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La Bonne aventure (Sue)/4/IX

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 279-315).
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IX

Quinze mois environ s’étaient écoulés depuis que la duchesse de Beaupertuis et Clémence Duval avaient écrit les deux lettres que nous avons citées.

Les scènes suivantes se passaient, vers les premiers jours de septembre, aux eaux de Bade, dans la tabagie de l’Hôtel-des-Princes, rendez-vous habituel des fumeurs. À ce moment, une seule personne se trouvait dans le petit salon, lisant les journaux et fumant son cigare : c’était un homme de trente ans, d’une figure agréable et d’une tournure distinguée ; il portait un élégant costume de vénerie ; son couteau de chasse, son fouet et sa cape de velours noir étaient placés près de lui, sur une table ; il fut distrait de l’attention qu’il donnait à sa lecture par l’arrivée d’un second personnage. À sa vue, notre fumeur se leva, courut vers le nouveau venu en lui tendant la main, et s’écria :

— Juvisy ! quelle bonne rencontre !… toi à Bade !

— Et fort content d’y être, mon cher Mesenval, puisque je t’y trouve. Est-ce qu’il y a longtemps que tu es ici ?

— Depuis un mois. J’ai passé l’hiver à Naples, le printemps à Venise, l’été à Florence, et je viens commencer l’automne à Bade, attiré par les chasses à courre, qui sont vraiment royales. Veux-tu assister à celle d’aujourd’hui ? j’ai un cheval à ta disposition.

— Merci, mon cher Juvisy. À la première occasion je profiterai de ton offre… Ah çà, chasse à part, s’amuse-t-on ici ?

— La saison est très animée ? il y a des femmes charmantes, on joue un jeu d’enfer, le cuisinier de cet hôtel est excellent, et, ma foi ! l’on vit avec cela.

— Parfaitement !… Et les scandales amoureux ? il y en a, j’espère ?

— Médiocrement, grâce à une diablesse de comtesse polonaise qui fait tourner toutes les têtes.

— Et en quoi cela nuit-il au scandale ? il me semble qu’au contraire…

— Pas du tout : les hommes ne s’occupent que de la comtesse, quoiqu’il y ait ici d’autres femmes vraiment fort agréables, de sorte que, tu comprends ? cette damnée femme attire, concentre et absorbe tous les chercheurs d’aventures et de scandale, d’où il suit qu’il y en a fort peu.

— Et cette comtesse, elle est donc bien séduisante ?

— Charmante, et de l’esprit comme un démon. Elle a été la maîtresse du baron de Herder, l’intime confident du prince de Metternich. Elle est même fort mêlée, dit-on, à toutes sortes d’intrigues diplomatiques.

— Et son mari ?

— Mon cher, ces comtesses polonaises-là ont toujours un mari qui voyage ; c’est… leur caractère.

— A-t-elle du moins fait un heureux au milieu, de cette foule de soupirants ?

— On le croit, on l’espère. Car enfin, si l’un a réussi, il n’y a pas de raison pour que les autres…

— C’est dans l’ordre. Et cet heureux préféré, quel est-il ?

— Le ministre de France à Bade, conservateur ardent, ennemi juré des révolutions et des révolutionnaires, grand partisan du trône, de l’autel et de toutes les légitimités.

— Très bien… quelque chose comme un doctrinaire, c’est-à-dire un homme bilieux, jaune ou vert, aigre et cassant, raide et hautain… C’est très utile en politique, ces gens-là… Mais, comme dit Lagingeole, c’est peu agréable en société.

— Tu n’y es pas du tout. Notre ministre est un charmant garçon ; homme de la meilleure compagnie, et assez spirituel pour n’être pas ridicule, quoiqu’il ait épousé une vieille femme, Je dis vieille, par rapport à lui, car il a vingt-six ou vingt-sept ans, et sa femme en a quarante. Elle es encore du reste fort bien, chose rare chez les Italiennes, qui passent si vite.

— Et comment un homme de l’âge de notre ministre a-t-il épousé cette matronne ?

— Pardieu, mon cher, parce qu’un homme de son âge aime surtout à mener grande vie et grand train. Aussi, grâce aux cinquante mille écus de rentes que madame Urbino, veuve d’un riche banquier de Naples, a apportés à notre diplomate, il a ici une maison excellente, les plus jolies voitures de Bade, en un mot un établissement de grand seigneur, sans compter que la fortune de sa femme a servi à l’avancement de cet aimable garçon, car, de premier secrétaire d’ambassade à Naples, où il a épousé cette riche veuve, il a été nommé, il y a six mois, d’abord chargé d’affaires ici, puis, un mois après, ministre.

