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La Bonne aventure (Sue)/4/VII

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 207-247).
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VII


MADAME LA DUCHESSE DIANE DE BEAUPERTUIS À ANATOLE DUCORMIER.


« Je suis vraiment tentée de dire comme Beaumarchais : « Qui trompe-t-on ici ? » Jamais intrigue vénitienne, jamais imbroglio espagnol, n’ont été plus féconds en aventures que les événements de ces derniers jours, mon cher Anatole ; c’est une véritable comédie de cape et d’épée ! Surprises, coups de théâtre inattendus, trame insaisissable, rien n’y manque ; jugez-en :

Voici trois jours que je ne vous ai vu ; vous n’avez pas reparu à l’hôtel de Morsenne, sinon pendant quelques heures, avant-hier, m’a-t-on dit, pour avoir un long entretien avec mon père ; vous me semblez être le centre de toutes sortes de mystères, plus singuliers les uns que les autres ; c’est sans doute très-romanesque et très-amusant pour vous : il n’en est pas ainsi de moi. Je n’ai le mot d’aucune de ces énigmes ; ma curiosité s’irrite au dernier point. Me ferez-vous la grâce de la satisfaire avant votre départ, puisque, par hasard, j’ai appris que vous partiez ?

Sans m’exagérer mes droits à savoir ce qui vous intéresse, me serait-il permis de vous, demander, avec l’humilité qui me caractérise, l’explication des mystères suivants ?

Nous procéderons, s’il vous plaît, par ordre. Ce calme, cette netteté dans la discussion, vous prouveront, je l’espère, avec quel parfait sang-froid je vous écris ; les battements de mon cœur sont aussi lents, aussi réguliers que le jour où M. de Beaupertuis m’a conduite à l’autel ; ma main aussi ferme que celle d’une jeune pensionnaire qui trace en souriant son examen de conscience.

Tels sont les mystères dont je suis très curieuse d’avoir l’explication.

Premier mystère. — Il y a trois jours, je m’étais rendue dans ce petit appartement du boulevard Bonne-Nouvelle, où nous avons si souvent passé de gais et heureux moments, en toute sécurité ceux-là, sans crainte de rire trop fort ou de nous aimer trop haut. Vous m’avez reçue avec votre empressement habituel ; seulement, après m’avoir conduite dans la chambre à coucher, vous m’aviez priée de vous y attendre un moment sans lumière. Cette recommandation m’a paru aussi bizarre que le moment m’a paru long. Ensuite j’ai entendu sonner à la seconde porte d’entrée, puis, au bout de dix mortelles minutes, vous m’avez ouvert, m’engageant à sacrifier à la prudence la soirée que nous devions passer ensemble ; je me suis résignée. Vous m’avez fait traverser la salle à manger, l’antichambre, toujours dans l’obscurité ; puis la porte s’est refermée sur moi. Je ne suis pas peureuse ; cependant vos paroles, le dénouement imprévu de notre soirée, m’ont causé quelque inquiétude ; mais j’espérais avoir le mot de cette énigme le lendemain matin, peut-être même avant. Grâce à la clef de la petite porte dérobée, je me croyais en droit d’attendre de vous quelques explications. Je n’ai pas eu l’honneur de vous voir ce soir-là.

Second mystère. — Le lendemain de notre soirée manquée, arrive chez moi, à huit heures du matin, ma cousine, la marquise de… non, je me trompe, madame Bonaquet. Elle était venue la veille pour m’entretenir d’une chose fort importante, et m’avait fait prier de me trouver chez moi le lendemain.

J’ai revu madame Bonaquet avec un vif plaisir. Avant de vous connaître et de vous aimer (pardon du mot, un peu platonique peut-être), je regardais ma cousine comme une folle, déshonorante pour notre maison. N’avait-elle pas eu l’audace inouïe d’épouser en tout bien, tout honneur, l’homme distingué qu’elle adorait ! Je ne sais pourquoi, je ressens maintenant pour elle une vénération singulière.

