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La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 11

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E Dentu (tome IIp. 119-130).
Deuxième partie


XI

Un rapport de Pistolet


Échalot roulait de gros yeux stupéfaits.

— Ta prière ! répéta-t-il : je jure ma parole sacrée que je n’en ai jamais soufflé mot à personne, excepté… Mais n’importe ! comment cet oiseau-là a-t-il pu deviner la chose du papier ?

— Je vous l’ai dit, prononça Tilde avec solennité : il sait tout… tout !

— Et ils l’ont refusé à la rue de Jérusalem ! comme c’est ça !

— Laissez-moi finir, maintenant, reprit la jeune fille, car nous aurons à travailler cette nuit, nous deux… Le jour venait, M. Pistolet a été obligé de s’en aller, mais il m’a dit de venir chez lui et j’y ai été.

Si vous saviez combien il a de petits papiers dans ses boîtes de carton où mon histoire est, et la vôtre aussi, et celle de tout le monde.

Il dit qu’avec cela, un jour ou l’autre, il mettra la rue de Jérusalem tout entière dans sa poche : j’entends l’administration, et qu’alors il la nettoiera au couteau comme on gratte la crasse qui est autour des moules, et que la nuit de Paris sera éclairée autrement que par les réverbères dont la lueur ne peut pas pénétrer au fond des caves.

Ah ! il dit encore bien d’autres choses ! Il tient les Habits-Noirs, la bande Cadet, les Compagnons du Trésor et le reste… mais tout cela ne nous regarde pas… Excepté deux rapports pourtant qu’il m’a donnés parce qu’ils concernent le prince Georges, mon ami…

— Comment ! fit Échalot : le prince Georges de Souzay ! celui qui va se marier avec Mlle Clotilde ! C’est ton prince, à toi aussi !

Lirette secoua la tête d’un air mutin et dit :

— Jamais il ne se fera, le mariage ! M. Pistolet ne veut pas ! Et moi donc ! Je ne veux pas non plus ! J’aime bien Mlle Clotilde, mais… Ah ! j’en mourrais, papa Échalot. J’ai raconté à M. Pistolet tout ce qui s’est passé entre mon Georges et moi…

— Que s’est-il donc passé, fifille ?

— Tous les soirs je lui portais un bouquet de violettes…

— Gratis ?

— Hélas non ! il me le payait ; mais c’est égal, M. Pistolet, qui sait tout, m’a dit : « C’est vous qu’il aime. » Et il m’a dit encore… Ah ! est-ce que je sais tout ce qu’il m’a dit ! Georges n’a plus qu’un bras ; jamais je ne m’en étais aperçu.

— Et tu l’aimes tout de même, un manchot ?

— Je l’aime davantage… et puis, il n’est peut-être pas prince…

— Qui ça ? Pistolet ?

— Eh ! non ! Georges.

— Alors, nom de nom ! Un manchot, qui n’est pas même prince…

— Je l’aimerai mille fois plus ! J’aurais consenti à lui tout devoir, mais ce serait un si grand bonheur que de lui donner tout !

— Attends ! dit Échalot.

Il se recueillit un instant, puis il ajouta :

— Compris, le sentiment et sa délicatesse ! C’est Mme Doche qui dit ça à Mélingue dans les Orphelins de l’Abîme ; même que Mélingue se rebiffe drôlement…

— Mais Georges ne se rebiffera pas ! J’ai bien accepté son déjeuner au cimetière… et il m’aimera tant !

Tant en parlant, elle avait pris dans la poche de son tablier deux papiers qu’elle déplia.

— Voici les deux rapports de M. Pistolet, dit-elle. Je lis d’abord celui qui a été rédigé en dernier lieu parce qu’il relate des événements plus anciens. Écoutez cela.

Il était plus d’une heure après minuit, et le bon Échalot avait les yeux gros de sommeil ; mais il rapprocha son siège bravement.

Lirette lut :

« Rapport no 22, adressé à Mlle Clotilde de Clare, (Lirette, de l’établissement Échalot place Clichy) par J. Clampin, dit Pistolet, ancien auxiliaire de l’inspecteur Badoit.

» Je n’ai encore acquis aucune certitude au sujet des deux jeunes gens qui habitent l’hôtel de Souzay. Tous les deux sont fils de Mme la duchesse, mais lequel des deux est l’héritier de Clare ? Il y en a un, en effet, qui est né avant le mariage. Tenez le fait pour certain : j’ai les preuves à l’appui.