— Mais c’est un superbe avancement !

— Superbe, en effet, et qu’il a dû, j’en suis sûr, encore moins à la faveur et à l’influence de la fortune de sa femme, qu’à son charme et à l’agrément de son esprit ; car c’est, sur ma parole, l’un des hommes les plus agréables et des plus séduisants que je connaisse ; tout le monde l’aime et le recherche ; le grand-duc l’accueille comme il n’a jamais accueilli aucun ministre, et le prince royal de P***, qui prend ici les eaux, est sur le pied d’une intimité parfaite avec notre diplomate ; ils montent à cheval ensemble presque tous les jours, et le prince va souvent le visiter ; enfin, que te dirai-je ? c’est une véritable fureur.

— Ah çà, et quel est le nom de cet enchanteur ?’

— Le comte Anatole Du Cormier.

— Où diable prends-tu ce comte-là ?

— C’est un comte fabriqué, comme tant d’autres, dans les bureaux des affaires étrangères ; aussi je ne te le donne pas pour bon gentilhomme, mais pour parfait gentleman.

— Attends donc ; mais il me semble que je connais ce nom-là, Ducormier… voyons donc, Ducormier ?… Eh ! mais sans doute, j’y suis maintenant : il était secrétaire du prince de Morsenne…

— Son premier protecteur, dont il parle toujours avec autant de vénération que de reconnaissance.

C’est cela même ; il y a une quinzaine de mois, M. Ducormier s’est battu contre ce pauvre Saint-Géran, qu’il a, ma foi ! blessé grièvement.

— J’ignorais ce duel ; mais, à propos de Saint-Géran, l’as-tu vu depuis longtemps ?

— Comment, tu ignores…

— Quoi donc ?

— Depuis plus d’une année, il s’est fait prêtre.

— Ah bah ! et pourquoi diable s’est-il fait prêtre ?

— On l’ignore, on suppose un désespoir amoureux.

— C’était, pardieu ! bien la peine d’hériter par anticipation des grands biens qui ne devaient lui revenir qu’après la mort de madame de Blainville, de madame Bonaquet, veux-je dire.

— À propos, te souviens-tu de cette fameuse scène à l’hôtel de Morsenne, dans laquelle le docteur Bonaquet, si mal accueilli d’abord, s’est montré, il faut l’avouer, plein de présence d’esprit et de dignité ?

— Je m’en souviens à merveille de cette soirée ; c’était fort piquant ! Mais en parlant de l’hôtel de Morsenne, tu viens de Paris, toi, sans doute ?

— Non, je l’ai quitté il y a six mois pour aller chez ma tante en Lorraine, d’où j’arrive.

— Lors de ton départ de Paris, que disait-on de la duchesse de Beaupertuis ? Quand j’ai quitté la France, cette ravissante femme continuait d’être le désespoir de tous ceux qui s’occupaient d’elle, et, s’il faut te l’avouer, j’étais un peu de ces désespérés-là ; aussi, n’ai-je pas été fâché d’aller me distraire à Naples de ce commencement de folle passion.

— Ah ! mon cher, il s’est passé du nouveau à l’hôtel de Morsenne pendant tes voyages.

— Comment cela ?

— D’abord, le prince de Morsenne a été si gravement malade qu’il a failli mourir ; plus tard il a demandé l’ambassade d’Espagne, où il est, je crois, encore.

— Et la duchesse ?

— Ah ! la duchesse… la duchesse…

— Eh bien ?

— Tu as été amoureux de madame de Beaupertuis, tu l’es peut-être encore, je ne devrais pas te dire…

— Quoi ?… qu’elle a un amant ?

— Si ce n’était que cela !

— Elle en a plusieurs ?

— Plût au ciel !

— Voyons, Juvisy, parle sérieusement.

— À peu près à la même époque où le prince son père a été si gravement malade, madame de Beaupertuis a été non moins dangereusement souffrante, mais elle est sortie de cette crise plus charmante, plus adorable que jamais, et alors… ah ! mon pauvre Mesenval…

— Achève !

— Tu connais Moraincourt ?

— Parbleu ! il me doit cent louis d’un pari de course qu’il ne me paiera jamais… Mais comment ! est-ce que ce serait lui, avec sa tournure de palefrenier anglais et ses habitudes de mauvais endroits, qui…

— Attends donc… Tu sais, puisque tu le dis, que Moraincourt ne met presque jamais les pieds dans le monde, et qu’il hante en effet de préférence les mauvais endroits, les bals de barrières et de guinguette.

