Aller au contenu

La Bonne aventure (Sue)/4/VIII

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 251-275).
◄  VII
IX  ►

VIII

CLÉMENCE À ANATOLE.


« Encore une bonne nouvelle aujourd’hui, mon Anatole ; encore une consolation à votre absence, que je supporte plus courageusement que je ne l’espérais ; mais votre souvenir m’est si présent que moralement nous ne sommes pas séparés. Si je ne craignais de vous donner sujet de blâmer ma faiblesse, j’ajouterais que la bonne nouvelle dont j’ai à vous entretenir m’a causée un moment de vive inquiétude, car j’ai aussi appris que vous aviez couru un danger ; mais, Dieu soit loué ! ce danger est passé depuis longtemps. Aussi, à peine osé-je vous avouer ma frayeur rétrospective.

En vérité, mon Anatole, notre amour nous porte bonheur. Combien il est doux, en effet, de reconnaître que des amis dont on se défiait n’avaient jamais démérité de notre affection ! avec quel soulagement de cœur on leur fait alors l’aveu sincère des préventions qui nous éloignaient d’eux ! Combien alors l’on jouit doublement de l’affectueux accord qui succède à un funeste malentendu.

Il me faut, pour arriver à la bonne nouvelle dont je parle, remonter à la semaine passée, triste semaine, celle de votre départ.

Vous vous rappelez, mon ami, qu’il y a huit jours, vous m’aviez demandé de vous accompagner un soir dans ce modeste logement du boulevard Bonne-Nouvelle, loué par vous, m’avez-vous dit, depuis que, par suite de divers arrangements, vous n’habitiez plus l’hôtel de Morsenne, où vous vous rendiez seulement le matin, et dont vous reveniez le soir, après les travaux qui vous retenaient toute la journée auprès du prince, votre protecteur, dont je bénis chaque jour le nom. Avant d’abandonner ce logement, vous avez désiré que je connusse du moins ce lieu longtemps habité par vous, seul avec votre amour, disiez-vous. J’ai compris cette fantaisie du cœur, mon Anatole ; j’aurais aussi beaucoup aimé à vous faire connaître tous les endroits où j’ai vécu si heureuse avec ma tendre et pauvre mère. Ne dirait-on pas que la connaissance des lieux habités par les objets de nos affections nous initie plus avant encore à leur existence passée, dont nous voudrions nous emparer aussi, comme si le présent et l’avenir ne nous suffisaient pas !

Je vous ai donc accompagné, ce soir-là, dans cette demeure, comme je vous eusse accompagné partout. Ne suis-je pas libre ? ne suis-je pas à vous ? ne suis-je pas votre femme, oui, votre femme devant Dieu, devant les vœux sacrés de ma mère, qui, à ses derniers moments, vous a dit : « Jurez-moi d’être l’époux de Clémence, et je mourrai tranquille sur son sort ? »

Ah ! vous aviez raison, mon ami ; oui, notre mariage, notre saint et vrai mariage, date de ce moment solennel où la main déjà froide de ma mère a joint votre main à la mienne, en nous disant d’une voix expirante : — « Soyez unis ; je vous bénis, mes enfants. »

Oui, oui, vous aviez raison, mon Anatole. Dès lors, je vous appartenais ; et maintenant, pour notre union, si pieusement contractée, qu’est-ce que la consécration humaine ? une formalité indispensable aux yeux du monde, et qui, aux yeux du monde, doit, être reculée jusqu’à la fin de mon deuil apparent ; car, pour moi, est-ce qu’il cessera jamais, ce deuil mélancolique de l’âme, ce souvenir impérissable d’une mère adorée ?

Je vous l’ai dit bien bien souvent, mon Anatole, mes regrets n’ont rien de poignant ; du moment où j’ai eu religieusement clos les paupières de cette mère chérie, qui déjà vous chérissait comme un fils, m’avez-vous vu me livrer à ces emportements de désespoir qui nous tueraient, s’ils se prolongeaient ? Non, vous le savez, mon ami, ma douleur a été calme, réfléchie, ainsi que tout sentiment véritable. Songer à ma mère et la regretter, c’est maintenant pour moi une des conditions de mon existence, comme respirer, comme vous aimer, mon Anatole !

Me voici loin de la bonne nouvelle que j’ai à vous apprendre, mon ami. Mais vous me pardonnerez ma digression, n’est-ce pas ?

