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La Bonne aventure (Sue)/4/III

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 67-95).
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III

Jérôme Bonaquet et sa femme avaient écouté dans un douloureux recueillement le récit de Joseph Fauveau, échangeant seulement de temps à autre quelques regards d’intelligence et de commisération.

Le docteur Bonaquet, convaincu qu’il fallait agir promptement, dit à Joseph, toujours plongé dans un morne accablement :

— Courage, ami !

— Du courage, reprit Joseph en essuyant ses larmes et regardant le docteur avec un sourire sinistre, — il y a longtemps que l’abrutissement m’a rendu lâche ; il y a longtemps que j’aurais dû aller tuer ce prince, cause de tous mes malheurs. Le cœur m’a manqué. J’ai trouvé plus commode de laisser Anatole me venger… Je n’ai eu de courage que pour torturer ma femme tant que j’ai pu.

Après un moment de réflexion Bonaquet reprit :

— Joseph, les moments sont précieux : voici sept heures du soir, réponds vite à quelques questions indispensables.

— Comment ! tu espères…

— Si j’espère ? Ah ! çà, mon pauvre Joseph, tu te moques de moi. Si j’espère ? Allons donc ! je suis certain que demain tu seras aux pieds de ta Maria, de cet ange de résignation, de vertu, de courage ; qu’elle te dira : — Joseph, je te pardonne ; et que demain soir, un dîner pareil à celui d’il y a trois mois nous réunira tous les quatre pour fêter le renouvellement de votre bonheur, qui, d’après la loi humaine, vous paraîtra d’autant plus doux qu’il aura été troublé par les trois abominables mois de… Mais patience, tu ne perdras rien pour attendre, et je te repincerai lorsque gai, heureux, confiant comme autrefois, tu seras en état d’entendre et de comprendre de sévères et bonnes vérités.

— Comment, Jérôme, tu crois que…

— Je crois, je sais que les deux meilleurs cœurs de la terre doivent être et seront dès demain réconciliés et pour jamais réunis dans un commun bonheur ; mais je sais aussi en ma qualité de médecin, qu’il ne suffit pas de sauver la vie des gens et de les mettre en convalescence, car les rechutes sont dangereuses ; aussi, jusqu’à complète et entière guérison, nous nous verrons quotidiennement : un jour, toi et Maria vous viendrez dîner ici ; le lendemain, Héloïse et moi nous irons dîner chez vous. Nous passerons ainsi toutes nos soirées ensemble, et que le diable m’emporte si, avant un mois, tu ne me dis pas un beau soir : — « Mon bon Jérôme, je voudrais bien avoir au moins deux ou trois soirées par semaine, que Maria et moi nous passerions tout seuls, ainsi qu’autrefois. » Et comme ta Maria a l’oreille fine, elle aura entendu ta supplique ; et je la vois d’ici me disant avec sa jolie petite mine si éveillée, si franche : — « Ce n’est pas moi, au moins, monsieur Bonaquet, qui ai prié mon bon Joseph de vous parler ainsi ; il a pris cela sous son bonnet, ce beau grenadier ; mais, entre nous, je pense comme lui. »

— Tiens, Jérôme, je ne peux pas te dire ce qui se passe en moi ! il me semble que tes bonnes et cordiales paroles me font malgré moi espérer. Ah ! si je t’avais vu plus tôt !

— Il ne s’agit pas du passé ; le passé est, Dieu merci ! enterré ; maintenant assez parlé : il faut agir. Où est ta Maria ?

— Chez sa mère. Elle m’a dit qu’elle y allait. Elle doit y être.

— Très bien. Où demeure sa mère ?

— Madame Clermont demeure rue du faubourg Saint-Martin, n° 17.

— Ma chère Héloïse, veuillez, je vous prie, écrire cette adresse. Et maintenant voici ce que moi, le docteur Bonaquet, je t’ordonne, et très sérieusement, mon bon Joseph ; car je sais l’influence du physique sur le moral. Tu vas, pour te calmer, te détendre, aller prendre un bain de deux heures à l’établissement du Pont-Neuf que l’on voit d’ici. Tu feras en même temps couper cette abominable barbe qui te défigure. En sortant du bain tu demanderas un bouillon et un verre d’eau rougie, rien de plus, et tu attendras un mot de moi qui te dira si tu dois retourner chez toi ou venir passer la nuit ici.