— Oui, mais quel rapport cela a-t-il avec madame de Beaupertuis ?

— Cela a beaucoup de rapports, et tu vas le voir. Au commencement de l’automne passé, à peu près à cette époque, Moraincourt se trouvait à Belleville dans je ne sais quel bal borgne fréquenté par des grisettes, des commis-marchands, et autre jeunesse très peu dorée. Moraincourt, appuyé à un arbre, regardait danser, et remarquait particulièrement une grande jeune femme dont il n’avait pas encore vu la figure, mais dont la taille de nymphe, souple comme un jonc, émerillonnait d’autant plus vivement notre Moraincourt, que la séduisante créature accentuait sa danse d’ondulations aussi serpentines et aussi provocantes que peu agréables à la pudeur des municipaux. Moraincourt, affriandé, attend le moment favorable pour envisager cette voluptueuse corybante, et qui reconnaît-il ?… La duchesse de Beaupertuis habillée en grisette, et dansant… plus qu’en grisette…

— Es-tu fou ?

— Je suis vrai ; le lendemain même, Moraincourt m’a conté la chose.

— Allons donc ! il était ivre, comme toujours.

— Je ne dis pas non… Mais il a tellement l’habitude de l’ébriété, qu’il y voit malgré cela très clair.

— Je te répète que c’est impossible… Madame de Beaupertuis, si fière, si dédaigneuse… Elle, plus grande dame que personne au monde, se déguiser en grisette !… courir les guinguettes !… Moraincourt était ivre, encore une fois, à moins qu’il n’ait été dupe d’une ressemblance extraordinaire.

— Entre nous, c’est ce que l’on pense généralement. Du reste, Moraincourt, sortant de la stupeur où l’avait jeté cette apparition presque fantastique, s’est mis à la poursuite de madame de Beaupertuis.

— De la femme qu’il prenait pour madame de Beaupertuis.

— Soit, jaloux ! Toujours est-il que la contredanse terminée, il vit la duchesse ou sa Sosie s’éclipser dans les bosquets avec son danseur, très jeune, très frais et très joli garçon. Moraincourt vole sur leurs traces, mais un flux de foule le sépare des objets de sa poursuite, et impossible de les rejoindre. Le jeudi suivant, Moraincourt était le premier à la guinguette. Vain espoir ! ni ce jour-là ni les autres il n’a revu la duchesse, ou, si tu veux, la femme qu’il avait prise pour madame de Beaupertuis.

— Pardieu ! je le crois bien, les ivrognes n’ont pas deux fois la même vision.

— Vision ?… vision ?…

— Comment, toi aussi ?

— Je ne puis affirmer ce que je n’ai pas vu. Mais la vie de madame de Beaupertuis était devenue depuis quelque temps si singulière !

— Comment cela ?

— On ne la rencontrait presque jamais chez elle, et c’est à peine si elle se montrait dans le monde, où elle allait auparavant presque tous les soirs.

— Ainsi, la duchesse avait renoncé aux bals, aux fêtes ?

— Non pas absolument, te dis-je, mais on l’y voyait fort rarement. La dernière fois que je l’y ai rencontrée, c’était à la fin de l’hiver, dans un grand bal à l’ambassade d’Angleterre ; jamais, je crois, madame de Beaupertuis ne m’avait paru plus remarquablement belle ; elle était éblouissante de diamants et de parure ; j’ai dansé avec elle, et j’ai été frappé, presque blessé, de ce qu’il y avait de moqueur et de sardonique dans son langage à l’endroit des gens du monde, parmi lesquels pourtant elle avait toujours vécu, pour ainsi dire, en souveraine idolâtrée.

— Cela ne m’étonne pas du tout. Je l’ai toujours trouvée très dédaigneuse, hélas ! trop dédaigneuse.

— Il y a encore quelque chose de fort singulier. Tu le sais, le duc de Beaupertuis n’accompagnait de sa vie sa femme au bal, absorbé qu’était ce cher homme par la contemplation et l’étude de ses scarabées.

— Oui, je sais cela.

— Eh bien ! depuis le commencement de l’hiver passé, lorsque sa femme, à de rares intervalles, paraissait dans le monde, M. de Beaupertuis l’y suivait et ne la quittait pour ainsi dire pas des yeux.

— Il est donc devenu jaloux ?

