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La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 20

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E Dentu (tome IIp. 221-232).
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Deuxième partie


XX

La chambre d’Albert


Vers cette même heure, il ne faisait pas encore jour, rue Pigalle, dans le petit hôtel de Souzay qui dormait, silencieux, tout au fond de son étroite avenue.

C’est seulement une heure plus tard que Mme Meyer (de Prusse) avait coutume de se mettre en campagne, chaque matin, pour porter des nouvelles de ses maîtres aux fournisseurs.

Georges était seul dans sa chambre et dormait d’un sommeil agité. Je ne sais quoi l’éveilla, un rêve peut-être, et il se leva sur son séant pour regarder tout autour de lui.

Impossible de voir une plus franche, une plus charmante figure d’amoureux, et quand le regard, détaché de son visage, tombait jusqu’à son bras, on éprouvait un serrement de cœur.

— Ah ! bon ! fit-il en riant, je ne suis plus dans mon paradis de la Force ! Pauvre M. Buin ! Je ne sais pas encore bien pourquoi tant de cache-cache et tant de mystères, mais j’épouse ma belle petite Clotilde, à ce qu’il paraît, pour tout de bon, et ma foi, je trouve le pis-aller délicieux ! Est-elle assez jolie ! Et comme elle m’aime !

Il jeta le bras gauche en arrière, sans regarder, pour prendre quelque chose sur sa table de nuit, et ses doigts rencontrèrent des fleurs fanées.

Sa figure changea comme si on eût éteint brusquement le rayon qui éclairait son sourire.

Il retira sa main vivement : les violettes, pourtant, n’ont pas d’épines.

— Comme elle a embelli ! murmura-t-il, pendant que le nuage descendait plus sombre sur son front.

Évidemment, ce n’était plus de Clotilde qu’il parlait.

Il reprit tout pensif :

— Comme elle a grandi ! C’est une jeune fille aussi ! Et j’avais beau faire ! Le regard de ses grands yeux sauvages et doux m’éblouissait, pendant que Clotilde me parlait d’amour. Clotilde ! ma bonne, ma vaillante Clotilde ! Je veux l’aimer ! Sur ma foi, je le veux !

Ah ! certes, il disait vrai ; mais sa main retourna à la table de nuit et prit le bouquet de violettes.

— Et tout cela, gronda-t-il avec colère, parce que je lui ai envoyé un baiser, à cette petite, un soir qu’elle dansait sur la corde. Avait-elle quinze ans ? J’eus tort, on n’envoie pas de baisers… Elle me le rendit, ah ! devant tout le monde ! Quelle honte, mais comme j’étais heureux !

Il respira les fleurs et ferma les yeux comme pour mieux en savourer le parfum.

— Pour un peu, moi, d’abord, reprit-il, je serais sentimental comme un demi-cent de troubadours… Mais ce baiser ne lui donne pas de droits sur moi, que diable !… Et depuis ce soir-là, pendant des mois, pendant plus d’une année, elle m’a suivi ! C’était mon ombre ! Je crois, Dieu me pardonne, qu’elle m’aurait porté son bouquet de violettes au bout du monde : c’est de la persécution ! Entrez…

Il baisa encore une fois le bouquet avant de le glisser dans son sein.

La porte s’ouvrit. Tardenois venait dire que Mme la duchesse désirait voir Georges sur-le-champ. Le vieux valet n’avait pas achevé que Georges était déjà hors du lit.

— Et Albert ? demanda-t-il.

Tardenois secoua la tête tristement et répondit :

Mme la duchesse n’a pas permis qu’on le vît ce matin. C’est toujours comme cela, quand M. le duc est plus malade.

Georges était déjà prêt. Tardenois marcha devant lui, traversa le corridor, ouvrit une porte et répéta :

M. le duc.

La veille encore, on ne donnait à Georges que le titre de prince.

Y avait-il donc deux ducs, à présent ?

C’était une grande pièce dont les deux croisées avaient leurs persiennes closes. Au fond, une large alcôve laissait retomber ses rideaux qui cachaient le lit.

On n’a pas besoin de savoir pour dire : il y a ici un malade ; la souffrance a ses effluves comme le plaisir épand son parfum.

