suffisamment de leurs terres pour y rester. Ce fut donc 150 familles de Canadiens chassés de leur foyer qui s’en allèrent où ils croyaient pouvoir refaire leur vie.

Un prêtre acadien, enfant du peuple martyr, disait un jour que l’on reconnaissait l’Acadien à son air de souffrance et de résignation tant le peuple volé avait souffert.

Ces dispersés de la Ticouapé, on les rencontre et on les reconnaît à leur air de tristesse et de crainte.

Ils pleurent leur foyer. Ils regrettent leur sol si fertile qu’ils avaient défrichés et qu’ils cultivaient avec amour. Ils s’ennuient de leurs voisins, de leur clocher.

Dans les yeux de quelques uns, vous trouverez parfois un reflet de colère et de mépris.

Colère envers ceux qui, sans nécessité, ont détruit leurs bien et gâté leurs vies, mépris pour ceux qui, chargés d’assurer le respect de la justice et des lois, se sont inclinés devant la force et le poids du veau d’or.

Triste semence de mépris, triste levain de haines sociales et de révoltes futures, tristes semences de haines, de révoltes et de dissolutions sociales qui se répandent dans notre peuple et dont nous récolterons les fruits abominables dans un avenir d’autant plus rapproché que l’on semble vouloir détruire chez nous, Canadiens, le seul rempart de l’ordre social : le respect de Dieu et de sa loi.

Sur les bords du Richelieu, un de ces malheureux déracinés a cru pouvoir refaire sa vie. Il a quarante ans et dix enfants. À St-Méthode, il avait deux cents arpents de terre inférieure à nulle autre comme fertilité. Il avait quarante vaches, des chevaux, des porcs, des moutons ; à St-Méthode il avait une maisonnette, petite, mais propre, des granges en bon ordre, une étable commode. Il était chez lui.

Ses enfants grandissaient au milieu des champs. Canadiens solides à la foi vive, ils ont dû partir et maintenant, pauvres épaves, vous les retrouvez quelque part sur les rives du Richelieu. Le père, cultivateur dans l’âme, sera locataire ou fermier et les enfants, mercenaires dispersés depuis le Bassin jusqu’aux îles, seront engagés chez les cultivateurs qui veulent de leurs services.

Leurs noms ? À quoi bon les nommer. Ils s’appellent Canadiens-français, catholiques et cela suffit pour qu’on leur refuse la plus élémentaire justice.

S’ils s’appelaient John Bull, on leur donnerait des terres et on leur fournirait des billets de chars gratis ou à prix réduits. Mais à Jean-Baptiste, on ôte, on noie son terrain sans le lui payer.

S’ils s’appelaient Rabinovitch, Schismatique, on les aiderait à s’établir par des prêts et des grains de semences, mais à des enfants du pays, dépouillés de la manière la plus odieuse, on offre la misère.

S’ils étaient des Stéphanie, des Mallierie, on en ferait des chefs d’équipe, mais ils sont tout simplement Canadiens, alors pour eux les recommandations au travail et à l’économie sont suffisantes.

S’ils étaient Judas ou Jacob, Oh ! Alors, on se mettrait à quatre pattes pour les servir. Le veau d’or, voyez-vous.

Mais ils sont fils de Champlain, héritiers de Dollard, de Hébert, de Couillard ; alors pour eux l’injustice et on leur dit : restez au sol, aimez la terre, faites-là aimer à vos enfants !

Sur la berge, en face de l’église de Belœil, un homme d’âge indécis regarde presque sans le voir le magnifique panorama qui est devant lui.

Dans ses yeux est restée comme une image du ciel bleu de la Ticouapé. Sur le Richelieu, il lui semble revoir sa rivière du nord ; dans le mont qui lui fait face, il retrouve un peu de ses montagnes du nord aux teintes changeantes suivant les reflets du soleil.

Sa pensée vagabonde s’en va là-bas, par delà le grand fleuve, de l’autre côté des Laurentides, dans ce pays de géants où il est né, où il a grandi. Il revoit le lac, ce joyau incomparable. le sable fin des grèves, le flat[1] qu’à l’âge de dix ans il savait manœuvrer, il revoit les quais, celui de Mistouc, celui de Péribonka avec ses bancs de sable, qui, dit-on, finiront par emplir le lac, celui de Roberval, la reine du nord et celui de St-Méthode. Puis il repasse ses ambitions, ses espérances et sa vie, sa vie de travail et d’économie avec une compagne admirable qui, depuis vingt ans, l’aide, le seconde dans son travail et qui, depuis deux ans, l’a empêché de tomber dans le découragement.