— Je le crois, et il n’avait cependant pas de motifs de l’être, en raison du moins de ce qui se passait sous ses yeux ; car, bien qu’entourée comme à l’ordinaire, parce que la rareté de ses apparitions en doublait l’effet, madame de Beaupertuis ne semblait avoir de préférence pour personne, et se montrait plus hautaine, plus sardonique que jamais envers ses adorateurs. Malgré cela, plusieurs fois, j’ai remarqué sur les traits de Beaupertuis, qui suivait presque toujours sa femme du regard, une émotion qui m’a peiné.

— Lui, intéressant, avec sa figure ridicule et sa tournure impayable ? Tu plaisantes !

— Je te répète qu’entre autres à ce dernier bal dont je te parle, j’ai eu la curiosité d’observer attentivement ce pauvre duc ; il se tenait dans l’embrasure d’une porte, tandis que sa femme, debout au milieu d’un salon, son bouquet à la main, plaisantait et causait avec quelques élégants dont elle était entourée pendant l’un des repos d’une contredanse. Eh bien ! la figure hétéroclite de Beaupertuis, que jamais jusqu’alors je n’avais regardée sans envie de rire, m’a, je te le répète, si profondément attristé, que, malgré moi, je me suis senti apitoyé… C’est absurde, vu que la jalousie n’a rien d’attendrissant, surtout chez un drôle de corps comme Beaupertuis ; mais, que veux-tu ? cette impression a été plus forte que moi.

— Quelles singulières nouvelles tu me donnes là ! mon cher ! Mais non, non, je ne puis me résoudre à croire que cette belle et charmante duchesse réserve pour les gens du monde ses hauteurs et ses sarcasmes, tandis qu’elle va s’apprivoiser dans les guinguettes. Encore une fois, Juvisy, c’est du roman, ou plutôt une hallucination de cet ivrogne de Moraincourt !

— Sérieusement, je suis tenté de le croire comme toi ; et d’un autre côté, ces déguisements de grande dame courant les aventures ne sont pas sans précédents.

— Tu plaisantes !

— Pas du tout. Voyons : est ce que nous n’avons pas été bercés par nos grands parents des aventures de la princesse d’Egmont, passant pour une grisette aux yeux d’un beau garde française et d’un commis-marchand, ses amants ? Est-ce que Dupré, le fameux danseur du siècle passé ; est-ce que Molé, Baron, fameux comédiens de la même époque, n’ont pas été honorés des bonnes grâces de beaucoup de grandes, de très grandes dames ?

— D’accord ; mais ces grandes dames-là vivaient dans un autre temps que le nôtre : et puis, elles n’avaient pas, comme madame de Beaupertuis, conservé leur réputation intacte jusqu’à vingt-deux ou vingt-trois ans, pour se jeter ensuite à corps perdu dans une audacieuse dépravation,

— Mon pauvre Mesenval, tu as été, comme tant d’autres, amoureux de la duchesse ; comme tant d’autres aussi, tu as été éconduit, et, sans t’en douter, tu cèdes à une sorte de jalousie rétrospective qui égare ton jugement.

— Mais enfin, depuis que ces bruits (je persiste à les croire stupides et mensongers), depuis que ces bruits circulent sur madame de Beaupertuis, comment la reçoit-on dans le monde quand elle s’y présente ?

— À merveille, comme toujours.

— Tu vois donc bien : on ne l’accueillerait pas ainsi si elle menait l’abominable conduite que tu dis.

— D’abord, je te répète que généralement on croit que Moraincourt était ivre ou qu’il a été dupe d’une ressemblance. Et puis d’ailleurs tu sais bien que madame de Beaupertuis, par sa naissance, ses alliances, sa position et surtout par son esprit, est de ces femmes avec lesquelles on est toujours obligé de compter.

L’entretien des deux amis fut interrompu par un bruit de trompes sonnant des fanfares.

— On se dispose à partir pour la chasse, mon cher Juvisy, — dit M. de Mesenval se levant et bouclant le ceinturon de son couteau de chasse. — Décidément tu ne veux pas venir ? il fait un temps superbe, le rendez-vous est au pavillon de la forêt, il y aura un monde fou ; cela nuira sans doute à la régularité de la chasse, mais le coup-d’œil y gagnera en animation ; tiens, juges-en seulement d’après ce départ.

Et M. de Mesenval conduisit son ami près de la fenêtre de la tabagie, qui s’ouvrait sur l’une des cours de l’hôtel des bains.