— Mon bon Jérôme, je…

— De deux choses l’une : ou ta femme, suivant sa première pensée, sera retournée chez sa mère, ou elle sera restée à sa boutique. Si elle y est, ce dont je vais de ce pas m’assurer, tu passeras la nuit ici ; dans le cas contraire, si Maria était chez sa mère, tu retournerais chez toi, et avant de te coucher tu prendras une potion calmante, que je vais en tout cas envoyer chez toi par mon pharmacien ; tu dormiras, c’est moi qui te le prédis, d’un bon et doux sommeil. Demain tu mettras ta boutique bien en ordre, tu te feras beau comme pour un jour de noce, et tu attendras. Voilà tout ce que je e demande… le feras-tu ?

— Jérôme, — répondit Fauveau subjugué par l’accent de confiante espérance de son ami, je te promets de faire ce que tu désires. Tu ne me croiras peut-être pas, car, une fois déjà j’ai manqué à ma parole.

— Veux-tu me laisser en repos avec le passé ! Tu me promets de suivre de point en point mon ordonnance ?

— Oh ! oui, Jérôme, — répondit Fauveau les yeux mouillés de larmes, — car déjà je me sens calmé, consolé. Oh ! tu es le meilleur des hommes !

Et dans sa naïve reconnaissance, Joseph prit les mains de son ami et les baisa avec effusion.

— Voici de ces émotions que je défends quant à présent, — dit le docteur contenant à peine ses larmes ; — du calme… surtout du calme. Assieds-toi là ; j’ai deux mots à dire à ma femme, puis je monte en fiacre avec toi et je te dépose aux bains.

Joseph s’assit pour ainsi dire accablé sous l’heureuse impression qu’il ressentait ; il croyait rêver, partageait presque la confiante espérance de son ami qui, s’éloignant de quelques pas avec Héloïse, lui dit tout bas :

— Pauvre Joseph ! sa guérison est en bon train ; nous ramènerons facilement Maria.

— Je le crois, mon ami, car, si insensées, si cruelles que soient les violences causées par une injuste jalousie, presque toutes les femmes les pardonnent ; mais j’ai aussi quelqu’un à préserver d’un sort terrible peut-être.

— Je vous comprends, mon amie, madame de Beaupertuis ? le projet de vengeance de ce malheureux Anatole ?

— Je veux éclairer ou prévenir Diane s’il est temps encore.

— Oui, oui, à l’instant allez chez elle, mon amie, pendant que je vais me rendre chez cette pauvre Maria.

Madame Bonaquet s’approchant alors de Fauveau lui dit :

— Allons, monsieur Joseph, je partage complètement la confiance de mon mari ; demain sera un beau jour pour nous tous, vous serez heureux de retrouver un bonheur que vous croyiez perdu, nous serons heureux d’être témoins de votre joie.

Quelques instants après, Héloïse et le docteur Bonaquet, accompagnés de Joseph, montèrent chacun dans un fiacre. Héloïse se fit conduire à l’hôtel de Morsenne ; Jérôme, après avoir déposé Joseph devant l’établissement du Pont-Neuf, se fit conduire à la boutique de parfumerie de la rue du Bac.

Ce magasin, autrefois si soigné, si coquet, si bien fourni et achalandé, était en désordre et semblait abandonné, une épaisse couche de poussière couvrait tous les objets ; le comptoir de chêne ne brillait plus de son lustre de propreté. Si puériles que paraissent ces remarques, elles serrèrent le cœur de Jérôme Bonaquet lorsqu’il entra dans cette boutique, jadis égayée par la continuelle bonne humeur du jeune et joyeux ménage.

— Madame Fauveau est en haut, chez elle, n’est-ce pas ? — demanda Jérôme à la servante, assise au comptoir.

— Non, monsieur, madame est sortie.

— Vous me connaissez bien, — reprit Jérôme, — vous savez que je suis un vieil ami de la maison…

— Oh ! oui, monsieur le docteur.

— Eh bien ! conduisez-moi là-haut, que je m’assure si madame Fauveau est chez elle. Vous pouvez avoir reçu l’ordre de dire qu’elle n’y est pas, et je viens pour une chose si importante que votre maîtresse serait désolée de ne m’avoir point reçu.

— Oh ! monsieur le docteur, si vous voulez monter, vous verrez par vous-même que madame n’y est pas… Elle m’a fait conduire tantôt la petite chez sa maman, où madame doit coucher ; voilà une grande demi-heure qu’elle m’a envoyé chercher un fiacre dans lequel elle est sortie, car elle n’a pas voulu dîner.

