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La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 21

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E Dentu (tome IIp. 233-244).
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Deuxième partie


XXI

Georges


Au cas où le lecteur intelligent et sage regarderait le docteur Abel Lenoir comme un maniaque parce qu’il ne voulait ni de la police ni de la justice, nous n’y verrions, pour notre part aucune espèce d’inconvénient.

Le fait est que nous ne recommandons nullement sa manière de procéder qui est coûteuse, laborieuse et surtout dangereuse.

En principe, le moindre officier de paix vaut tous les docteurs Abel Lenoir du monde.

Quand on voudra et tant qu’on voudra, nous chanterons les louanges, méritées si glorieusement par l’administration française. L’Europe entière nous envie nos bureaux, c’est convenu, mais quand l’idée me vient que je pourrais avoir affaire à eux, j’ai un peu la chair de poule.

Le docteur Abel Lenoir avait eu affaire à eux, voilà tout.

Nous reprenons notre récit.

Le dernier mot de la duchesse Angèle, assise en face de Georges dans la chambre à coucher d’Albert absent, avait été celui-ci.

— Tu as raison, mon fils, j’avais peur pour toi.

Elle faisait allusion au premier exil de Georges, caché par elle chez le marbrier du cimetière Montmartre, et enlevé par Cadet-l’Amour la nuit même où décéda M. de Clare, en son hôtel de la rue Culture.

— Tu as raison, répéta-t-elle, certes, ce fut dans ton intérêt que je t’éloignai de moi ; mais pourtant quelle différence ! Albert resta près de sa mère, et, pendant que tu souffrais loin de moi, quelle débauche de caresses autour de cet enfant qui n’a jamais obéi qu’à la tyrannie de son propre caprice ! Et te voilà fort, toi mon fils ! Et il se meurt. C’est la punition !

— La punition de quoi ? demanda Georges.

Une parole voulut jaillir hors des lèvres d’Angèle, mais elle la retint.

— Ouvre la fenêtre, dit-elle, ma tête brûle.

Les persiennes repoussées montrèrent un jardin assez vaste entouré par un rang de vieux arbres, au-delà desquels on voyait les derrières de la rue de La Rochefoucauld : de grands murs qui, pour la plupart n’avaient pas de fenêtres.

Un lieu plus retiré se fût difficilement trouvé dans Paris.

Aussitôt que la croisée fut ouverte, l’air du matin entra comme un flux vivifiant dans la chambre.

— Donne-moi des nouvelles de ta nuit, reprit la duchesse, as-tu réussi ?

— Le contrat de mariage est signé, sauf réserve, pour les actes qui manquent, répondit Georges.

— Je ne te parle pas de cela… mais d’abord, as-tu été reconnu ?

— Puisque j’ai reconnu Tupinier, il a dû faire de même pour moi, ma mère… De quoi donc me parliez-vous, je vous prie ?

— S’il t’a reconnu, je ne veux plus que tu t’exposes. Tout cela est fini, bien fini… Je te parlais du véritable but de cette comédie où le docteur ne t’aurait pas embarqué s’il m’avait cru. Il s’agissait de cette étrange histoire : l’Oremus, au moyen duquel on doit retrouver les papiers du vieux Morand Stuart, dernier dépositaire de mon acte de mariage et de ton acte de naissance.

— Le mien ? demanda Georges bonnement. Mon acte de naissance, à moi ? Ne faites-vous point erreur, ma mère ?

Mme de Clare ne répondit pas.

Elle était redevenue pâle, et plus troublée qu’au début de l’entrevue.

— Eh bien ! ma mère, continua Georges, qui vit cela et se garda d’insister, notre belle petite Clotilde ne sait pas le premier mot de l’Oremus… Vous verrez comme vous l’aimerez, quand elle sera ici !

— Oui ! prononça Mme de Clare entre ses dents serrées, il faudra bien que je l’aime… quand elle sera ici !

— Que dites-vous, ma mère ?

— Rien ! fit Angèle avec une inexplicable colère. Continue : elle n’a pas voulu te réciter la prière ?

— Ce n’est pas cela. Elle veut tout ce que je veux, mais il y a erreur. Erreur et tromperie. En face de moi, les Jaffret ont mis une jeune fille qui n’est pas plus la fille de Morand Stuart que je ne suis, moi, le fils du prince de Souzay, duc de Clare.

Mme de Clare balbutia comme malgré elle.

— Qu’en sais-tu ?