Je vous rappelais donc cette visite d’il y a huit jours à l’appartement que vous deviez quitter, visite assez longtemps interrompue par je ne sais quel fâcheux que vous avez été obligé d’aller recevoir, pendant que je restais dans votre salon ; et encore, lorsque j’accuse ce pauvre fâcheux, j’ai tort, car, dans ce lieu où je vous attendais, lieu rempli de votre souvenir, tout avait pour moi un si vif intérêt, que j’ai été surprise de vous entendre me demander pardon de votre absence prolongée.

Je crois vous avoir dit que pendant cette soirée M. le docteur Bonaquet était venu chez moi, et témoignant d’un grand chagrin de ne pas me rencontrer m’avait écrit un mot pour me supplier de le recevoir le lendemain matin de très-bonne heure. Telles étaient nos préventions contre lui que je ne répondis pas à sa lettre. D’ailleurs, vous vous en souvenez, mon ami, cette journée et celle qui l’a suivie, nous les avons passées ensemble presque tout entières. Hélas ! c’était un pressentiment de notre séparation prochaine, car vous deviez bientôt m’apprendre que, grâce à la toute-puissante bienveillance du prince de Morsenne, votre digne protecteur, vous étiez nommé premier secrétaire d’ambassade, et qu’il vous fallait partir la nuit même.

Je n’avais plus entendu parler de M. et madame Bonaquet, dont la persistance s’était sans doute lassée devant mon obstination à ne pas le recevoir, lorsque hier, en sortant pour aller faire au Jardin-des-Plantes la même promenade que je faisais chaque jour avec ma pauvre mère, je me suis rencontrée face à face avec le docteur ; je voulus l’éviter, impossible, et il me dit en souriant doucement et me tendant la main :

— Ne craignez rien, je ne viens pas cette fois en oiseau de mauvais augure ; de retour de voyage depuis hier, je vous apporte au contraire de bonnes paroles pour Anatole ; j’allais chez vous à cette intention ; mais, dans la presque certitude de n’être pas reçu, j’apportais cette lettre. Si vous aimez mieux la lire que de m’entendre, la voici, je ne vous importunerai pas plus longtemps.

— À ces mots : Je viens vous apporter de bonnes paroles pour Anatole, je vous l’avoue, mon ami, et vous me comprendrez, mon éloignement pour le docteur tombe comme par enchantement ; je sentis se réveiller en moi l’amitié que, pour tant de raisons, j’avais pour lui ; je renonçai à ma promenade ; le docteur m’accompagna chez moi. Voici notre entretien mot pour mot.

— Ce matin, — reprit M. Bonaquet, — j’ai été instruit d’un fait qui honore Anatole et me donne la vive espérance que, grâce à lui, votre avenir sera aussi heureux qu’il mérite de l’être.

— Expliquez-vous, je vous en prie, docteur.

— Si vous n’aviez pas vu Anatole en parfaite santé avant son départ, j’aurais beaucoup de ménagements à garder pour vous apprendre le danger qu’il a couru, et que vous ignorez probablement.

— Quel danger ?

— Il s’est loyalement, bravement battu pour vous.

— Il s’est battu pour moi ! — m’écriai-je, car je vous avoue cette faiblesse, mon ami, la pensée même d’un péril passé m’alarmait encore. — Et avec qui Anatole s’est-il battu ? — demandai-je au docteur.

Avec M. de Saint-Géran. Il l’a blessé grièvement ; mais, grâce à Dieu, M. de Saint-Géran est hors de danger.

— Et la cause de ce malheureux duel, quelle est-elle ?

— Voici tout ce que je sais et comment je le sais. En arrivant de voyage, ma femme, qui est alliée à M. de Saint-Géran, a reçu un mot de lui ; il lui faisait part de son désir de me voir. Ne vivant pas dans la société où vit M. de Saint-Géran, ni ma femme ni moi nous n’avions entendu parler de ce duel, qui cependant avait eu un certain retentissement. Aussi ma surprise fut grande de trouver M. de Saint-Géran convalescent d’une blessure,

