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La Bonne aventure (Sue)/4/VI

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 169-204).
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VI

Le lendemain du jour où avaient eu lieu les scènes précédentes. Maria Fauveau, pâle, la figure bouleversée, descendit de fiacre vers les deux heures, à la porte du docteur Bonaquet et courut à la loge du portier, lui disant, d’une voix presque défaillante :

— Monsieur Bonaquet est-il chez lui ?

— Non, Madame, — répondit le concierge, — il est sorti.

— Et madame Bonaquet, est-elle chez elle ?

— Non, Madame.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — murmura la jeune femme, — quel contre-temps ! — Puis, s’adressant au portier : — Je vais toujours monter, j’attendrai que M. Bonaquet ou sa dame soient de retour.

— Mais, Madame, c’est inutile ; M. et madame Bonaquet sont partis en poste il y a deux heures.

— Partis ! — s’écria la jeune femme avec un accent déchirant, — partis !!

— Oui, Madame. Il paraît qu’une des parentes de madame Bonaquet, de chez qui elle était revenue seulement hier, est tombée tout à coup grièvement malade dans sa province. L’homme de confiance de cette dame est arrivé, en voiture de voyage, pour chercher M. le docteur. Pendant qu’on était allé changer de chevaux à la poste, M. et madame Bonaquet ont fait en hâte leurs préparatifs, puis ils sont montés dans la voiture qui venait d’amener l’homme de confiance de leur parente, et ils sont partis bride abattue. Mais, Madame, vous pâlissez, vous allez tomber, prenez garde ! Ah ! mon Dieu ! pauvre petite dame, elle se trouve mal ; ma femme, ma femme, viens vite ! — s’écria le portier en recevant dans ses bras Maria presque évanouie. Grâce aux soins empressés de la femme du portier, madame Fauveau, après une longue crise nerveuse, revint à elle, reprit ses esprits, et acquit de nouveau la désespérante conviction du départ de M. et madame Bonaquet. Alors, Maria quitta la maison la mort dans l’âme, paya son fiacre, suivit quelque temps le quai ; puis voyant, à peu près en face du Pont-Neuf, un modeste hôtel garni, elle y entra, demanda une petite chambre, du papier, une plume, et souvent interrompue par les larmes dont son visage pâle et morne, visage autrefois si riant et si vermeil, était inondé, elle écrivit la lettre suivante :

« Mon bon père, ma bonne mère,

« Ce matin, vous m’avez chassée de chez vous comme une infâme, sans vouloir m’entendre. Je ne me plains pas ; toutes les apparences sont contre moi. Vous devez m’accuser, mais moi je veux vous dire la vérité, toute la vérité ; de ma vie, vous le savez bien, je n’ai menti. Excusez-moi s’il n’y a pas beaucoup de suite dans ma lettre, j’ai la tête perdue ! Laissez-moi d’abord vous rappeler ce qui s’est passé ce matin.

« À dix heures, Joseph est entré dans la chambre de maman, où nous étions. Quoiqu’il eût coupé sa barbe, il avait l’air si effrayant, si terrible, que nous avons tous trois poussé un cri. Alors il s’est avancé vers moi, et m’a dit d’une voix sourde qu’on entendait à peine :

« — Maria, hier soir, à six heures et demie, la domestique est allée chercher un fiacre rue de Bourgogne, et vous êtes montée dans cette voiture devant la boutique ?

« — C’est vrai.

« — Vous aviez un châle orange et une capote blanche ?

« — Oui.

« — Ce fiacre vous a conduite à la porte d’une maison de la rue de la Lune ?

« — Oui.

« — Là, vous êtes montée au second, et Anatole vous a ouvert ?

« — Oui.

« — Au bout de quelques instants il vous a fait sortir d’une chambre où vous étiez en vous disant : « Ma petite Maria, il faut remettre notre rendez-vous à demain.

« — C’est encore vrai. Maintenant, Joseph, écoute-moi.

