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La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 10

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E Dentu (tome IIp. 107-117).
Deuxième partie


X

Interrogatoire de Lirette


Échalot était précisément l’homme qu’il fallait pour trouver toute simple une pareille déclaration.

Il n’avait jamais vu de prince ; mais les princes grouillaient dans les féeries de son imagination, et il répéta pour la troisième fois :

— Bon ! Un prince, je conçois ça. Ce qui ne m’irait pas du tout à ma manière de voir, c’est si tu avais buté contre le premier venu du commerce ou même artiste pour faire connaissance avec. Quant à moi, privativement, je n’ai pas d’orgueilleuse fierté, étant jusqu’ici du peuple, quoique je pourrais aussi me découvrir une naissance. Il n’est jamais trop tard, et ma mère (sa voix trembla) décéderait plus contente, j’en suis sûr, si elle me pressait contre son cœur avant de mourir !

Il s’essuya les yeux et reprit :

— Ton prince t’aime-t-il ?

— Non, pas encore, répondit Lirette tristement.

— Et il te flanque de la soie ?

— Non, ce n’est pas lui.

— Qui donc, alors ? Un bourgeois sérieux ?

Ils étaient assis en face l’un de l’autre. Lirette avait repris sa chaise, Échalot s’était mis sur le pied du petit lit. Elle n’avait plus le moindre trouble, et son brave examinateur questionnait avec une débonnaire tranquillité.

— Je vous aime comme vous êtes, papa Échalot dit-elle ; mais vous, vous ne savez pas qui je suis.

Il bondit, car il se méprit au sens de ces paroles, et il s’écria :

— Et toi, le saurais-tu, coquinette ? As-tu découvert ?…

— Je sais, répondit-elle, que je suis une honnête fille, voilà !

La fièvre d’Échalot tomba à plat.

— Ça, dit-il, c’est bien mignon de ta part. Tu as raison… quoique d’entendre une jeunesse qui dit tout cru : J’aime, ça n’annonce pas de la conduite.

— Ah ! s’écria Lirette, je voudrais le dire à l’univers entier ! Je l’aime ! Je l’aime ! Je l’aime !

— Excusez ! ça coûterait en lettres de faire part ! Mais je suis fait pour comprendre l’amour, ayant éprouvé sa cuisson et ses délices, il n’y a pas encore bien longtemps. La passion est la principale fleur de notre existence… Veux-tu parler affaires, un petit peu, bobonne ! Je te propose de prodiguer en ta faveur toute mon expérience et capacité. C’est bon de dire : « Je veux être riche, » mais les voies et moyens… Voyons ! Dévide ton petit chapelet.

— J’ai droit à une grande fortune, prononça tout bas Lirette.

— Mon idée y a toujours été conforme, approuva Échalot chaudement. Va, chacun de nous ici-bas est entouré de circonstances. Une voix intérieure me dit que je peux à chaque instant découvrir le secret de mes parents personnels avec des rentes et biens-fonds considérables, soit négociants, soit seigneurs de la cour dans le faubourg Saint-Germain. Seulement, y a les sarcasmes de la destinée : si tu attends aussi longtemps que moi… dame…

— Je n’attendrai pas, murmura Lirette, qui parlait comme malgré elle, et dont le sourire avait d’étranges gravités.

Échalot la regardait curieusement.

— Tu t’auras fait tirer les cartes ! s’écria-t-il.

Elle secoua la tête ; il poursuivit :

— Tu auras parlé avec la somnambule lucide ?…

— Non, interrompit la jeune fille, je ne crois pas à tout cela.

— À qui crois-tu donc ?

— À Dieu… et à moi, fit Lirette.

— Alors, t’as rêvé crottin d’âne !

Ceci fut une explosion. Les yeux d’Échalot étaient ouverts tout ronds et son nez lui-même avait pâli. Le rire de Lirette montra toutes ses belles dents perlées.

— C’est vrai que j’ai essayé bien souvent autrefois, dit-elle.

— N’y a pas meilleur signe, d’abord ! déclara Échalot.

— Possible, mais ce n’est pas encore cela.

— Tant pis !

— J’ai tout uniment l’idée que je suis princesse…

— Comment ! toi aussi ! Mais les idées, ça ne suffit pas.

— Quand je dis princesse, j’entends fille de parents nobles et riches.

— Riches, surtout !

— Il y a en moi des souvenirs…

— Une dame, suggéra aussitôt Échalot, avec des tire-bouchons à l’anglaise, qui se penchait au-dessus de ton berceau…

— Non.

— Un grand salon triste et noir, tenture en étoffe rouge, tout soie, mais vieille, vieille, et des franges d’or…

— Peut-être… Et puis quelqu’un me l’a dit.

— Ah !… fit Échalot que l’émotion dramatique tenait décidément à la gorge : quelqu’un ! comme c’est ça ! Et ce n’est ni la batteuse de cartes ni la lucide ? Nom de nom ! il n’y a pourtant pas d’ermite de la montagne par ici ! Ne me fais pas languir, gaminette ! J’ai aussi à te dévoiler des particularités de la plus haute importance.

— Eh bien ! dit Lirette, j’ai vu le jeune homme de la rue Vieille-du-Temple, le Furet, comme vous l’appelez… celui qui sait tout.

— Pistolet ! s’écria Échalot : un joli mouchard ! Il a du talent.

— Il a plus que du talent ! c’est comme une sorcellerie !

— Et tu as été jusque chez lui, là-bas ?

— Oui, la seconde fois… mais c’était lui qui était venu d’abord.