» Mme la duchesse semble avoir pris à tâche de faire planer une incertitude sur l’état civil de ses deux enfants. Mariée en Écosse, devenue mère à l’étranger, elle se sépara de son mari plusieurs années avant la mort de ce dernier, qui lui refusa à l’heure suprême son acte de mariage, et l’acte de naissance de Georges, duc de Clare.

» Après 1830, lors de l’incendie de l’Archevêché, Mme la duchesse fit néanmoins courir le bruit que ses papiers de famille, déposés pour être régularisés, au point de vue des prescriptions ecclésiastiques, avaient été brûlés.

» Ce qui était mensonge.

» Dans la maison de Mme la duchesse, il y a un double courant d’opinion.

» Georges passe pour être le jeune duc ; mais Albert, qui passe pour n’être que son secrétaire, accepte les respects de Georges dans l’intimité. C’est Albert qui a eu de tout temps le monopole des caresses maternelles (ce qui ne prouverait pas du tout qu’il fût le fils légitime) ; son frère l’appelle M. le duc.

» Parmi les domestiques, Tardenois, Larsonneur et tous ceux qui sont dans le secret de famille appellent aussi Albert « M. le duc. » Ma croyance personnelle est que Mme la duchesse Angèle de Clare a joué un jeu très serré, auquel nul ne connaît rien, sinon elle-même. C’est donc elle-même que je compte interroger à l’heure voulue, qui ne tardera pas à sonner.

» Le but du présent rapport est d’apprendre à Mlle de Clare (Lirette), avec laquelle j’ai passé un contrat pour prestation de bons offices et fourniture de renseignements, comment le prince Georges fut privé de son bras droit par le chef de la bande Cadet… »

— Si je m’endors, interrompit ici Échalot, pince-moi jusqu’au sang, gaminette ! De ne pas savoir tout ça, j’aimerais mieux qu’on me prendrait six francs dans mon sac !

Lirette poursuivit :

« M. le marquis de Tupinier, dit Cadet-l’Amour, s’était emparé (vers 1842) de Georges, placé en apprentissage par sa mère chez un marbrier du cimetière Montmartre. Le fait de ce rapt prouverait encore en faveur de l’état civil du prince Georges, mais Cadet-l’Amour pouvait être mal ou insuffisamment renseigné : j’ai d’autres indices.

» Depuis la mort du colonel (est-il réellement mort ?), les Habits-Noirs sont presque aussi mal dirigés que la police elle-même…

— Ah ! fit Échalot, pour rancunier, le petit, ça y est !

« Si l’administration, continua Lirette, voulait tendre ou laisser tendre la moindre trappe, tous ces bandits dont elle nie l’existence iraient s’y prendre d’eux-mêmes à la queue leu leu. Ils n’ont gardé qu’une force, c’est le talent supérieur qu’ils déploient pour payer la loi. Il sera parlé plus amplement de cette force dans un autre rapport.

» Cadet-l’Amour se cachait en même temps lui-même sous l’espèce d’un pauvre marbrier, établi dans les terrains vagues qui entouraient le nouveau cimetière de Clignancourt. Traqué par la justice, il emmena le jeune Georges en province dans le château du Bréhut, qui est la propriété de la comtesse Marguerite de Clare. Ce doit être en Bretagne.

» Là, Georges, ou plutôt Clément, car on l’appelait ainsi, se trouva le compagnon d’étude et de jeux de la jeune fille (j’ignore son vrai nom) qu’on faisait passer, dès lors, pour Clotilde de Clare, en remplacement de la vraie Clotilde de Clare, qui s’était sauvée.

» C’était et c’est encore une charmante créature, aussi bonne que belle. Je penche à croire qu’elle avait toujours porté ce prénom de Clotilde, et qu’on l’avait choisie un peu pour cela.

» Les deux enfants s’aimaient bien, quoique Clément parlait souvent d’une autre Tilde qu’il n’avait vue qu’une fois, mais dont il se souvenait toujours.

» Cadet-l’Amour est un tigre à face humaine qui se délecte à faire le mal. Il a la vocation du tourmenteur.