« — Infâme ! s’est écrié mon mari ; et puis ses genoux ont faibli ; il est tombé à la renverse comme foudroyé. Alors, pendant que toi, pauvre maman, tu courais à Joseph pour le secourir, papa s’est précipité sur moi m’a prise par les épaules, et malgré mes prières m’a mise hors de chez nous en me disant : « Sors d’ici, et n’y rentre jamais, misérable ! tu es la honte de notre vieillesse !

Maria s’interrompit un moment d’écrire pour essuyer ses larmes et continua sa lettre.

« Voilà, n’est-ce pas, maman, ce qui s’est passé ? car c’est à toi que je m’adresse. Papa ne voudra ni lire ni entendre lire ma lettre. Je ne m’en plains pas ; il doit me croire coupable. Pourtant, sur la vie de ma pauvre petite Louise, je suis innocente : tu me croiras peut-être, toi, maman. Enfin, lis toujours ; qu’est-ce que cela te fait de lire cette lettre ? C’est la dernière grâce que je te demande si jamais je ne dois te revoir.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! comment te faire comprendre les raisons qui m’ont poussée à une démarche dont je sens maintenant toute la gravité ! Enfin, je vais essayer ; mais je t’en conjure, petite maman, ne t’impatiente pas ; il faut que je reprenne les choses d’un peu loin.

« Tu sais qu’il y a environ trois mois je t’ai parlé de propositions ignobles… hélas ! j’en riais alors, que l’homme de confiance d’un prince m’avait faites. Je t’ai demandé si je devais ou non en parler à Joseph ; tu m’as répondu que oui. Le hasard a M. Anatole, ami de mon mari, était secrétaire de ce prince. Celui-ci, sachant que M. Anatole nous connaissait, avait eu l’infamie de lui dire : « Si vous réussissez à me faire écouter de madame Fauveau, votre fortune est faite. »

« Pauvre petite maman ; tu ne veux pas me comprendre ! Tout cela est si vilain, si embrouillé, que tu croiras que j’invente ; et puis la tête me tourne, comme si j’avais à chaque instant des étourdissements. Enfin, je vais tâcher que ce que j’ai à te raconter soit clair pour toi.

« M. Anatole, indigné de la proposition du prince, a pourtant feint d’accepter, puis il est venu nous dire, à Joseph et à moi : — « Je veux me venger et vous venger aussi de ce vieux libertin ; il a une fille très belle, je tâcherai de la séduire pendant que je serai censé parler à madame Fauveau dans l’intérêt du prince, de manière qu’un beau jour je lui dirai : Prince, Maria vous attend chez elle. Il viendra, et alors, devant toi, Joseph, et ta femme, je lui dirai. — Pendant que vous croyiez que je m’occupais de séduire madame Fauveau à votre profit, je séduisais votre fille. » — Voilà la vengeance que M. Anatole voulait pour lui et pour nous.

« Tu te rappelles, petite maman, qu’à dater de ce temps-là Joseph a commencé à être triste, préoccupé. Il n’était plus le même pour moi… Il me parlait souvent avec brusquerie, parfois avec dureté. Tu le sais, maman, je t’ai dit la peine et l’étonnement que me causait ce changement. Tu m’as répondu :

« — Maria, patiente, mon enfant ; il y a dans les ménages de bons et de mauvais jours ; tu as eu les bons ; maintenant c’est au tour des mauvais ; les bons reviendront, mais patiente. »

« J’ai patienté, car j’aimais toujours Joseph. Son caractère est devenu de plus en plus sombre, irritable. Il me faisait des scènes pour un rien. Je tâchais de le calmer, d’être bien gentille, de l’égayer, de le tirer de ses idées noires. Je n’y parvenais presque jamais, et je pleurais en cachette toutes les larmes de mon corps. Tu l’ignorais, car je ne voulais pas être toujours à te chagriner de mes peines ; et quand le dimanche tu devinais malgré moi ma tristesse, tu me disais :

« — Eh bien ! ces mauvais jours, ça dure donc encore ?