Cet après midi de dimanche, venu pour les vêpres, il s’est laissé prendre par le charme de la nature, si belle et si prenante.

Dans sa main, il tient un papier qu’il froisse nerveusement.

Ce papier c’est une lettre, compte de magasin, avis de payer.

Il le repasse :

« Un sac de fleur, dix livres de sucre, un sac de sel, un tuyau de lampe, deux paires de salopettes etc., etc., total dix-neuf piastres et soixante sous. Veuillez acquitter ce compte au plus tôt. »

Sa main se crispa sur le papier.

« Ils veulent être payés, c’est justice. Ils ont peur de perdre, je suis si pauvre. Dire que là-bas mon nom était bon pour des mille piastres. J’avais vingt mille piastres de terre, quinze mille piastres d’animaux, cinq mille piastres de roulant et de bois et maintenant, j’ai ma chemise, une poursuite qui traîne, des avocats à mes trousses, des frais qui font boule de neige et des créanciers qui crient pour être payés. Avoir tant travaillé, tant ménagé, s’être tant privé de toutes sortes de choses pour en venir à tout voir cela entre les mains des avocats et être obligé de vivre à crédit chez des fournisseurs qui ont peur de perdre ».

Sur la berge, il n’est plus seul. Un Arménien travaillant à McMasterville est assis près de lui. C’est un travailleur robuste venu de l’ancien monde dans ce monde nouveau avec l’espérance d’y faire fortune.

Une fois rendue, il a pu constater que partout règne la grande loi du travail.

Entre le Canadien et l’Arménien, la conversation s’engage rapidement, d’autant plus qu’ils se connaissent déjà pour avoir travaillé ensemble et avoir, à plus d’une reprise, causé de questions sociales et de relations entre travailleurs et employeurs.

L’avant-veille, les deux hommes ont travaillé ensemble dans une tranchée que l’on faisait pour un canal d’égout nécessaire à la manufacture.

En disant, ils ont parlé de leur pays d’origine. L’Arménien a raconté son enfance dans les montagnes de l’Arménie et le Canadien a raconté sa vie de colon, de défricheur, d’homme de chantier. Il a dit ses espérances déçues et l’Arménien comprit quand le Canadien ajouta :

— Jamais, je n’ai désiré ni espéré la fortune. Nous, colons et défricheurs, nous ne sommes pas des spéculateurs. Ce que je voulais, ce que j’espérais, c’était avoir de quoi vivre pour mes vieux jours et aussi établir mes enfants sur la terre ; j’avais commencé à préparer les terres pour mes garçons, mais au nom du progrès, on a tout détruit.

— Et on vous a payé, je suppose ?

— Pas un sou pour ma terre.

— Comment, pas un sou, allez-vous essayer de me faire accroire que dans un pays civilisé on peut détruire la propriété d’un homme et pas lui donner un sou ? Vraiment, je ne puis croire cela.

— Pourtant c’est vrai que je n’ai pas eu un sou pour ma terre. Si on me payait la moitié de ce que ma terre valait, je m’en achèterais une autre plutôt que d’être à ferme et de m’engager ici et là à la journée pour avoir de quoi manger.

— Mais les journaux ne parlent pas de cela, au moins pas les journaux que je lis.

— Lisez-vous le Devoir ?

— Non.

— Lisez-vous l’Action Catholique, le Bulletin des Agriculteurs ?

— Non, ces journaux ne m’intéressent pas.

— Eh bien, ces journaux-là ne se vendent pas aux capitalistes ou aux politiciens. Si vous les lisiez, vous sauriez que nous, du Lac St-Jean, nous avons été dépouillés de nos terres et que le premier ministre de cette province a dit que c’était un acte illégal. Vous sauriez encore que nous avons demandé protection et que nous avons été sacrifiés. Si vous lisiez des journaux qui refusent d’être les valets de l’or et du pouvoir, vous sauriez que jamais nous n’avons demandé plus que le respect de nos propriétés et le respect des lois du pays.

— On m’avait dit, et j’ai lu que vous étiez opposés à ce que l’industrie se développe dans vos régions. Voyez-vous, nous avons besoin de l’industrie et de l’agriculture.

