Aller au contenu

La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 22

La bibliothèque libre.
E Dentu (tome IIp. 245-257).
◄  Georges
Deuxième partie


XXII

Sacrifice


Un peu de temps s’était écoulé. Mme la duchesse de Clare et son fils restaient assis à côté l’un de l’autre, et la tête d’Angèle s’appuyait contre l’épaule de Georges.

Elle écoutait battre ce pauvre brave cœur.

— Je ne la connais pas, disait-elle ; je la haïssais parce que je savais qu’elle était l’appât, le même appât, tendu à chacun de vous deux. Tu m’apprends qu’elle était l’esclave, je lui pardonne, tu me dis qu’elle t’a sauvé la vie là-bas au château de Bretagne, je la bénis. Elle est belle, n’est-ce pas ? Oui, puisque Albert l’a choisie… Mon Georges ! pauvre cher enfant ! jamais on n’a demandé pareil sacrifice à personne…

— Peut-être que vous vous trompez, ma mère, sur la nature du sacrifice, dit Georges qui était froid maintenant, et sur son étendue aussi. Je croyais aimer Clotilde, je le crois encore ; mais il est certain que je n’ai jamais beaucoup interrogé le fond de mon cœur.

— N’essaye pas de diminuer ma reconnaissance ! s’écria Angèle.

Une pensée douloureuse plissait le beau front de Georges.

— J’ai peur de regarder au-dedans de moi ! murmura-t-il.

La duchesse poursuivit :

— Albert n’était pas comme toi ; il avait émietté sa jeunesse en folies et je le croyais du moins à l’abri de ce mal qui s’attaque à ceux qui ont trop de cœur : la fièvre d’amour. Figure-toi, elle tomba sur lui comme la foudre. Le piège dont tu fus victime avait été dressé pour lui rue de la Victoire, chez les demoiselles Fitz-Roy, et sans toi, sans ton dévouement fraternel, c’est lui qui aurait été arrêté après le meurtre. Cette jeune fille, cette Clotilde le repoussa parce qu’elle t’aimait, et, en quelques semaines, nous vîmes Albert changer à ce point qu’on se demandait : Est-ce lui ? Te souviens-tu comme il était brillant, bruyant, joyeux, fort, acharné à dépenser, à prodiguer plutôt le trop plein de sa vie ?… Ce terrible mal d’amour le terrassa et le brisa. Morne, silencieux, découragé, bientôt il ne fut plus que l’ombre de lui-même. Je te l’ai dit : je crus qu’on me l’avait empoisonné. Le docteur Abel, qui a fait des miracles auprès de toi, n’a rien pu quand il s’est agi de lui, et pourtant…

Elle s’arrêta comme si elle eût craint d’en avoir trop dit.

— Et pourtant le docteur a pour Albert la tendresse d’un père, acheva Georges avec simplicité.

— Pour vous deux, oui ! dit la duchesse vivement.

C’était vrai. Georges demanda :

— Mais pourquoi avoir laissé les choses aller si longtemps et si loin, ma mère ?

— C’est cette nuit seulement que j’ai eu le douloureux secret d’Albert, repartit Angèle. Auparavant, je m’en doutais, mais cette nuit, il m’a dit : « C’est aujourd’hui le contrat, n’est-ce pas ? Je sens qu’ils sont là-bas à signer ma mort. » Et il a ajouté : « Quand je suis entré dans la chambre de Georges, ce soir, j’avais sur moi un couteau… »

— Oh ! fit Georges avec horreur.

Angèle se couvrit le visage à deux mains.

— J’ai eu tort de dire cela, balbutia-t-elle ; c’était pour lui, le couteau… je le crois, j’en suis sûre !

— Pauvre, pauvre frère ! s’écria Georges, dont les larmes jaillirent. Vous avez eu raison de parler, madame : cela me permet de sonder jusqu’au fond sa torture… et, au lieu de me frapper, il a été bon pour moi, affectueux, tendre comme toujours.

Il regarda tout à coup Mme de Clare en face.

— Je donnerais ma vie pour moins que cela, dit-il presque gaiement.

Puis, voyant l’effroi qui naissait dans les yeux de sa mère :

— Non, non, reprit-il, c’est mal parler. Je n’ai pas voulu vous causer un chagrin…

— Ce serait le premier ! s’écria Angèle dans un élan de sincère tendresse. Jure-moi…

— Ah ! de bon cœur ! interrompit Georges. Seulement, mon embarras est cruel. Pendant que vous me prenez pour un héros, j’ai presque des remords. Il faut que vous sachiez cela : avant qu’il fût question du mariage…

La duchesse l’interrompit à son tour et ce fut une explosion :

— Est-ce que tu aimerais une autre femme ? demanda-t-elle.