« Je te répondais : — « Encore un peu, maman, mais je patiente, les bons jours reviendront, je l’espère. » — Hélas ! c’était le contraire. Aussi, n’y pouvant plus tenir, j’ai eu avec Joseph une explication, le suppliant de me dire ce qu’il avait contre moi. Alors, j’ai su qu’il était jaloux, sans pourtant savoir de qui ou de quoi, et il m’a dit :

— « Pour que le prince t’ait fait proposer de l’argent, il faut qu’il ait couru dans le quartier de mauvais bruits sur ton compte. »

« Je t’ai dans le temps raconté cette scène, petite maman, sans t’avouer que ce jour là ce pauvre Joseph, qui n’avait plus la tête à lui, m’avait battue. Je ne lui en ai pas voulu. Il était comme fou. Tu m’as dit :

« — Patiente encore : la jalousie, c’est un feu de paille. Ça flambe et ça s’éteint aussi vite que ça s’est allumé. Sois douce, résignée, conduis-toi comme toujours en honnête femme, ton Joseph verra tôt ou tard que ses soupçons n’ont pas le sens commun. Enfin, il te reviendra. »

« J’ai écouté tes conseils. Mais par malheur Joseph s’est alors adonné à l’eau-de-vie. J’ai passé, vois-tu, sans te l’avouer, petite maman, des jours affreux ! Ce n’était rien encore quand j’étais seule avec Joseph. Mais être injuriée, maltraitée devant ma petite fille, qui voyait son père à moitié gris, cela me fendait le cœur. Et je me disais en pleurant :

« — Mon Dieu ! mon Dieu ! si cet indigne prince ne m’avait pas fait ces ignobles propositions ; moi et mon mari nous serions heureux comme par le passé, car Joseph, à chaque scène, me répète toujours : — « Si le prince t’a proposé de l’argent, c’est qu’il court dans le quartier de mauvais bruits sur toi. Si tu ne m’aimes plus, c’est que tu as un amant ! »

« Que veux-tu que je te dise, maman ! À force de m’entendre reprocher toujours la même chose par Joseph, à force de souffrir de ses mauvais traitements, moi qui de ma vie n’avais jamais haï personne, j’ai peu à peu senti s’augmenter ma haine contre ce maudit prince, l’auteur de nos chagrins, et c’est, tu vas le voir, pauvre chère maman, cette haine qui a fait tout le mal : M. Anatole venait nous voir de temps à autre ; jamais il ne m’a fait la cour ni dit seulement un mot qui ressemblât à de l’amour. J’éprouvais plutôt pour lui de la répugnance qu’autre chose, quoiqu’il prît toujours mon parti contre ce pauvre Joseph. Il le grondait, tâchait de le ramener à la raison, et nous disait : — Bientôt nous serons tous vengés. — Alors, moi, au lieu de plaindre la fille du prince comme par le passé, je disais à M. Anatole : — « Tâchez qu’elle vous aime passionnément, cette belle duchesse, et puis un jour, apprenez-lui que vous vous êtes moqué de son amour ; elle en mourra de chagrin, tant mieux, ce sera l’affliction des vieux jours de son père. »

« Vois, maman, comme le malheur m’avait rendue injuste et méchante. Enfin, avant-hier ? mon mari m’a fait une scène si affreuse devant ma petite fille que je lui ai dit :

— « Joseph, il m’est impossible de supporter une vie pareille, je suis à bout. Je mourrais à la peine, et mon enfant a besoin de moi. J’irai vivre chez mes parents.

— « Je suis alors venue vous raconter, à papa et à toi, tout ce que je souffrais depuis deux mois surtout, sans m’être jamais plainte. Vous ne m’avez pas pris pour une menteuse, car papa m’a répondu :

— « Maria, je ne veux pas que tu sois plus longtemps un souffre-douleur : je vais aller trouver ton mari et lui signifier que s’il ne change pas de conduite, nous te reprenons avec nous.

« Nous sommes retournés avec papa au magasin. Il a monté à la petite chambre que Joseph avait louée au cinquième pour pouvoir se livrer sans gêne à son goût pour la boisson. Mon mari était étendu sur son lit ayant une bouteille d’eau-de-vie aux trois quarts vide à côté de lui. Le pauvre malheureux était ivre-mort. Papa n’a pu tirer un mot de lui. Alors il m’a dit :

— « Mon enfant, j’en ai trop vu. Fais tes paquets ; demain tu viendras habiter chez nous avec ta petite fille.