— Sur mon honneur, pas le premier mot ! s’écria Georges en riant : du moins en ce qui me regarde, moi personnellement, mais vous me le direz peut-être à la fin. Voulez-vous que ce soit aujourd’hui ? Voyons ! qui suis-je, ma mère ?

Mme la duchesse de Clare ne s’attendait pas a cette question. Il lui semblait que Georges ne devait jamais lui demander compte de rien.

Elle détourna les yeux, murmurant avec un visible embarras :

— Je ne parlais pas de toi, bon ami, en faisant cette question : « Qu’en sais-tu ? » je voulais dire : que sais-tu si cette jeune Clotilde n’est pas la fille de Morand Stuard ?

— Ah ! répondit Georges, qui rougit à son tour, cela, c’est différent, je le sais, ou au moins, je crois le savoir.

Il hésita, puis reprit :

— Je ne vous parle pas volontiers du temps où j’étais en Bretagne, ma mère ; l’histoire serait longue et triste à vous raconter… !

Mme de Clare l’interrompit une seconde fois.

Elle paraissait suivre une idée depuis le commencement de l’entretien : une idée qui l’occupait sans cesse et qu’elle n’exprimait jamais.

— Si la jeune fille n’est pas ce que nous pensions, dit-elle, raison de plus pour que cette comédie ait une fin : elle a trop duré.

— Ma mère, répliqua Georges, vous n’appeliez pas cela une comédie, il y a trois mois. Clotilde et moi, nous nous aimons.

Peut-être que Mme de Clare n’avait pas entendu.

Ce fut du moins comme si Georges n’eût rien dit, car elle reprit d’un ton de parfaite indifférence :

— Mon cher enfant, vous n’irez plus à l’hôtel Fitz-Roy. Georges la regarda d’un air étonné et dit :

— Avez-vous bien réfléchi à ce que vous me demandez, madame ? Au point où en sont les choses, pensez-vous qu’il soit honorable — et même possible de se conduire ainsi ? Je dois beaucoup à Clotilde : sans elle, je dormirais là-bas dans le petit cimetière de Bretagne. Elle m’aime…

— Et toi ? prononça tout bas Angèle, dont les sourcils étaient froncés violemment, l’aimes-tu ?

— Je viens de vous le dire, ma mère, mais vous ne m’avez pas écouté.

Elle voulut se lever, elle retomba brisée.

Il y avait sur son visage un profond désespoir.

— Ah ! fit-elle, tu l’aimes ! nous sommes donc condamnés !

Puis, en un cri déchirant :

— C’est toi qui l’auras tué, toi, toi ! Tu lui as pris son pauvre bonheur ! Tout pour toi, rien pour lui ! Qu’a-t-il fait à Dieu pour être ainsi misérable ! Ah ! il n’avait plus rien, rien qu’un peu de sang au fond de ses veines : te voilà revenu, il te la faut cette goutte de sang… il te la faut ! Ne dis pas non ! Tu l’as vu pourtant… Et tu le sais bien, ne va pas mentir ! Tu sais bien qu’il meurt d’amour pour elle !

Georges n’eut que le temps de se précipiter pour la soutenir. Elle chancela, et s’affaissa foudroyée.

Dans son épouvante, il voulut appeler, mais brisée qu’elle était et livide plus qu’une morte, elle gardait sa connaissance…

— Non, non, fit-elle, reste avec moi, je ne veux que toi, ne vois-tu pas que j’ai parlé follement ! Je suis si malheureuse ! Écoute ! Est-ce que tu as pu douter de mon cœur où tu tiens la première place… la place qui t’est due ! oh ! Georges ! mon Georges ! tu es bon, tu nous aimes, tu vas avoir pitié de nous !

Elle mit ses lèvres froides sur le front de Georges agenouillé auprès d’elle, et poursuivit de sa voix noyée par les larmes :

— Tu es le maître, ici. Je ne sais pas si Dieu me pardonnera ; mais toi, mon fils, ô mon fils, ne me repousse pas ! Nous n’avons rien, Albert et moi. Tout est à toi, tout, puisque c’est toi qui est le duc de Clare !

— Ma mère ! au nom du ciel ! balbutiait Georges qui la tenait pressée contre sa poitrine, pourquoi me parlez-vous ainsi ? Je ne vous crois pas… Est-ce qu’il m’est possible de vous croire !