Georges fronça le sourcil et répondit à voix basse :

— Si cela était, madame, je tâcherais d’arracher cet amour de mon cœur. Je ne sais pas si je suis un de Clare, mais sur ma foi, je suis certain d’être un galant homme, et je ne me servirais pas de mon dévouement, envers Albert et vous, comme d’un prétexte pour retirer ma parole à la chère, à la noble enfant qui avait eu confiance en moi. J’ai mal agi en parlant de vous donner ma vie : on ne dit pas ces choses-là ; on ne les fait pas non plus à cause du deuil qu’elles laissent après elles ; mais rien au monde ne peut m’empêcher, ma mère, de vous donner mon bonheur !

Cela fut dit simplement et il effleura d’un baiser les doigts d’Angèle, qui peut-être ne comprenait pas tout ce qu’il y avait d’exquise chevalerie dans ses paroles.

En ce moment on entendit le bruit discret d’une voiture roulant sur le sable de l’allée.

— Voici Albert ! dit la duchesse, et j’ai encore tant de choses à te dire !

Certes, si elle n’avait pas compris, le temps était passé de faire effort pour deviner la charade.

Albert était là ! Il n’y avait plus qu’Albert !

— C’est bien convenu, reprit-elle avec précipitation, tu te retires, mon Georges bien-aimé, tu renonces à elle, tu fais un miracle en rappelant ton frère à la vie, mais… les paroles ne me viennent pas… Comment te dire cela ? ta générosité ne peut pas faire que le pauvre enfant soit aimé…

Elle regarda Georges avec des yeux qui achevaient son inquiète prière.

Georges, lui, comprenait tout de suite, dès qu’on s’adressait à son cœur.

Il garda un instant le silence, puis il pensa tout haut :

— Peut-être. C’est un pauvre bon petit cœur que Clotilde. Je ferai ce que je pourrai.

— C’est que, dit encore Angèle, il ne faudrait pas qu’il se doutât…

— Bien entendu ! dit Georges avec un triste sourire, je vous prie de vous en fier à moi, Madame, je tâcherai d’y mettre quelque adresse… Et qui sait si mon frère ne va pas condamner mon infidélité ?

Une petite porte située à gauche de l’alcôve s’ouvrit et Albert parut. Il était si pâle que Mme de Clare ne put retenir un cri de détresse.

Georges s’était levé.

À sa vue, Albert recula comme s’il eût reçu un choc.

— Tu ne seras pas jaloux de moi, je pense, dit-il amèrement quand je t’aurai avoué que je viens de l’hôtel Fitz-Roy : je voulais voir Clotilde une fois encore. Tu devines pourquoi ? Je parie que notre mère t’aura confessé ma misérable manie. Fais bien attention à ceci : tout ce que je te demande c’est de ne pas m’insulter de ta pitié.

Il se laissa choir sur un fauteuil auprès de la porte.

— N’est-il pas trop tard ? se demandait la malheureuse mère. La mort le tient déjà.

Georges alla vers son frère, la main tendue.

— Reste où tu es, lui dit Albert durement ne t’approche pas de moi.

Puis il reprit :

— J’ai été bon, je ne le suis plus, je souffre trop. Pourquoi ferais-je encore semblant d’aimer ceux que je hais et par qui je meurs !

Après avoir cherché péniblement son haleine, Albert reprit :

— Pardon, ma mère, si je vous cause un chagrin, mais il faut que je vous parle !

Il se tourna vers Georges et fixa sur lui son regard farouche en disant :

— Toi, monsieur le duc, tu as le beau rôle, ici comme partout, ici comme toujours. J’ai cru un instant qu’on me donnait ce titre pour détourner sur moi certains dangers qui te menaçaient… je ne sais pas lesquels… Tout est louche et ambigu dans cette maison, où j’ai été si malheureux en rendant notre mère si misérable.

— Toi ! mon enfant chéri ! s’écria Angèle.

— Oui, vous m’avez aimé profondément, Madame, ah ! vous m’avez bien trop aimé, et vous allez me dire que j’étais votre bonheur… alors votre bonheur est mort… dites-lui adieu, croyez-moi.