Mme la duchesse de Clare, pâle, triste, mais toujours belle, malgré la fatigue d’une nuit sans sommeil, était assise au coin de la haute cheminée, où couvait un feu doux. Auprès d’elle, sur un guéridon, restaient la lampe éteinte et le livre des prières qui avaient servi à sa veillée.

Georges s’approcha d’elle vivement et voulut lui baiser la main, mais elle lui jeta ses deux bras autour du cou et l’embrassa à deux ou trois reprises, penché qu’il était au-dessus d’elle, au front d’abord, puis avec une sorte d’emportement douloureux à la place où le bras droit aurait dû continuer l’épaule.

— Tout ce que tu as souffert en ta vie, dit-elle, vient de moi !

— Est-ce qu’Albert est plus mal, ma mère ? demanda Georges.

— Non, répliqua-t-elle, Albert ne peut pas être plus mal sans mourir. Tu l’as vu hier au soir ?

— Je l’ai vu.

— L’aurais-tu reconnu ?

— Ma mère, dit Georges à voix basse, pendant que son regard allait vers le lit, on croit parfois les malades endormis et ils écoutent. Prenez garde.

Angèle secoua la tête lentement.

— Ce matin, il ne nous écoute pas, dit-elle. Ai-je su jamais résister à sa fantaisie ? Il a voulu sortir…

— Dans l’état où il est ! s’écria Georges. Mais puisque nous sommes seuls, je vous en prie, ma mère, dites-moi quelle est sa maladie.

— Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ? murmura Angèle au lieu de répondre.

— Après vous, je n’aime rien davantage au monde.

— Pas même ta fiancée ?

Georges rougit. Mme de Clare reprit, tandis qu’un peu de sang revenait aussi à ses joues :

— Mais ce n’est pas pour te parler de notre cher malade que je t’ai appelé aujourd’hui. Nous causons bien rarement, nous deux, Georges. Quand une mère voit un de ses fils dépérir… mourir… Figure-toi que je l’ai cru empoisonné… Et je médisais : c’est le châtiment de Dieu… Te souviens-tu comme il était joyeux et fort, et fou, l’année dernière à époque pareille ? Il me semble entendre encore le rire éclatant qui annonçait de loin sa présence…

Deux larmes roulaient sur sa joue. Elle s’interrompit dans un sanglot, et Georges murmura :

— Vous avez dit, empoisonné…

— Je suis une extravagante ! le docteur dit que je perds la tête. Si l’un de vous devait être en butte aux tentatives des assassins…

Elle s’arrêta, et Georges acheva dans l’élan de son cœur.

— Grâce à Dieu, ce serait moi !

La main froide d’Angèle s’appuya contre son front.

— Tu m’entends, dit-elle, avec une sorte d’impatience, je ne veux pas que nous parlions de lui aujourd’hui. Lui ! toujours lui ! jamais rien que lui ! il y a des moments où je le prendrais en haine…

Elle frappait du pied, parce que Georges souriait en la regardant.

— Tu ne me crois pas ! s’écria-t-elle. Eh bien ! c’est pourtant la vérité vraie. Que de fois je me suis vue sur le point de le haïr !

Elle arrêta d’un geste dur la protestation qui pendait aux lèvres de Georges, et reprit avec une volubilité soudaine :

— Il me résistait ! Tout enfant, il était mon maître. Dans cette maison y a-t-il jamais eu autre chose que sa volonté ?

— Il avait droit… glissa Georges, qui voulait de bonne foi calmer ce grand courroux.

— Droit ! répéta Mme de Clare avec une expression si étrange que Georges resta bouche béante à la regarder.

Elle baissa les yeux et poursuivit pendant qu’une rougeur fugitive passait sur ses joues :

— Tandis que toi, tu m’obéissais, Georges, mon fils, mon cher fils, toujours, quoi qu’il pût en coûter à tes caprices d’enfant ! Tu devançais mes ordres, tu cherchais à deviner mes désirs, tu m’aimais…

— Oh ! lui aussi, ma mère !

— Je ne sais ! les tyrans n’aiment personne. Je te dis que je ne veux pas parler de lui ! Jamais il ne m’a quittée ; toi, tu as été éloigné, exilé…

— C’était dans mon intérêt…

— C’était… oui, tu dis vrai, j’avais peur pour toi…

Elle s’arrêta encore une fois. Il y avait un trouble poignant au fond de sa conscience.