« — Je connais, monsieur, me dit-il, votre attachement pour mademoiselle Duval. Mieux que personne vous savez le respectueux intérêt que je lui portais, et les espérances malheureusement à jamais évanouies que j’avais conçues. À la suite de plusieurs circonstances que je crois inutile de vous rapporter, une rencontre devint inévitable entre M. Ducormier et moi. Nous étions convenus, par déférence pour mademoiselle Duval, de tenir secrète la cause réelle de ce duel, nos prétentions rivales à la main de mademoiselle Duval. Je crois devoir pourtant, monsieur (mais envers vous seulement), rompre le silence que M. Ducormier et moi nous nous étions promis, et vous déclarer que lorsque mon adversaire m’a vu tomber sanglant à ses pieds, il s’est jeté à genoux près de moi, les larmes aux yeux, en me disant à voix basse : — Par ce sang que je déplorerai toute ma vie d’avoir versé, je vous jure que mon existence entière sera consacrée au bonheur de mademoiselle Duval… Vous êtes digne de me comprendre… J’en étais digne en effet, car ces mots prononcés par un rival vainqueur auraient pu passer pour un insultant et odieux sarcasme, mais l’accent, l’émotion, les larmes de M. Ducormier donnèrent un tel caractère de sincérité à ses paroles, que je les ai regardées, que je les regarde encore, en mon âme et conscience, comme un engagement sacré de dévouer sa vie au bonheur de mademoiselle Duval. Si je crois devoir vous faire cette confidence, monsieur, — a ajouté M. de Saint-Géran, — c’est que, malgré des torts graves de M. Ducormier à mon égard, j’ai appris par lui, au moment de croiser nos épées, que vous lui aviez fait d’abord espérer la main de mademoiselle Duval, mais qu’ensuite vous aviez sacrifié les prétentions de mon rival aux miennes, dans votre sollicitude pour l’avenir de mademoiselle Duval. Soyez donc rassuré, monsieur : la voix d’un rival qui abjure tout espoir ne saurait être suspecte ; qu’elle fasse tomber les préventions que vous gardez peut-être encore contre M. Ducormier. » — Je ne saurais vous dire, — a ajouté M. Bonaquet après ce récit, — avec quel accent de conviction et de loyauté chevaleresque M. de Saint-Géran a prononcé ces dernières paroles ; elles ont été pour moi si décisives quelles m’ont convaincu de la réalité de l’amour que vous inspirez à Anatole, et j’avais besoin, oh ! grand besoin d’être rassuré, ayant appris le départ d’Anatole, et surtout…

Le docteur n’acheva pas, et reprit en étouffant un soupir qui m’étonna :

— Oh ! l’âme humaine est une énigme inexplicable ! mais, — ajouta-t-il, — ne parlons que de vous : la certitude de votre bonheur peut seule me donner le courage d’oublier un instant d’autres infortunes, hélas ! bien cruelles.

— Que voulez-vous dire ? — demandai-je à M. Bonaquet, presque inquiète de l’expression de douloureux abattement que je remarquai sur ses traits. Il ne me répondit rien, tressaillit comme obsédé par un souvenir pénible et reprit :

— Encore une fois, parlons de vous ; je ne doute plus, je ne veux plus douter de l’inaltérable affection que vous porte Anatole ; mais cette longue séparation, comment allez-vous la supporter ? J’ai appris qu’il était secrétaire d’ambassade à Naples.

— Cette séparation ne doit pas être longue, — ai-je dit au docteur. — Anatole sera ici dans un mois au plus tard, puis il ne repartira, pour s’établir définitivement à Naples avec moi, qu’après notre mariage, qui doit avoir lieu dans trois mois. Anatole est convenu de son prochain retour avec le ministre des affaires étrangères.

— S’il en est ainsi, tout ira pour le mieux. J’ignorais qu’Anatole dût revenir sitôt à Paris ; mais puisqu’il vous l’a dit, cela doit vous suffire. Maintenant, voyons, — a repris M. Bonaquet d’un accent touchant et pénétré, — avouez-moi donc la cause de votre éloignement pour moi et pour ma femme. Pourquoi nous avoir caché vos projets de mariage avec Anatole ? Pourquoi lui-même n’est-il pas venu m’en instruire ? Ne sait-il pas que, par cela même que je suis un ami très sévère, je suis aussi un ami sûr et très dévoué ?

— Monsieur Bonaquet, — ai-je répondu au docteur, — je ne vous parlerai pas de ce qu’il y avait de cruel pour Anatole à vous voir appuyer, à son détriment, les prétentions de M. de Saint-Géran auprès de moi ; je ne vous parlerai pas non plus de ce qu’il y avait aussi de blessant pour moi dans votre insistance au sujet de M. de Saint-Géran, convenez-en. N’était-ce pas me croire capable de céder à l’attrait d’un titre et d’une grande fortune ? Mais ce qui a porté le coup le plus douloureux à Anatole a été d’apprendre que, sans égard pour votre ancienne affection, et sans doute irrité de ce qu’il se refusait à subir l’espèce de tutelle que vous vouliez lui imposer, vous aviez non seulement répandu des bruits odieux sur lui, mais que par des insinuations mensongères, mais habilement ourdies, vous aviez indirectement cherché à le perdre dans l’esprit du prince de Morsenne, son seul protecteur. En apprenant ces perfidies par un tiers digne de foi, jugez de la douleur d’Anatole, qui avait toujours conservé pour vous la plus vive amitié ! Jugez aussi de ce que j’ai dû ressentir, moi qui savais son inaltérable attachement pour vous ! De ce moment, loin de songer à vous confier mes projets et ceux d’Anatole, je me suis crue en droit d’être envers vous d’une réserve glaciale et de rompre enfin des relations autrefois si cordiales.

