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La Bonne aventure (Sue)/4/I

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 7-32).
II  ►

I

Environ trois mois après les évènements que nous venons de raconter, le docteur Bonaquet se promenait dans son cabinet d’un air inquiet, consultant de temps à autre d’un regard impatient la pendule, qui marquait alors cinq heures du soir. Tantôt il s’asseyait d’un air pensif, tantôt, allant à son balcon, il jetait au loin les yeux sur le quai, comme s’il eût attendu l’arrivée de quelqu’un avec anxiété. Il venait de se rasseoir depuis quelques instants, après une nouvelle exploration au dehors, lorsqu’il entendit le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte de la maison. Il courut à la fenêtre, vit un fiacre, et à côté du cocher le vieux domestique de sa femme. Jérôme sortit de chez lui, descendit précipitamment, et trouva sous la porte cochère Héloïse Bonaquet, accompagnée de sa femme de chambre, chargée, ainsi que le vieux serviteur, de quelques bagages.

Héloïse, tendant vivement la main à son mari, lui dit :

— Vous étiez inquiet, n’est-ce pas, mon ami ?

— En effet, — répondit le médecin en examinant avec une tendre sollicitude les traits de sa femme, — j’espérais vous voir arriver ce matin à midi. J’étais allé vous attendre aux Messageries ; je ne les ai quittées qu’à trois heures ; je craignais un accident… Mais votre vue me rassure. Dieu merci !

— La diligence a cassé à quinze lieues de Paris, mon ami ; telle est la seule cause de notre retard.

— Et votre voyage s’est bien passé, — dit le docteur à sa femme, tout en montant l’escalier, — vous n’avez pas été par trop fatiguée, trop mal dans cette voiture, vous qui étiez habituée à voyager dans la vôtre, et d’une manière si confortable ?

— Je me suis trouvée à merveille, mon ami. J’avais pris le coupé pour moi et pour ma femme de chambre ; Louis était sur l’impériale, et je vous assure que c’est une façon de voyager très-commode.

Après un échange de ces tendres épanchements qui suivent toujours une assez longue séparation, Jérôme dit à Héloïse :

— Vos lettres m’ont appris que vous étiez enchantée de l’accueil de votre vieille parente.

— Oui, mon cher Jérôme, elle a été si reconnaissante de ma visite, quelle m’avait demandée avec instance ; nous avons tant parlé de ma mère, qui était la meilleure amie de madame de Felmont, que le temps a passé bien vite ! Elle a seulement beaucoup regretté de ne pas vous voir, mais elle a compris que vos occupations, surtout en ce moment, vous retenaient à Paris, me faisant toutefois promettre que dès que vous pourriez disposer de quelques semaines, je vous amènerais à Felmont. « Car avant de quitter ce monde, m’a-t-elle dit, je veux connaître et remercier l’homme à qui vous devez le bonheur de votre vie. Puis, a-t-elle ajouté, il y a aussi un peu d’égoïsme dans mon désir de voir votre mari, son renom d’illustre médecin est arrivé depuis longtemps jusqu’à moi, et quoique ma plus grande maladie soit mon grand âge, je désirerais fort consulter M. Bonaquet. » — J’ai donc, mon ami, pris l’engagement formel de vous amener auprès d’elle aussitôt que ce voyage vous sera possible ; car, je ne vous le cache pas, j’ai trouvé cette excellente femme bien affaiblie, et, durant mon séjour chez elle, je l’ai vue en proie à une sorte de crise nerveuse qui m’a d’abord beaucoup inquiétée. Mais heureusement cet accident n’a eu aucune suite fâcheuse.

— Hélas ! ma chère amie, tout est grave à cet âge. Aussi je vous promets de me rendre avec vous chez madame de Felmont aussitôt que je pourrai. Une fois que je l’aurai vue, que je me serai rendu compte de sa position, il me sera facile, je l’espère, d’indiquer un régime et quelques mesures de précaution qui pourront soutenir aussi longtemps que possible cette vie affaiblie par l’âge.

— Merci, mon ami, merci, car, après ma mère, madame de Felmont a été et est la personne que j’aime et révère le plus au monde.