Malgré les assertions de la servante, le docteur Bonaquet tint à monter à l’entresol, accompagné de la domestique. Ainsi que celle-ci le lui avait dit, il ne trouva pas Maria.

— Elle s’en est allée chez sa mère, — pensa Bonaquet. Et il se fît conduire chez madame Clermont, rue du Faubourg-Saint-Martin. Ne voulant pas inquiéter la famille de Maria, dans le cas où celle-ci ne serait pas encore arrivée chez ses parents, il demanda au portier si madame Fauveau était venue dans la soirée. Le portier répondit que non. Bonaquet, se promettant une nouvelle visite dans la soirée, retourna près de Joseph, afin de lui renouveler sa recommandation et lui apprendre que Maria étant allée chez sa mère, il pouvait retourner à son magasin.

Madame Bonaquet, de son côté, s’était rendue à l’hôtel de Morsenne, où elle n’avait pas reparu depuis la soirée dont nous avons parlé. Au lieu de s’adresser à la loge du suisse, Héloïse alla directement à l’appartement occupé par madame de Beaupertuis ; un de ses gens lui ayant répondu que madame la duchesse était sortie, Héloïse le pria de faire venir la première femme de chambre de madame de Beaupertuis, mademoiselle Désirée, qui jouissait depuis longtemps de l’entière confiance de sa maîtresse.

Au temps où elle visitait fréquemment la famille de Morsenne, Héloïse avait souvent vu chez la jeune duchesse cette femme de chambre ; celle-ci arriva bientôt et cédant à une ancienne habitude, dit à madame Bonaquet :

— J’ignorais que c’était madame la marquise qui me faisait demander ; me voici à ses ordres. Madame la duchesse sera bien fâchée de ne s’être pas trouvée chez elle pour recevoir Madame.

— Je sais, Mademoiselle, — reprit Héloïse, — que vous êtes dévouée à madame de Beaupertuis.

— Oh ! pour cela, oui, madame la marquise.

— Eh bien, dites-moi sincèrement si madame de Beaupertuis est chez elle, ou si elle a seulement fait fermer sa porte ? J’ai absolument besoin de lui parler pour une chose très grave, très pressante ; ainsi donc, dans l’intérêt de votre maîtresse, ne me cachez pas la vérité.

— Je puis jurer à Madame que madame la duchesse est sortie à pied tantôt ; elle m’a dit qu’elle ne rentrerait que ce soir et qu’elle irait, comme cela lui arrive souvent, dîner à l’Abbaye-aux-Bois, chez madame la comtesse de Surval… à telle enseigne que madame la duchesse m’a permis de disposer de ma soirée.

— Je regrette vivement ce contre-temps, — reprit Héloïse, convaincue avec raison de la véracité de mademoiselle Désirée ; — vous direz alors à madame de Beaupertuis que je la prie en grâce de m’attendre demain dans la matinée.

— Oui, madame.

Au moment où Héloïse s’apprêtait à sortir, la femme de chambre lui dit avec un certain embarras :

— Je sais combien madame est bonne pour tout le monde, et si j’osais…

— Parlez, mademoiselle.

— Madame trouvera peut-être ma prière bien indiscrète.

— Voyons, de quoi s’agit-il ?

— Je demanderais à madame sa protection et sa bienveillance.

— Pour qui ?

— Pour ma sœur de lait, madame. Je l’avais perdue de vue depuis plusieurs années, lors d’un long voyage que j’ai fait avec mes anciens maîtres. Par le plus grand des hasards, je l’ai retrouvée il y a peu de jours : c’est une excellente personne, et comme elle tient un petit magasin de ganterie et de parfumerie, si madame voulait l’honorer de sa pratique, et la recommander à ses connaissances, j’en serais bien heureuse ; ce serait une bonne nouvelle que j’apporterais aujourd’hui à ma sœur de lait, car je compte profiter de ma soirée pour aller la voir.

— Et quelle est l’adresse de votre sœur de lait, mademoiselle ?

— Combien madame est obligeante ! — répondit mademoiselle Désirée toute joyeuse. — Son magasin est rue du Bac, à l’enseigne du Gagne-Petit.

— Est-ce que ce serait madame Fauvau ? — dit Héloïse, très-étonnée de cette singulière coïncidence.

— Madame se fournit donc déjà chez elle ?

— Oui, je la connais. Mais dites-moi, mademoiselle, l’avez-vous vue très-récemment ?