— S’il est venu, dit Échalot, c’est qu’il a senti qu’il y avait du tabac. Je t’avais pourtant défendu d’ouvrir la porte…

— Il est entré par la fenêtre.

— En plein jour ?

— En pleine nuit, plutôt.

— Par exemple ! Et tu l’as reçu !

— Je dormais. J’ai entendu qu’on me disait : « Bonjour, Tilde ! »

— Tilde… il te prenait donc pour Mlle Clotilde, la nièce aux Jaffret ?

— Je ne sais pas, je me suis crue folle ! Il faisait tout noir. Ce nom-là me faisait l’effet comme si je n’avais jamais été appelée autrement. J’ai demandé : « Qui est là ? » la voix m’a répondu : « C’est moi, ton papa Morand. » Alors, j’ai sauté hors de mon lit en criant, car je n’étais pas encore bien éveillée : « Oh ! papa Morand ! papa Morand, j’ai fait un rêve qui a duré si longtemps, et où vous étiez mort. »

Échalot ne respirait plus, tant sa curiosité était excitée violemment.

Lirette reprit :

— Je cherchais mon papa Morand dans la nuit pour l’embrasser, car l’idée ne me revenait pas qu’il m’avait bien battue, le pauvre homme ; quand la voix a changé tout à coup, disant : « Voilà tout ce que je voulais savoir. N’ayez pas peur, ma jolie fille, je ne suis ni un voleur, ni un amoureux, je viens vous apporter votre fortune et vous me payerez une commission raisonnable pour ma peine. » J’entendis en même temps qu’on frottait une allumette, et, tout de suite après, ma lampe éclaira un gentil garçon, qui portait sous son bras un paquet avec la marque des magasins du Louvre…

— C’est lui qui t’a donné la soie ? s’écria Échalot émerveillé. Pistolet !

— C’est lui.

— Ah ! nom de nom ! Et il ne t’a pas commis d’inconvenance ?

— Moi, répondit Lirette, je l’ai embrassé quand j’ai vu la robe… dame ! je n’en avais jamais eu !

— C’est la nature, fit Échalot.

— Et c’est alors qu’il m’a dit : « Vous êtes un vrai petit amour et vous ferez une mignonne duchesse. »

Échalot tâta l’étoffe de la robe en connaisseur.

— Il s’en est mis sur l’œil pour plus de cinquante écus, dit-il, faut qu’il croie dur à l’affaire. Et après ?

— Après, il m’a dit de couper la robe dare-dare sur une image de journal qu’il avait apportée.

— C’est qu’il pense à tout, ce pierrot-là… va toujours.

— Et il s’est mis à me raconter mon enfance… Quoi ! J’aurais dit que c’était ma mémoire qui causait. Où il a déterré toutes ces choses, je n’en sais rien : ce qui est sûr, c’est que, moi, je les avais oubliées.

— Et on n’a pas voulu de lui à douze cents francs dans les bureaux, rue de Jérusalem ! dit Échalot, ni de moi non plus. C’est des finauds, je n’avance pas le contraire ; mais la jalousie ! Ils ont privé le gouvernement de moi et de Pistolet, voilà… va toujours.

— Ce serait long, s’il fallait tout vous dire. Je choisis l’important. Il m’a rappelée qu’après l’enterrement de papa Morand… Mon Dieu ! que j’eus froid, ce matin-là ! J’étais toute petite… On m’emmena dans la grande maison du Marais, bien malgré moi, car je voulais rester avec le petit Clément de chez le marbrier qui m’avait donné son déjeuner à manger… et que je m’en sauvai de chez les Jaffret encore pour retourner avec Clément. Mais il n’y avait plus personne chez le marbrier… Et comme votre baraque était à la foire du Landit, entre La Chapelle et Saint-Denis, il se trouva que je vins pleurer à votre porte…

— Et tu étais déjà bien gentille, gaminette.

— Vous eûtes pitié de moi…

— Je te pris, et ce ne fut pas ma plus mauvaise affaire…

— Bon père Échalot, je suis avec vous depuis ce temps-là.

— C’est tout ?

— Oh ! que non ! Vous parlez souvent de la main de la destinée. Voilà quelque chose de frappant : celui que j’aime, le prince…

— Je parie que c’est le petit de chez le marbrier ! s’écria Échalot tout haletant d’intérêt. Dire que chacun trouve son mystère, et que le mien de ma naissance reste impénétrable !

— Juste, dit Lirette, c’était mon petit Clément, vous avez deviné. Et vous pensez bien que, pourtant, je ne l’avais pas reconnu. Je le vis une fois, l’an dernier, qui passait à cheval sur la place, je l’aimai, et puis voilà tout… Mais attendez, papa : vous savez bien, mademoiselle Clotilde, de la rue Culture, si bonne et si jolie ?

— Presque aussi jolie que toi !

— Mais meilleure… Eh bien ! elle est chez eux à ma place.

— Chez qui ?

— Chez les Jaffret.

— À ta place ?

— Oui, ils la prirent tout au fond de la campagne, et quand ils l’amenèrent au bout de deux ou trois ans à Paris, ils dirent : « Voyez comme notre Tilde a changé et grandi ! » Je crois bien ! Elle a deux ans de plus que moi !

— Mais quand le diable y serait, cette Tilde-là, grommela Échalot, ne pouvait pas leur dire la prière…

Lirette lui saisit les deux mains et le regarda dans les yeux.

— C’est donc bien vrai ! s’écria-t-elle ; vous m’avez entendue la réciter autrefois ! Et vous avez le papier dont M. Pistolet m’a parlé ! Le papier où est ma prière !