— Si vous aviez lu des journaux sérieux où les écrivains signent de leurs noms, si vous aviez lu des journaux qui ne sont ni vendus ni à vendre, et il y en a plusieurs encore, vous sauriez que jamais nous n’avons mis obstacle au progrès et à l’industrie, mais que nous voulions être respectés dans nos propriétés ; vous sauriez que l’on aurait pu avoir des pouvoirs énormes sans faire de mal à personne, vous sauriez encore qu’il y a au Lac St-Jean des pouvoirs qui ne demandent qu’à travailler et cela sans inonder personne, vous sauriez encore que si tous les dommages causés pour une augmentation de pouvoir étaient pavés à cent pour cent, que ce serait plutôt ruineux qu’avantageux de surélever les eaux et d’inonder nos terres.

— J’ai entendu dire à Saint-Hilaire et à Marieville que, vous autres, les inondés seriez protégés par une commission.

— Savez-vous que la commission n’a pas fait grand’chose ? Savez-vous que les commissaires ne pouvaient pas faire grand’chose, d’abord parce qu’ils n’avaient pas les connaissances voulues ? Pour évaluer une terre du nord, ça ne sert pas à grand’chose de savoir du grec, du latin, d’être citoyen français, d’avoir appris la théologie et la philosophie. Nous de Saint-Méthode, nous avons offert qu’on nous paye sur le prix de nos évaluations municipales et on n’a pas voulu.

— Voulez-vous dire que l’on a pris les moyens de ne pas vous payer vos terres que l’on détruisait ?

— Les faits sont là, M. l’Arménien.

— Bien, M. le Canadien, vous êtes des poules mouillées. Moi, Arménien, fils d’un peuple bafoué, je peux vous dire qu’on n’endurerait pas ça être traités de même. Ici, à McMasterville, on travaille pour une grosse compagnie, il y a des gens de bien des races, mais personne n’endurerait ça de ne pas être payé quand on nous doit.

La compagnie fait de l’argent, tant mieux, on n’est pas jaloux, plus elle en fera, plus on sera content, mais je vous dit que la Canadian Explosive nous paye ce qu’elle nous doit, autrement ça irait mal.

— Qu’est-ce que vous feriez ?

— Ce que l’on ferait ? Il y a toujours moyen. Vous êtes des centaines qui souffrez injustice et pas un seul n’a eu le cœur de faire sauter ça, ces gens qui vous bafouent et qui, de concert avec ceux qu’ils ont achetés, rient de vous.

— Le Canadien eut un moment d’hésitation. Après tout, ce que l’Arménien disait, c’était vrai. Ils avaient souffert ce qu’aucun autre peuple n’aurait souffert sans se révolter. Il demanda après un certain temps de silence.

— Alors vous, vous auriez fait sauter le barrage, si vous aviez été à ma place ?

— Si ce que vous dites est vrai, je vous dis que je n’endurerais pas d’être ainsi bafoué, je vous dis qu’ils me le paieraient, mon terrain, ou bien que l’eau baisserait. Tenez, c’est bien simple, avec cinquante livres de C X L ou de Stumping, cinquante livres que n’importe qui peut acheter et placer au bon endroit, ça va faire un pet qui va les faire réfléchir. Tenez, M. le Canadien, il y a des solutions concentrées qui avec dix livres peuvent faire l’ouvrage de cinquante. En voulez-vous de la solution ?

Le Canadien hésitait. Qu’allait-il faire ? Au cœur de tout homme, il y a un instinct de vengeance et il avait conscience d’une si grande injustice. Le tentateur continuait :

— Vous savez, de la solution, je puis vous en procurer quand vous voudrez, vous n’avez qu’à me le dire et ça peut prendre une ou deux semaines pour que l’occasion se présente.

— Eh bien, oui, j’en prendrai et vous me direz ce que cela coûte, il y a une limite à se faire bafouer et à souffrir l’injustice.

Les deux hommes remontèrent vers le village. L’Arménien s’en allant je ne sais où et le Canadien allant retrouver sa femme aux vêpres.

Dans son esprit, il repassait la conversation qu’il venait d’avoir avec cet étranger. Oui, c’était vrai ce que cet homme avait dit. Pas un peuple, pas une race d’homme n’aurait enduré ce que lui et ses concitoyens avaient enduré, mais tout a une fin et il allait faire ce que cet étranger lui avait conseillé.

Les vêpres commençaient et le Canadien pour chasser les pensées importunes de son esprit prit un livre de prières qui se trouvait dans son banc et se mit à lire les psaumes.

Pour ne pas retomber dans ses distractions, le Canadien lisait la colonne où était la version française.