« À peine papa était-il sorti que je suis montée chez Joseph. Je me suis jetée à genoux devant son lit. Il n’entendait rien, ne sentait rien. J’ai pleuré sur lui comme sur un mort à qui l’on fait les derniers adieux. Cela me déchirait le cœur de voir mon pauvre Joseph ainsi sans entendement, avec ses cheveux et sa barbe hérissés, lui autrefois si beau, si rangé, si bon ; lui que j’aurais encore tant aimé s’il l’avait voulu. Je lui disais adieu pour toujours. Oh ! cet adieu, je ne le lui disais que des lèvres. Il me semblait impossible d’abandonner ainsi à lui-même et dans son malheur le père de ma petite fille. Je lui pardonnais ses injustices, sa jalousie folle, car il avait souffert autant que moi, et comme moi il n’eût demandé qu’à vivre heureux et tranquille. Je me rappelais sa tendresse tant qu’il n’avait pas eu la tête bouleversée. Je me rappelais notre petit ménage si gai, si heureux, qui faisait l’envie de tous nos voisins. Je me disais : — Sans cet indigne prince, dont les propositions ont rendu mon pauvre Joseph défiant et jaloux, nous serions aussi heureux que par le passé. — À ce moment, oh ! maman, je te le jure par toi, par mon père, par la vie de ma chère petite fille ! à ce moment M. Anatole est entré. Notre bonne lui avait dit que j’étais en haut. À la vue de M. Anatole, je me suis écriée comme en délire en lui montrant mon pauvre Joseph.

« — Voilà ce qu’il a fait, votre prince !

« — Voulez-vous venger Joseph ? — me dit aussitôt M. Anatole. — Oui, voulez-vous venger Joseph et vous-même d’une manière terrible ?

« Oh ! je donnerais, je crois, ma vie pour cela, — ai-je répondu, car j’étais folle, et je vois maintenant que la sorcière n’avait peut-être pas tort dans sa prédiction.

« — Il ne s’agit pas, Dieu merci, ma pauvre madame Fauveau, de tuer le prince, mais de lui causer une douleur cent fois pire que la mort, — me répondit M. Anatole. — Consentez à venir ce soir à sept heures dans une maison que je vous désignerai ; vous n’y resterez pas dix minutes : vous n’aurez qu’à me dire seulement lorsque j’ouvrirai la porte de la chambre où vous serez entrée : — Anatole, pourquoi m’as tu laissée seule ? — Ces mots dits, la porte se refermera sur vous ; vous quitterez la maison et vous laisserez le prince plus sûrement frappé au cœur que s’il avait reçu un coup de poignard, car il est amoureux de vous comme le sont les vieux libertins, c’est-à-dire avec frénésie ; jugez de sa douleur atroce, de la rage de son orgueil lorsqu’il croira, d’après vos paroles, que vous m’aimez, et qu’il n’a été que ma dupe. Et ce n’est pas tout : je ferai venir à la même heure, dans le même appartement, sa fille, qui est ma maîtresse, et il le saura, de sorte que le vieux scélérat sera frappé coup sur coup ; il n’y a pour vous aucune indiscrétion à craindre ; le secret sera entre vous et moi. Quant au prince, la honte l’empêchera de jamais parler. »

« Que te dirai-je, maman ! j’avais la tête perdue ; j’ai, par haine contre le prince, cause de tous nos malheurs, suivi le mauvais conseil de M. Anatole, songeant qu’au moins, mon pauvre Joseph et moi, nous serions vengés. J’ai pris un fiacre, je me suis rendue dans la maison dont M. Anatole m’avait donné l’adresse, il m’a ouvert la porte, et, selon que nous en étions convenus, je lui ai dit :

« — Anatole, pourquoi m’as-tu laissée seule ?