— Non, madame, pas depuis notre première rencontre : il y a de cela quelques jours ; j’avais besoin de gants ; au lieu d’aller chez notre fournisseur habituel, rue de la Paix, je vois en passant dans la rue du Bac une boutique de ganterie ; j’entre, et qui est-ce que je reconnais au comptoir ? Maria Fauveau, ma sœur de lait. Je laisse à penser à madame quelle a été notre joie de nous revoir après plusieurs années. Madame Fauveau a toujours un excellent cœur, car, quoique je ne sois qu’une femme de chambre et qu’elle soit, elle, la femme d’un commerçant, elle n’en a pas été pour cela plus fière envers moi ; aussi je me suis promis, sans lui en parler, de la recommander aux amies de madame la duchesse.

— C’est une très bonne pensée, mademoiselle, et je vous approuve, — répondit Héloïse, — mais ne manquez pas, je vous prie, de prier madame de Beaupertuis de m’attendre demain matin chez elle.

Et madame Bonaquet retourna à sa demeure, cruellement désappointée de l’inutilité de sa démarche.

À peu près à l’heure où se passaient les différentes scènes que nous venons de raconter, d’autres évènements marchaient presque simultanément.

Quelques préparations sont nécessaires pour compléter l’intelligence de la continuation de ce récit.

L’on sait qu’il y a quelques années la plupart des maisons situées rue de la Lune, dans le quartier Bonne-Nouvelle, avaient une seconde entrée sur le boulevard ; plusieurs de ces maisons ayant même deux escaliers, dont l’un aboutissait à la rue, l’autre au boulevard, il s’ensuivait que certains appartements jouissaient de deux issues complètement séparées.

Or, à peu près à la même heure où Jérôme Bonaquet et sa femme s’occupaient de leurs recherches, le prince de Morsenne et son fidèle Loiseau, tous deux vêtus de longues redingotes, leur chapeau enfoncé sur les yeux, se tenaient en observation dans une sorte de renfoncement obscur formé par la saillie d’une maison de la rue de la Lune, rue à cette heure brillamment éclairée par le gaz des candélabres et par les lumières d’une boutique voisine.

— Loiseau, — dit le prince à son confident, — je songe à une chose… Si l’affaire réussit, il peut me convenir d’avoir des preuves et de m’en servir, le cas échéant, afin de pouvoir, au besoin, me faisant une arme de ces preuves, prolonger à mon gré ce qui pourrait n’être que le résultat d’une surprise.

— Je comprends, monsieur ; mais ces preuves… comment…

Elle va sans doute venir en fiacre. Tu donneras un louis au cocher, tu l’emmèneras dans un cabaret, tu lui demanderas à quelle heure et en quel lieu la femme qu’il aura emmenée est montée dans la voiture, et de quelle façon cette femme était vêtue ; tu rédigeras, sur ces indications, une sorte de note que tu feras signer à ce cocher, s’il sait signer ; en tout cas, tu prendras son numéro et l’adresse de son maître. Comprends-tu ?

— Parfaitement, monsieur… De sorte qu’au besoin on pourrait dire à la charmante : Votre mari saura tout, si…

Puis, s’interrompant, l’honnête serviteur ajouta vivement :

— Monsieur, un fiacre !… Il s’arrête devant la porte.

— Ah ! Loiseau, le cœur me bat comme si j’avais vingt ans… C’est elle !… Ce Ducormier est un drôle impayable !… N’oublie pas mes recommandations. Vite, donne-moi l’écrin et le portefeuille.

— Les voici, monsieur !

Pendant la fin de l’entretien de M. de Morsenne et de Loiseau, un fiacre s’était arrêté le long du trottoir, à peu de distance de l’endroit où le prince et son confident se tenaient aux aguets ; bientôt, à la clarté du gaz, ils distinguèrent parfaitement les traits de Maria Fauveau, qui, après être descendue de voiture, entra dans l’une de ces maisons qui, nous l’avons dit, donnaient à la fois sur la rue de la Lune et sur le boulevard.

Lorsque la jeune femme eut disparu dans l’ombre de la porte cochère, qui se referma sur elle, M. de Morsenne, sortant de son embuscade, traversa rapidement la rue dans toute sa largeur, et se tournant vers la maison où venait d’entrer Maria, il leva les yeux vers les étages supérieurs et parut impatiemment y chercher un signal. En effet, au bout de quelques minutes, il vit une lumière brillante disparaître, puis briller de nouveau, derrière les vitres de la croisée d’un appartement situé au troisième étage.

Aussitôt le prince entra précipitamment dans la maison d’où venait ce signal.