— Et comment supporte-t-elle la complète solitude où elle vit ?

— Elle s’en arrange à merveille… Elle est, je vous l’ai écrit, mon ami, — reprit Héloïse en souriant, — très-philosophe, et quoique le revenu de son petit domaine soit modeste, elle y vit très-honorablement, au milieu de quelques bons et anciens serviteurs qui ont vieilli avec elle et qui l’adorent ; la lecture, sa tapisserie, ses fleurs, ses oiseaux, ses visites de bienfaisance et ses longues promenades à travers l’une des contrées les plus pittoresques de la France, suffisent à madame de Felmont pour employer tellement ses instants, que les journées lui paraissent trop courtes.

— À soixante-dix ans, cette faculté de vivre seule est rare et annonce toujours une intelligence supérieure.

— Vous avez eu, mon ami, une preuve de la noblesse, de la fermeté de l’esprit de madame de Felmont, par la lettre si touchante, si digne, quelle nous a adressée en nous renvoyant la fameuse contre-lettre de faire-part qu’elle avait reçue comme toutes les personnes de ma famille. Ce que je lui ai écrit à cette époque et surtout ce que, dernièrement, je lui ai dit de vous, — ajouta Héloïse en souriant, — a achevé de lui tourner la tête : vous avez fait sa conquête. Mais, mon ami, — continua soudain Héloïse avec une sorte d’inquiétude, — je vous trouve l’air triste, préoccupé.

— Il est vrai ; aussi avais-je doublement besoin de vous voir.

— Qu’avez-vous, mon ami ? vous m’inquiétez.

— De peur de troubler la quiétude de votre séjour chez madame de Felmont, je n’ai pas voulu vous instruire de ce qui me tourmente ; et d’ailleurs, qu’aurais-je pu vous apprendre ? J’ai plutôt le pressentiment que la certitude des malheurs que je redoute ; mais c’en est assez pour m’alarmer. Aussi, bénie soit votre arrivée, ma chère et bonne Héloïse ! — reprit Jérôme avec effusion. — Je retrouve la meilleure partie de moi-même ; je me sens déjà moins abattu, moins découragé.

— En vérité, Jérôme, vous m’effrayez. De quoi s’agit-il donc ?

— Il s’agit de Fauveau, de sa femme et de cette malheureuse orpheline !

— Mademoiselle Clémence Duval ?

— Hélas ! oui.

— Que leur est-il donc arrivé ?

— Je n’ai que des soupçons ; mais j’ai peur.

— Vous les avez donc vus pendant ces derniers temps, mon ami ?

Après un moment de silence, Jérôme reprit :

— Vous vous rappelez, ma chère Héloïse, qu’il y a près de trois mois, cette pauvre madame Duval, qui, d’abord, n’avait éprouvé aucune secousse en apprenant le salut presque miraculeux de son mari, a malheureusement bientôt succombé à l’espèce de fièvre dévorante qu’un espoir si longtemps trompé et enfin réalisé avait allumé chez cette pauvre femme, déjà épuisée par de longues souffrances.

— Oui, mon ami, je me rappelle aussi l’incompréhensible froideur avec laquelle mademoiselle Duval a refusé l’offre que nous lui avons faite, après la mort de sa mère, de venir habiter près de nous jusqu’à l’époque de son mariage avec M. de Saint-Géran ; union que, malgré nos instances, elle a repoussée comme une proposition presque outrageante pour sa délicatesse. Mais vous le savez, mon ami, quoique exagérée, l’ombrageuse susceptibilité de mademoiselle Duval m’a plutôt touchée que blessée, puisqu’elle part d’un scrupule honorable, M. de Saint Géran a d’ailleurs cruellement souffert ; il souffre cruellement encore d’avoir vu ses propositions refusées ; il m’a écrit à Felmont une lettre navrante. Ce qu’il savait par nous du caractère et des mérites de mademoiselle Duval, sa rare beauté, ont fait sur lui une impression si profonde, qu’il lui semble, m’a-t-il dit, que ce mariage ayant manqué, toutes les espérances de sa vie sont à jamais ruinées. Mais j’y songe, mon ami, et du colonel Duval, quelles nouvelles ?