« — Parce qu’une affaire me force de remettre notre rendez-vous à demain, ma petite Maria ; va, ne crains rien, descends par l’autre escalier. » En disant ces mots, M. Anatole a refermé la porte. J’ai suivi un corridor qu’il m’avait indiqué, je suis descendue tout de suite et j’ai quitté la maison, où je ne suis pas seulement restée dix minutes. En sortant, j’ai repris mon fiacre ; il m’a conduite chez toi ; en route, j’ai réfléchi à ce que je venais de faire, je sentais que j’avais eu tort, mais j’étais vengée du prince, causer de tous nos chagrins. Pourtant j’ai été sur le point de tout t’avouer en arrivant chez toi, mais j’ai hésité, à cause de papa, et j’ai attendu le moment où je serais seule avec toi ; nous avons passé la soirée à parler de Joseph, et je t’ai dit :

« — Je sens que je n’aurai jamais le courage d’abandonner Joseph : ce serait lâche à moi ; il se perdrait tout à fait. C’est, après tout, le père de ma petite fille, et j’aime mieux souffrir autant et plus que je n’ai souffert, que de laisser mon mari ainsi tout seul au milieu de son malheur et de son désespoir.

« — Il faut d’abord voir quel effet lui fera votre séparation, — a repris papa ; — il est possible que ce soit pour lui une leçon dont il profitera, et alors, mon enfant, nous serons les premiers à te conseiller de revenir à ton mari.

« Après avoir ainsi causé avec toi et papa, je suis allée me coucher avec ma petite fille, j’ai eu des rêves affreux : je me voyais sur l’échafaud, et la sorcière me disait : « Souviens-toi de mes prédictions ! » Après cette triste nuit, je me suis levée, je voulais retourner au magasin, tant j’étais inquiète de mon pauvre Joseph ; toi et papa vous m’avez dit : « Attends encore, Maria. Pour que la leçon profite à ton mari, il faut qu’elle soit complète. » Au moment où vous me parliez ainsi, Joseph est entré. Il m’a interrogée, j’ai répondu la vérité. Le pauvre malheureux ne m’a pas laissé achever, il a dû me croire coupable ; toi aussi, papa aussi, vous m’avez chassée de la maison.

« Voilà, maman, toute la vérité. Ma première pensée a été de courir chez monsieur et madame Bonaquet ; ils m’auraient crue, eux, j’en suis sûre, et ils m’auraient aidée à te convaincre, toi, papa et mon pauvre Joseph, s’il survit au coup qui l’a frappé, mais M. Bonaquet était en voyage avec sa dame. Comment mon mari a-t-il été instruit de ce qui s’est passé hier soir dans cette maison ? Il n’a pu le savoir que par M. Anatole ou par le prince dans sa fureur d’avoir été trompé. M. Anatole n’avait aucun intérêt à porter ce coup à Joseph, c’est donc le prince. Encore et toujours le prince… »

. . . . . . . . . . . . . . .

« Pauvre maman, j’ai tout à l’heure interrompu ma lettre, la tête me tournait, j’ai cru devenir folle. La nuit est venue, je n’ose retourner au magasin, où l’on a peut-être transporté mon pauvre Joseph ; il me tuerait sans vouloir m’entendre. Je n’ose rentrer à la maison de peur de papa. J’ai pris pour cette nuit une petite chambre hôtel Sublet, en face le Pont-Neuf, sur le quai, n° 103. C’est de cette chambre que je t’écris, maman, où tu ne me trouveras là que si tu as pitié de ta pauvre Maria. Je me reproche cruellement-le moment de désespoir et de haine qui m’a poussée à suivre le mauvais conseil de M. Anatole. Sauf cette funeste démarche, je suis restée honnête femme. Ni toi, ni mon père, ni mon mari, vous n’avez à rougir de moi. Si tu ne veux pas venir me voir, écris-moi du moins un mot par le commissionnaire qui te porte cette lettre ; donne-moi des nouvelles de Joseph, de papa, de toi et de ma pauvre petite fille. Chère ange, que va-t-elle penser ce soir en ne me voyant pas rentrer ? Adieu, bonne et chère maman : mes forces sont à bout ; je n’y vois plus clair tant j’ai pleuré…

« Ta fille respectueuse qui le chérit,

« Maria Fauveau. »