Et l’office progressait, et les chantres chantaient, et les orgues louaient et bénissaient le Seigneur et le malheureux lisait :

Béatus vir qui timet Dominum, in mandatas ejus volet nimis

Potens in terra erit semen ejus generatio rectorum henedicetur

Gloria et divita in Homo, etc.

Heureux l’homme qui craint le Seigneur et qui se comptait dans l’observance de sa loi.

Sa postérité sera puissante sur la terre, la race des justes sera bénie

La gloire et les richesses sont dans sa maison, sa justice demeure éternellement.

Un instant le malheureux réfléchit à ce qu’il lit. Il cherche à pénétrer la pensée sublime du saint roi David.

La gloire et les richesses dans la maison du juste ! Bien oui, la gloire d’une bonne conduite, la richesse incomparable d’une bonne conscience, et lui, s’il tombe dans la tentation, s’il écoute la voix de cet étranger, s’il devient un dynamitard par vengeance, aura-t-il cette gloire et cette richesse ?

Le chant latin se continue et il lit :

Une lumière s’est levée dans les ténèbres pour ceux qui ont le cœur droit : le Seigneur est clément, miséricordieux et juste.

Oui, la lumière s’est levée dans sa conscience d’honnête homme et de croyant. La tentation est vaincue. Il souffrira, il regrettera son bien, son chez-nous, il pleurera sous le poids de l’injustice, mais il gardera sa gloire d’honnête homme et la richesse de sa conscience.

À l’orgue, les chantres ont entonné le psaume 112 :

Laudate pueri Dominum, laudate nomen Domini.

Serviteurs de Dieu louez le Seigneur et célébrez son nom.

Oui, louons le Seigneur qui garde à notre peuple sa foi vive. Remercions Dieu qui donne à nos hommes cette conscience et cette lumière des préceptes divins qui les gardent du mal et de l’erreur.

Arméniens, Russes, Juifs, ou autres qui venez jeter chez nous le poison de l’esprit de révolte, cette semence empoisonnée ne pourra fructifier chez nous tant qu’elle tombera dans des cœurs de croyants, à l’esprit droit, recevant la lumière d’en haut, la lumière céleste qui fait les justes en les préservant du mal et de l’erreur.

Laudate pueri Dominum, laudate nomen Domini.

Serviteurs de Dieu louez le Seigneur et célébrez son nom.

Serviteurs de Dieu, exposés à la contagion et à la prédication pernicieuse, louez le Seigneur dans son temple et en son saint jour.

Mais quand nos temples seront violés, quand la contagion venue d’en haut, venue des prétendus grands du monde, quand la vénalité de ceux chargés d’être l’exemple, quand le luxe et l’orgueil auront violé nos temples, où nos Canadiens prendront-ils cette lumière céleste ?

Quand, pour de l’or, de mesquins profits, on aura fait du saint jour un jour comme un autre ; quand le dimanche nos Canadiens travailleront au lieu d’aller à l’église, louer, prier, bénir le Dieu qui les éclaire et les console, que feront-ils ?

Quand, chez nous, on aura déraciné cette foi vive, cette confiance du fidèle en ses pasteurs, quand, pour de sordides avantages ou de mesquins honneurs, on aura détruit chez notre peuple sa belle confiance en ses dirigeants spirituels, qui dirigera nos Canadiens ?

Privés de leur foi, privés de la lumière divine, de la résignation et de l’espérance qui en sont les conséquences, ils seront une proie facile pour les prédicants de mécontentements et de révoltes sociales.

La corruption du meilleur est la pire, dit un vieil axiome. Et notre peuple si bon, si chrétien, glisse vers la corruption, entraîné sur cette pente fatale par l’exemple qu’il reçoit presque journellement.

Malheur aux peuples corrompus, malheur à notre peuple, s’il se laissait corrompre, malheur à ceux qui, en le privant de sa lumière, l’auront jeté dans les ténèbres, malheur à ceux qui, porteurs du flambeau, se seront laissés entraîner dans la poussière ou dans la boue, malheur à nous si nous oublions que notre Dieu est amour, mais qu’il est aussi justice et équité.

Lumière de Dieu, éclaire mon peuple, éclaire nos dirigeants, éclaire nos maîtres, éclaire même ceux qui ne croient et ne prient pas, afin qu’ils nous laissent notre foi et notre liberté.

  1. flat : c’est un bateau plat en usage sur le Lac St-Jean