Il chercha encore son souffle pendant qu’Angèle éclatait en sanglots, puis il reprit en s’adressant à Georges :

— Mon frère, je suis aussi faible d’esprit que de corps. J’ai menti : je ne peux pas vous haïr, ce serait trop horrible… Vous allez peut-être me donner le mot de l’énigme. Quelque chose de singulier se passe à l’hôtel Fitz-Roy, ce matin. Je ne suis pas comme vous, moi ; il m’est défendu d’entrer, je fais mes visites de bien loin, dans la rue. Il y a derrière la prison un endroit d’où l’on aperçoit les croisées de Clotilde, et je regarde par la portière, pendant que le cocher ricane en se moquant de moi. Aujourd’hui pourtant il a gardé son sérieux : il voyait bien que c’était la dernière fois…

— Albert ! supplia Angèle : ne parle pas ainsi !

— Je ne sais pas du tout ce qui se passe chez les Jaffret, dit Georges, j’ai quitté hier l’hôtel aux environs de minuit…

— Ce matin, reprit Albert, la maison est déserte. On a vu Mlle Clotilde sortir avant le jour.

— Je sais où est Mlle de Clare, interrompit Georges doucement.

— Ah ! fit Albert.

— Et je vais la rejoindre de ce pas, ajouta Georges. Je dois vous faire savoir, mon frère, que, par suite d’événements… de difficultés de famille, mon mariage avec Mlle de Clare est rompu…

— Rompu ! répéta Albert comme un écho.

Angèle le dévorait des yeux. Georges acheva :

— Ce qui me rend ma liberté pour d’autres engagements, pris avant qu’il fût question de cette union. Je suis content d’avoir recouvré ma liberté… Au revoir, Albert.

Cette fois, ce dernier lui tendit la main. Une nuance rosée venait de monter à sa joue.

— Si vous aviez quelque différend avec la famille de Mlle de Clare, dit-il pourtant, vous me pardonneriez de n’être point de votre côté. Je vous en préviens, mon frère. Je suis content aussi ; mais si vous avez mal agi en cette affaire, Mlle de Clare aura en moi un défenseur.

Il se ranimait à vue d’œil.

Georges lui secoua la main en souriant et vint prendre congé de sa mère, qui lui dit :

— Il semble que la vie revienne en lui. Que Dieu te récompense, mon fils et mon sauveur ! Achève bien ce que tu as si bien commencé.

Elle lui donna un baiser, un bon baiser qui était encore pour Albert.

Georges sourit.

Il y a des gens (il n’y en a pas beaucoup) qui se dévouent si naturellement et d’un élan si spontané qu’il leur arrive d’englober parfois dans leurs largesses une part du bien d’autrui. Sans cet excès, le monde les regarderait volontiers comme des imbéciles ; avec cet excès, ils sont dangereux.

Georges n’était pas encore arrivé au bout de l’avenue conduisant à la rue Pigalle que déjà la pensée de Clotilde rentrait de force dans son cœur.

Tant qu’il était resté sous le charme de sa mère, dont la volonté le pénétrait comme une fascination, il n’avait vu que sa propre souffrance à lui, et il était si bien habitué à se donner tout entier à sa mère !

Mais Clotilde !

Ce fut un cri dans sa conscience.

Ce franc sourire d’enfant, si gai, si tendre, le sourire de celle qui avait consolé autrefois ses jours de malheur, passa tout à coup devant ses yeux.

Il l’avait quittée quelques heures auparavant en lui disant : je t’aime, et toutes les paroles échangées dans cet entretien d’amour lui revenaient comme des reproches.

Elle les avait mendiés, ces mots, elle les avait conquis en quelque sorte à force d’amour charmant ; ils étaient à elle, et voilà que lui, Georges, allait reprendre ce qu’il avait donné et baigner de larmes ce sourire !

Elle était au rendez-vous déjà peut-être, chez le docteur Abel, elle l’attendait, heureuse, car elle avait si grande confiance en lui !

Que lui dire ?

Comment lui imposer un devoir qui n’était pas à elle ? De quel droit exiger d’elle un sacrifice que rien ne lui commandait ?

Quand Georges arriva rue de Bondy, devant le logis du docteur Abel Lenoir, tout était confusion dans sa pensée. Il ne savait plus, on pourrait presque dire qu’il ne voulait plus.

— Vous ne verrez pas monsieur ce matin, lui dit le vieux valet du docteur. Il y en a eu des allées et des venues depuis hier au soir ! M. Pistolet sort d’ici, vous savez, ce gentil garçon qui a un museau de fouine et des yeux de furet : il avait un air… Je m’y connais ! L’anguille est sous la roche.

— Et… demanda Georges, quelqu’un n’est pas venu… pour moi ?

— Je suis bête ! s’écria le bonhomme. Ce quelqu’un-là est une quelqu’une, dites donc ! Elle vous attend au salon.