— Tu doutes, Georges ! merci, mon fils… mais je dis vrai, je te le jure ! Et Albert n’est pas complice ! Seigneur, mon Dieu ! c’est moi qu’il fallait frapper ! Pourquoi m’avez-vous mis dans le cœur cette folie ? Je vivais par lui, il était mon âme… Écoutez-moi, monsieur de Clare, écoute-moi, mon enfant, mon cher enfant, sais-tu que j’étais bien à plaindre entre vos deux berceaux… Je ne voulais pas, non, sur mon espoir en la miséricorde de Dieu ! monsieur le duc, je ne voulais pas vous voler votre nom, vos titres, votre fortune, non, non !… Mais, misérable que je suis, que voulais-je donc alors ?…

Elle se rejeta si violemment en arrière qu’elle échappa à l’étreinte de Georges en criant avec angoisse :

— Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! je suis une créature perdue ! Albert va mourir, voilà tout ce que je sais ! et je ne peux pas le sauver, même au prix de ma conscience !

Elle s’arrêta.

Georges se taisait.

Quand elle reprit, sa voix expirait entre ses lèvres.

— Georges, dit-elle, mon fils, que puis-je espérer de vous ? Je vous aime, ah ! le mal que je vous ai fait, je l’ai expié par des larmes de sang ; mais lui, est-ce qu’il y a des mots pour dire la démence de mon adoration ! Lui ! Albert ! mon orgueil, mon esclavage ! déteste-moi, enfant, je le veux bien, méprise-moi, je l’ai mérité, mais sauve-le ! Ah ! je t’en prie, rends-moi mon fils ! rends-moi mon cœur !

Elle se laissa glisser à genoux avant que Georges, toujours agenouillé, pût l’en empêcher, — et il y avait quelque chose de poignant dans l’extravagance de ce groupe : la mère et le fils prosternés en face l’un de l’autre.

Georges pleurait comme un enfant.

Il souleva sa mère, et tout en la replaçant dans son fauteuil, il dévorait son visage de baisers, disant :

— Mais je savais bien tout cela ! Et il y a longtemps ! Et je l’aime presque autant que tu peux l’aimer ; seulement, c’est à cause de toi, c’est à travers toi ! parce que… Sais-tu, ma mère, je t’aime comme tu l’aimes !

Elle le regardait avec une admiration étonnée.

Il se mit à rire en continuant :

— Mon nom, mes titres, ma fortune, tout cela peut être à moi ; mais n’est-ce pas lui qui est beau, noble, fier ?…

— Non, oh non ! interrompit Angèle entrant dans cette discussion à la fois puérile et passionnée, c’est toi, c’est bien toi qui es bon, et beau, et généreux ! digne de ton nom, de ta richesse…

Georges dit :

— Si c’est à moi, tout cela, je puis le donner…

— Non ! Du moins, nous ne pouvons pas le recevoir, nous.

Il s’assit auprès d’elle, et sa voix s’imprégna de caresses pour dire :

— Mère, tout le monde croit que c’est lui ; moi-même, ah ! je mentais, tout à l’heure, je ne savais rien. Il y a cinq minutes, j’aurais juré que c’était lui… Et si j’osais te le dire, je ne suis pas encore bien sûr…

Angèle l’arrêta d’un geste.

— Je vous remercie encore, mon fils, dit-elle, mais il ne s’agit pas de cela. Vous êtes prodigue, c’est dans la bonne foi de votre grand cœur que vous nous offrez, comme si c’était une chose indifférente, le magnifique état qui vous appartient. Nous n’en avons plus besoin, hélas ! ce qui est pour nous en question, c’est la vie… Et il y a des choses qui ne se peuvent céder.

— Je ne connais rien au monde que je ne puisse vous donner, ma mère.

Elle lui prit la main, et, par un mouvement rapide, elle l’appuya contre ses lèvres.

— Que faites-vous ! s’écria-t-il, je suis donc tout à fait un étranger pour vous, puisque vous m’implorez !

Elle l’entoura de ses bras qui frémissaient.

— Il y a des choses qu’on ne donne pas ! répéta-t-elle : tu m’as dit qu’elle t’aimait…

Georges baissa la tête.

Mme de Clare, qui le dévorait du regard, murmura :

— Tu vois bien que c’est impossible !

Un silence se fit.

Puis la voix tremblante de Georges murmura :

— Celles qui aiment bien devinent. Elle avait peur de vous, ma mère, et cette nuit, je lui ai dit ces propres paroles : Dieu veuille que je n’aie jamais à choisir entre ma mère et toi !