Après m’avoir écouté sans m’interrompre, M. Bonaquet a repris avec une émotion si vraie, si douloureuse, qu’elle vous eût convaincu comme moi :

— On m’a calomnié auprès d’Anatole d’une manière infâme. Jamais, ni directement ni indirectement, je n’ai cherché à lui nuire ; mettez-moi en présence du calomniateur qui a rapporté à Anatole ces indignes mensonges, vous verrez si l’on ose les soutenir devant moi. Maintenant, oui, c’est vrai ; j’avais d’abord songé à présenter Anatole à votre pauvre mère, le croyant en tout digne de vous, mais à la condition qu’il renoncerait à une existence et à une carrière qui me paraissaient avoir pour son avenir de graves dangers ; il s’est refusé à ma prière. Ce refus et d’autres raisons inutiles à vous apprendre m’ont fait très sérieusement craindre qu’Anatole ne vous offrit pas les garanties de bonheur désirables. Aussi, après la mort de votre pauvre mère, vous voyant orpheline, et sans guide, ma femme et moi avons insisté auprès de vous pour que vous vous rendiez aux vœux de M. de Saint-Géran, un parfait galant homme. D’ailleurs, ce que je viens de vous apprendre de lui vous le prouve. Oui, plusieurs fois je me suis présenté chez vous pour vous mettre en garde contre Anatole. Maintenant, que vous dirai-je ? toutes mes prévisions, toutes mes craintes sont heureusement en partie déjouées ou détruites. Un emploi subalterne, que je croyais rempli de dégoûts et de périls pour Anatole, lui ouvre, au contraire, une carrière honorable. D’un bond et par une protection inexplicable à mes yeux, il atteint une position élevée, à laquelle tant d’autres ne parviennent qu’après de longues années ; enfin tout me faisait redouter qu’il ne fut pas l’homme qui vous convint, tandis que ce que vous m’apprenez et ce que j’ai appris de M. de Saint-Géran lui-même, tout me prouve qu’Anatole est et sera digne de vous. Je ne puis que me rendre à l’évidence, reconnaître mon erreur, et vous dire du fond du cœur que vous devez vous estimer heureuse. — Oui, doublement heureuse, — a ajouté M. Bonaquet d’une voix profondément émue, — car vous étiez peut-être la seule, entendez-vous bien, la seule femme capable d’inspirer à Anatole une affection si profonde, si vraie. Ah ! croyez-moi, remerciez-en le ciel, votre bonheur est encore plus grand que vous ne le pensez : vous avez eu sur Anatole la plus étonnante, la plus salutaire influence, car je vous le répète, le cœur humain est un abîme, où l’œil de Dieu seul peut sûrement pénétrer.

Je vous le demande, mon ami, après ces paroles du docteur, pouvait-il me rester le moindre doute sur sa sincérité ? Il repoussait avec une noble indignation la calomnie dont il était l’objet, il revenait sur son erreur à votre égard ; je n’ai pas hésité à le croire : il est si doux de croire au bien ! aussi nous sommes-nous séparés bons amis comme autrefois.

Mais je m’aperçois, mon ami, que cette lettre est déjà longue ; voici le moment du courrier ; d’après nos calculs, vous la trouverez, ainsi que les dernières, à votre arrivée à Turin. J’ai reçu les vôtres, datées d’Orléans, de Lyon, de Marseille et de Nice ; merci, mon Anatole, mon ami, d’aller avec tant d’empressement au devant de mon impatience à avoir de vos nouvelles.

Quant à mon père… hélas ! je termine cette lettre comme toutes les autres, rien de nouveau ; la même incertitude règne toujours sur son sort. Mieux vaut peut-être encore cette incertitude, si navrante qu’elle soit, qu’une certitude qui briserait jusqu’au plus vague espoir.

Adieu, bien tendrement adieu, mon Anatole bien-aimé, mon amour, mon époux !

Ta femme, ta bienheureuse femme,
Clémence Ducormier.