— Aucune, depuis celles qui portaient qu’au moment où l’on traitait de son échange, une nouvelle prise d’armes des Kabyles a rompu la négociation. Dieu sait à cette heure ce qu’est devenu le colonel ! Double et cruelle incertitude, car plus que jamais cette malheureuse enfant aurait besoin de la protection paternelle. Lorsque Clémence Duval nous a annoncé son intention de continuer de vivre seule dans la retraite qu’elle avait si longtemps partagée avec sa mère, cette résolution, pourtant assez étrange chez une jeune personne de dix-sept ans, ne m’a, vous le savez, ni très surpris ni très alarmé.

— Non… Et ce que je savais par vous de la fermeté du caractère de mademoiselle Duval, de la solidité de ses principes, de son goût pour la retraite, m’a aussi rassurée ; puis enfin, j’ai senti ce qu’il y avait de pieusement filial dans ce désir de ne pas quitter un lieu où tout rappelait à cette pauvre enfant le souvenir de sa mère. Mais qu’est-il survenu ? Qui vous fait surtout regretter aujourd’hui que Clémence ne soit pas protégée par la sollicitude paternelle ?

— Avant votre départ, j’avais été péniblement frappé de la froideur, je dirais presque de la défiance que nous avait peu à peu témoignée Clémence Duval ; pendant votre absence, après avoir plusieurs fois, mais en vain, tenté de la rencontrer chez elle, j’y suis parvenu ; loin d’être pour moi affectueuse et cordiale comme autrefois, elle eut un accueil réservé, glacial. Trop franc pour lui cacher l’étonnement, le chagrin que me causait une telle réception, je l’ai suppliée de m’avouer sans détours la cause du changement que, depuis la mort de sa mère, je remarquais en elle ; ses réponses ont été contraintes, évasives, et il m’a été impossible de tirer d’elle aucune réponse satisfaisante.

— C’est étrange, mon ami.

— Je l’ai quittée très attristé, ne pouvant plus douter que l’on m’eût nui dans son esprit, d’autant plus facile à prévenir qu’il est plus confiant et plus ingénu.

— Mais, mon ami, qui donc avait intérêt à vous nuire auprès de mademoiselle Duval ?

— Je me suis fait aussi cette question, ma chère Héloïse… sans pouvoir d’abord y répondre ; mais il y a quelques jours, voulant tenter un dernier effort auprès de Clémence, je suis retourné chez elle ; je n’ai pas été reçu ; je m’éloignais, lorsqu’au détour du quai de l’île Saint-Louis j’aperçus Anatole… Je ne l’avais pas rencontré depuis notre visite à l’hôtel de Morsenne. La nuit commençait à tomber, il ne me vit pas, ou ne voulut pas me voir. Sa présence dans cette rue retirée où demeurait Clémence Duval me donna le pressentiment qu’il se rendait chez elle.

— Cependant, lors de nos entretiens avec elle, jamais mademoiselle Duval n’a prononcé le nom de M. Ducormier ?

— Cette dissimulation même augmenta mon inquiétude ; je suivis Anatole de loin, je le vis entrer dans la maison de Clémence ; il me fut facile, en gardant la plus complète réserve, de savoir du portier qu’Anatole venait de monter à l’appartement de mademoiselle Duval, et qu’elle le recevait tous les jours.

— M. Ducormier ? — dit la jeune femme avec anxiété, — cette pauvre enfant reçoit chaque jour un homme si dangereux ! Ah ! maintenant je conçois vos alarmes.

— J’eus la patience de me mettre en observation et d’attendre, grâce à la nuit, la sortie d’Anatole, sans être vu de lui ; il était resté chez elle environ trois heures.

— Pauvre enfant ! si loyale, si candide, livrée à elle-même sans appui, sans conseil, sans surveillance ! Oh ! il y a danger, mon ami, grand danger.