» Une fois, pour je ne sais quelle peccadille, il avait enfermé le jeune Clément dans sa chambrette ; et celui-ci, enfant agile et hardi, était parvenu à s’enfuir par sa fenêtre pour aller jouer avec sa petite amie Clotilde. Sans faire semblant de rien, Cadet-l’Amour avait observé la manière dont Clément s’y était pris pour descendre au jardin. Il le remit aux arrêts pour le lendemain et pendant la nuit qui suivit on aurait pu entendre quelqu’un travailler sous la fenêtre du jeune prisonnier. Nul ne remarqua cela.

» Vers le soir du lendemain, Clément, qui était resté en repos toute la journée, vit Clotilde dans le jardin et voulut descendre de nouveau près d’elle comme la veille.

» C’était facile : une grande vigne en espalier se collait à la muraille comme une échelle.

» À quelques pieds de terre se trouvait un crampon qui avait servi, la veille, à Clément, pour appuyer sa main. Quand il voulut le saisir de nouveau sous les feuilles qui le cachaient, il poussa un grand cri de détresse.

» Cadet-l’Amour avait établi là un mécanisme de piège à renard, dont les dents traversaient le poignet de Clément. C’était à cela qu’il avait travaillé le soir de la veille.

» Deux personnes vinrent à l’appel de Clément : Mlle Tilde d’abord ; — mais elle s’arrêta épouvantée à la vue de Cadet-l’Amour qui, au lieu de secourir le blessé, se mit à le battre, frappant de préférence sur son bras captif avec un échalas qu’il avait, en disant : — « Cela t’apprendra ! »

» Clément ne poussa pas un cri. Une rage folle l’avait pris ; il appuyait son bras avec violence sur le rebord coupant du piège, essayant ainsi de se dégager à tout risque pour bondir sur son bourreau qui battait toujours.

» Clément réussit à se dégager.

» Mais sa main, arrachée, resta prise entre les dents d’acier, et quand il voulut s’élancer, il tomba évanoui.

» Cadet-l’Amour le poussa du pied avant de s’éloigner.

» Clotilde vint. Elle enveloppa de son mieux le pauvre bras déchiré, et tout enfant qu’elle était, elle parvint à porter Clément jusqu’à la porte du jardin où deux hommes attendaient.

» On verra pourquoi ces deux hommes étaient là dans les rapports marqués 7 et 11, concernant, savoir : le premier Tardenois, l’autre le docteur Abel Lenoir. Le rapport marqué no 5 et consacré à Angèle, duchesse de Clare, dira les efforts qu’elle avait faits pour retrouver son fils… »

— As-tu ces trois rapports-là ? demanda Échalot : me voilà éveillé pour huit jours, tu sais ?

— Je n’ai que le rapport no 1, répondit Lirette qui était pâle comme une morte. Se peut-il que Dieu laisse vivre un tigre pareil !

— Et encore, ajouta Échalot en fermant les poings, que l’Éternel lui a communiqué la capacité de se dissimuler dans Paris sous des déguisements divers, et tous impénétrables, sans discontinuer ses crimes et délits que l’administration n’y voit que du feu. Il était encore ici n’y a pas une heure et je causais avec lui bien tranquillement.

— Ici ! répéta la jeune fille, et vous, papa Échalot, qui êtes un honnête homme, brave et fort, vous ne vous êtes pas jeté sur lui ! Vous n’avez pas appelé les voisins, la garde !…

— Ne te monte pas ! interrompit le bonhomme, non sans quelque embarras. Tu vas comprendre. D’abord, de dénoncer comme ça le monde, c’est manquer à l’honneur ! À moins qu’on en soit de la préfecture, attaché et rétribué fixement ; or, j’y en ai été écarté, au contraire, comme ayant trop de moyens. En second lieu, un chacun a ses petites particularités intimes, qui l’empêchent de s’approcher de trop près du gouvernement. En troisième, quoique innocent, je le jure, j’ai été compliqué, malgré ma probité, dans des intrigues importantes de premier ordre : j’ai joué la poule à l’Épi-Scié… et si la bande Cadet, à sa prochaine histoire, me prenait pour payer la loi… Dame !

Lirette déplia le second papier vivement.

— Ces mots sont là-dedans, dit-elle : Épi-Scié, payer la loi…

— Est-ce vrai ! s’écria Échalot. Alors, lis vite, gaminette ! N’ayant jamais été à proximité de rien d’immoral dans ton innocence, tu es peut-être destinée par la Providence à jouer le rôle de celle qui est le doigt de Dieu tout à la fin du dernier acte. D’ailleurs, ça m’amuse… Lis vite.