Les piqueurs, après avoir sonné la dernière fanfare du départ, se dirigeaient vers la route de la forêt, suivis de la meute surveillée par les valets de chiens à pied ; la cour restait encombrée d’un grand nombre de voitures, qui furent bientôt remplies de jeunes femmes en élégantes et fraîches toilettes du matin ; des grooms en livrée tenaient des chevaux en main, tandis que des cavaliers se disposaient à suivre la direction des piqueurs.

Soudain l’on vit entrer dans la cour une charmante calèche à quatre chevaux, pleins de race et d’élégance ; deux valets de pied en livrée étaient assis sur le siège de devant ; derrière cette voiture, que le maître conduisait lui-même à grandes guides avec une grâce et une aisance dignes du président du club des Four-in-Hands[1], dans cette calèche, était une femme mise avec élégance et dont un voile à demi baissé cachait les traits.

— Voici, mon cher, un des plus remarquables four-in-hands que j’aie vu de ma vie, — dit M. de Juvisy à son ami : — il est impossible d’imaginer quatre chevaux mieux ensemble et aussi bien appareillés… Quel sang ! quelles actions ! Je suis sûr qu’on n’aurait pas un semblable attelage à Londres, chez Tatersall, pour deux mille louis. Tout cela est d’un goût parfait. À qui donc cette voiture ?

— Au comte Ducormier, notre ministre, qui, tu le vois, la conduit lui-même en habile cocher ; il va sans doute suivre aussi la chasse.

— M. Ducormier, ce grand jeune homme brun, avec une rose à sa boutonnière ? En effet, je me rappelle maintenant sa figure. Je l’ai vu à l’hôtel de Morsenne. Mais il a pardieu ! fort bon air sur son siège… Sais-tu, Mesenval, que ce gaillard-là a fait un beau rêve ! Il y a quinze mois, secrétaire de M. de Morsenne, et aujourd’hui ministre de France à Bade, riche de cinquante mille écus de rente, et comte (ou à peu près) par-dessus le marché !… Seulement il y a le revers de la médaille ; le voici obligé de promener dans cette charmante voiture sa femme, un peu trop mure pour braver le soleil, car c’est elle sans doute que je vois là faisant la timide violette sous son voile d’Angleterre.

— C’est elle-même ; mais par compensation je gagerais que M. Ducormier promènera en même temps cette petite comtesse polonaise dont on est ici affolé et qui semble fort le distinguer.

— Ah çà ! et sa femme ?

— Madame la comtesse Ducormier prend, dit-on, la chose en femme d’esprit et de bon goût ; elle fait très dignement les honneurs de sa maison, et, je crois, est ravie d’être femme de ministre. Mais tiens, que disais-je ? voici la voiture arrêtée devant le pavillon où demeure la comtesse Mimeska, et elle ne se fait pas attendre.

— Quelle charmante petite blonde ! Elle est mise à ravir. Quelle jolie figure ! — reprit M. de Juvisy, en voyant la comtesse monter lestement en voiture et s’asseoir à côté de madame Ducormier, qui semblait lui faire le plus gracieux accueil, pendant qu’Anatole Ducormier, penché sur son siège, adressait quelques paroles aux deux femmes.

— Pauvre madame Ducormier ! — reprit en souriant M. de Juvisy, — mariez-vous donc avec de beaux jeunes gens, quand vous avez quarante ans ! Donnez donc des voitures à votre mari, pour qu’il y promène de jolies femmes dont vous faites ressortir, hélas ! la jeunesse et la fraîcheur !

— Au revoir, Juvisy, — reprit M. de Mesenval en prenant son fouet et sa cape ; — je n’ai que le temps de monter à cheval. Mais j’y pense : il y a ce soir réception chez M. Ducormier ; par ta position, tu es pour ainsi dire invité de droit chez notre ministre. Veux-tu que je t’y présente ? Tu verras peut-être là cette diabolique comtesse Mimeska, et tu pourras, si le cœur t’en dit, te ranger au nombre de ses victimes.

— Ma foi ! je me risque, et j’accepte, mon cher. À ce soir. Tu me donneras des nouvelles de la chasse. Et si tu y prends garde, tu me diras ce qui sera advenu de la promenade de M. Ducormier en compagnie de sa respectable moitié et de cette charmante comtesse.

— Je te dirai tout ce que j’aurai vu, mon cher, et même ce que je n’aurai pas vu. À ce soir.

Et M. de Mesenval sortant pour aller monter à cheval, les deux amis se séparèrent.


FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
  1. Attelage à quatre chevaux mené à grandes guides. Il existe à Londres un club composé de ces cochers grands seigneurs.