— Le soir même, en rentrant, j’écrivis à Clémence une lettre pressante, m’autorisant de l’amitié que m’avait portée sa mère, et des soins dévoués que je lui avais prodigués ; je lui demandais rendez-vous pour le lendemain.

— Et cette lettre ?

— Est restée sans réponse. De plus en plus effrayé, voulant à tout prix arriver jusqu’à cette malheureuse enfant, il y a trois jours, je me suis rendu chez elle ; sa servante m’a ouvert, et, malgré ses assurances réitérées que sa maîtresse était sortie, j’ai forcé la porte, et j’ai trouvé mademoiselle Duval dans son salon. À mon aspect, surprise, irritée de ma persistance, elle s’est levée d’un air indigne. « Malheureuse enfant, lui dis-je, vous vous perdez, car chaque jour vous recevez Anatole Ducormier, un des hommes les plus dangereux que je connaisse. — Monsieur, — répondit-elle résolument, — je suis libre de mes actions, je ne dois compte de ma conduite qu’à Dieu : j’ai d’ailleurs de graves raisons pour ne plus croire à la sincérité de l’intérêt que vous semblez me porter ; voilà pourquoi je désire éviter votre présence.

« — Mais pauvre enfant, lui dis-je, on vous trompe, on vous perd ; écoutez-moi. »

Elle ne me laissa pas continuer et reprit :

« — Vous vous êtes, monsieur, introduit chez moi malgré moi ; je vous laisse la place. »

Et sans vouloir m’entendre davantage, elle prend son châle, son chapeau, et sort, me laissant désespéré.

Après un moment de réflexion, Héloïse reprit :

— Après tout, mon ami, peut-être aussi nos craintes sont-elles exagérées.

— Comment ?

— Les fâcheux antécédents de M. Ducormier, son manque de parole envers vous, et surtout la lâcheté de sa conduite lors de notre visite à l’hôtel de Morsenne, doivent donner, je le sais, une triste opinion de son cœur, mais n’a-t-on pas vu souvent les plus mauvaises natures, cédant à l’influence d’une femme angélique, éprouver de salutaires retours ? Pourquoi M. Ducormier n’aimerait-il pas sincèrement, honnêtement, mademoiselle Duval ?

Bonaquet secoua tristement la tête et reprit :

— Si les vues d’Anatole étaient honorables, il n’aurait pas cherché à éloigner Clémence Duval de nous, il ne m’aurait pas calomnié auprès d’elle ; car, je n’en doute plus, il m’a perdu dans l’esprit de cette pauvre enfant, parce qu’il redoutait ma clairvoyance.

— Il est vrai, mon ami.

— Songer sérieusement à épouser Clémence Duval, n’était-ce pas pour Anatole vouloir se régénérer, abjurer sa vie passée ? Alors pourquoi ne pas revenir à nous ? ne savait-il pas que malgré son ingratitude, mes bras lui eussent été ouverts ? n’était-ce pas moi qui le premier avais songé à cette union pour lui, lorsque je croyais à sa conversion ? Non, non, tout me fait craindre que ses vues soient coupables.

— Et moi, mon ami, je ne puis croire à tant de perversité. Cet homme serait un monstre ! Abuser de la candeur de cette enfant, la séduire, la déshonorer ! Encore une fois, mon ami, si corrompu que soit M. Ducormier, il ne commettrait pas de sang-froid un crime si lâche, si odieux.

L’entretien de Jérôme Bonaquet et de sa femme fut interrompu par le vieux domestique qui dit au docteur :

— Monsieur, il y a là une personne qui voudrait vous parler tout de suite.

— Son nom ?

— M. Joseph Fauveau.

— Joseph ! — s’écria Bonaquet avec une surprise mêlée d’anxiété. — Priez-le d’entrer.

Le domestique sortit. Héloïse allait se retirer, mais son mari lui dit :

— Non, non, restez, je vous prie, ma chère Héloïse, car, je vous l’ai dit, je ne suis pas seulement inquiet sur le sort de Clémence Duval ; il est un autre malheur que je redoute. Mais silence ! voici Joseph, — ajouta le docteur au moment où Fauveau entrait introduit par le vieux domestique.