Autrefois, au lit de mort du duc William, elle avait pu lui dire : « Jamais je ne vous ai menti ! »

Aurait-elle pu dire encore, à l’heure où nous sommes, qu’elle était pure de tout mensonge ?

L’histoire de cette belle Angèle Tupinier de Beaugé sera courte.

Quelque temps après la mort de son mari, la duchesse Angèle, repoussée jusqu’alors par la maison de Clare qui contestait la validité de son union, avait été accueillie par la noble et malheureuse princesse d’Eppstein[1] (Nita de Clare), tante du dernier duc, grâce à l’entremise du docteur Abel Lenoir.

Puissamment riche et plus généreuse qu’une reine, la princesse d’Eppstein avait reconnu ou plutôt constitué le douaire qu’Angèle ne pouvait réclamer en l’absence de tout acte établissant son mariage.

Le docteur Abel Lenoir avait placé auprès d’elle alors les deux plus fidèles valets de son mari : Tardenois et Larsonneur.

En entrant dans la maison, ces valets et le docteur lui-même (car il était resté éloigné d’Angèle pendant un long espace de temps) avaient trouvé deux enfants dont l’un était assurément l’héritier de Clare.

Mais lequel ?

Angèle n’avait pas encore menti. Le prince Georges, qu’on appelait alors Clément et qui venait de rentrer à la maison paternelle, privé d’un bras au château du Bréhut, en Bretagne, était pour le monde « le duc ». L’autre, Albert, n’était rien, sinon pour le docteur Abel qui souvent l’embrassait à la dérobée.

Mais, pendant que le docteur combattait les suites de l’infernal supplice infligé au pauvre enfant par cette bête féroce de Tupinier, un travail se fit dans l’opinion de la maison.

On peut mentir autrement que par la parole.

Le docteur savait que, au jour de sa naissance, le premier né d’Angèle, — son fils à lui, Abel, — avait reçu le nom de Clément.

Par suite des circonstances, pendant la vie et après la mort du duc William, les deux enfants étaient toujours restés aux soins d’Angèle et d’Angèle seule.

Tardenois, de son côté, savait que le petit duc, né à Glasgow portait le nom d’Albert.

Il y avait donc eu échange de noms.

Était-ce Angèle qui avait opéré cet échange ?

Quant à ce troisième nom : Georges, il n’y avait aucun mystère, au moins en ce qui concerne les gens de la maison.

Il avait été choisi par le docteur lui-même quand notre pauvre Clément, à peine guéri et muni de ce bras factice qui faisait illusion, entra de nouveau en campagne comme prétendant à la main de Clotilde de Clare.

Garder le nom de Clément chez Adèle Jaffret eût été par trop téméraire, et je crois bien que, même en laissant ce nom à l’hôtel de Souzay, Georges n’espérait point tromper Cadet-l’Amour déguisé en vieille femme.

Ils s’étaient vus tous les deux trop longtemps et de trop près pour cela.

Mais le propre de cet étrange carnaval auquel nous assistons était précisément la transparence de tous les travestissements.

Les deux partis se battaient entre eux cartes sur table, ne cachant leur jeu qu’au-dehors, savoir : les gens de la bande Cadet parce qu’ils fuyaient la justice et la police, les soldats du docteur Lenoir parce qu’ils ne voulaient ni de l’une ni de l’autre.

Nous racontons, nous ne jugeons pas.

Pour ce qui regarde le brouillard amoncelé à plaisir autour de l’état civil des deux jeunes gens, Georges et Albert, si quelqu’un se plaint, tant mieux, car, alors c’est que nous aurons rendu la situation avec une exactitude absolue.

Personne, en effet, ne savait, pas plus dans la maison qu’ailleurs : ni Tardenois, ni Larsonneur, ni le docteur Abel qui hésitait maintenant entre Albert et Georges dans son amour de père, — ni Georges ni Albert eux-mêmes, — personne, excepté la duchesse Angèle, ne savait la vérité.

  1. Cœur d’Acier, 2e série des Habits-Noirs.