Cette lettre était de tous points l’expression de la vérité. Anatole Ducormier avait senti, avec sa pénétration habituelle, qu’il ne réussirait jamais à séduire Maria, sauvegardée par son amour pour Joseph, par son honnêteté naturelle et par les mille salutaires devoirs d’une vie incessamment occupée des soins du ménage, de la famille et du commerce. Puis, malgré l’épouvantable corruption de Ducormier, un fonds d’amitié pour Joseph l’eût fait reculer devant la séduction de la jeune femme, cette séduction aurait-elle été possible. Puis enfin le digne élève des roués politiques ne faisait plus guère de séduction pour le plaisir de la séduction en elle-même, de l’art pour l’art, comme on dit, pour compléter l’horrible vengeance qu’il méditait. Il lui suffisait de l’apparence de sa liaison avec Maria, et il s’était contenté de l’apparence ; spéculant dès longtemps sur la douleur de madame Fauveau et sur son irritation croissante contre M. de Morsenne, irritation que Ducormier excitait encore, il s’était cru certain de pouvoir, dans un temps donné, décider la jeune femme à cette imprudente et dangereuse démarche.

La révélation de la présence de Maria dans la maison de la rue de la Lune avait été faite le matin même à Joseph Fauveau par M. Loiseau, désireux de venger son maître de son amoureuse déconvenue ; mais M. de Morsenne, rendons-lui cette justice, ignorait cette nouvelle indignité. L’honnête serviteur s’était rendu à la boutique de parfumerie où Joseph, après une nuit paisible et remplie des plus douces espérances, attendait une lettre ou la venue du docteur Bonaquet. M. Loiseau, muni de la déclaration du fiacre, corroborée par les aveux de la servante de Maria qui était allée chercher cette voiture, ne convainquit que trop facilement M. Fauveau de la prétendue infidélité de sa femme. À peine était-il sorti, en proie à une sorte de délire furieux, pour se rendre auprès des parents de Maria, que l’on apportait chez lui la lettre suivante de Jérôme Bonaquet :

« Mon bon Joseph, un événement aussi douloureux qu’imprévu me force de partir à l’instant avec ma femme. Mon voyage durera cinq à six jours au plus. Je te conjure d’attendre mon retour sans revoir ta pauvre et chère Maria. Cette séparation te sera sans doute pénible ; mais elle aura pour toi un effet salutaire, si, comme j’en suis certain, suivant mes conseils, fidèle à ta promesse, tu as renoncé à de funestes étourdissements pour réfléchir aux chagrins du passé et aux chances de bonheur que l’avenir te réserve.

« Crois à l’instinct de ma vieille amitié. Je t’écris ce mot en hâte et au moment de mes préparatifs pour ce voyage inattendu. Ce soir, lors du premier moment de repos que nous prendrons en route, je t’écrirai très-longuement et avec détails sur le plan de conduite que tu dois suivre. Chaque jour tu recevras ainsi une ou deux lettres de moi, qui, jusqu’à mon très-prochain retour, suppléeront, je l’espère, à ma présence. À ce soir donc, mon bon et cher Joseph. Courage, espoir, sagesse, et avant huit jours je réponds de ton bonheur et de celui de ta Maria.

« Ton meilleur ami,
« Bonaquet. »

À cette lettre étaient jointes les lignes suivantes d’Héloïse Bonaquet :

« Je ne puis que joindre mes recommandations à celles de mon mari, et vous supplier, monsieur, d’avoir une confiance absolue dans les conseils qu’il vous donne. Permettez-moi de vous réitérer encore l’assurance de notre bien vive estime pour vous et votre charmante femme, si complètement digne de votre affection et de notre tendre et constant intérêt.

« Adieu, monsieur, je regretterais doublement que l’état très-alarmant d’une personne de ma famille soit cause du départ précipité de M. Bonaquet, si je n’avais la plus entière confiance dans vos bonnes résolutions. Elles rendront, je n’en doute pas, notre courte absence sans nul inconvénient pour vous et pour votre bonheur à venir, auquel nous serons toujours si heureux d’avoir contribué.

« H. B. »