J’ai donc accueilli ma cousine à merveille ; elle m’a paru embarrassée, émue, mais très bienveillante ; enfin, s’autorisant de la différence d’âge qui existe entre nous et de l’affection presque maternelle qu’elle m’a toujours témoignée (elle m’a vue petite fille), elle m’a dit, après une assez longue hésitation.

« — Ma chère Diane, vous courez, je le crains, un grand danger.

« — Moi, ma cousine ?

« — Si mes alarmes ne sont pas fondées, vous ne comprendrez rien à mes paroles. Si au contraire j’ai raison de trembler pour vous, je vous conjure de profiter de mes avis ; en un mot, j’ai tout lieu de croire que quelqu’un… qui habite cette maison, vous joue et vous trompe indignement… S’il a malheureusement le droit de vous tromper, non-seulement il vous est infidèle, mais il veut vous rendre victime d’une infernale machination… Peut-être est-il trop tard pour éviter ce dernier péril, mais en tous cas, rompez à l’instant avec cet homme : s’il possède des lettres de vous, tâchez de les lui retirer ; faites enfin tout au monde pour anéantir les traces d’une faute dont les conséquences peuvent vous devenir funestes… »

Je me rappelai votre singulier accueil de la veille en me demandant le sacrifice de notre soirée. Je n’attache aucune importance à l’infidélité ; je partage à cet endroit votre philosophie, mon cher maître. Quant à l’annonce d’une machination infernale dont je pouvais être victime, cela m’a affriandée… L’on n’a pas tous les jours de ces diaboliques bonnes fortunes. Aussi, dans mon impatiente curiosité, connaissant d’ailleurs la pureté, la loyauté de ma cousine, je fus sur le point de m’ouvrir à elle pour avoir le mot des machinations infernales. Mais sur le point de la mettre dans la confidence de notre liaison, je me suis fort à propos rappelé votre maxime : — C’est déjà beaucoup d’avoir à garder son secret à soi-même : qu’est-ce donc lorsqu’on le confie à autrui ? — Je répondis donc à madame Bonaquet, en la remerciant cordialement de sa sollicitude :

« — Dieu merci ! vos craintes ne sont pas fondées, car pour moi vos paroles n’ont aucun sens ; je suis néanmoins profondément touchée de la preuve d’intérêt et de généreuse affection que vous me donnez. »

Ma cousine me crut-elle ? J’en doute, car elle me regarda tristement et reprit d’une voix pénétrée :

« — Ma chère Diane, croyez-moi, je n’ai pas un moment songé à obtenir vos confidences en retour du service que je désirais vivement vous rendre ; quoi qu’il en soit, je vous en supplie, profitez de mes avis, s’ils sont opportuns, et, en tous cas, comptez sur moi et sur mon mari. »

De l’entretien de ma cousine, qui, six heures après, partait en voyage, il résultait ceci : que l’on avait des soupçons sur notre liaison. Cela ne m’a pas alarmée, mais impatientée. Notre prudence n’avait-elle pas été extrême, notre habileté rare, mon affectation de dédaigneuse indifférence à votre égard ne devait-elle pas dérouter les plus clairvoyants ? Enfin, malgré ma confiance entière dans la sûreté de ma première femme de chambre, elle ignore tout ; notre seule confidente est la clef de la petite porte. L’appartement du boulevard a deux entrées, l’une pour moi, l’autre pour vous. Qui donc a pu déjouer des précautions si bien prises ? Vous sentez, mon cher maître, que ce n’est point du tout là pour moi une question de conscience ou de remords : c’est une question d’amour-propre, rien de plus ; car, après tout, que notre liaison soit découverte, eh bien, quoi ? je prie M. de Beaupertuis de rester à ses scarabées. Ma dot et la fortune que j’ai héritée de mon grand’oncle de Chiverny se montent à cinquante mille écus de rente ; on vit, j’imagine, partout honorablement avec cela et l’homme de son choix.

Telles étaient mes pensées après le départ de ma cousine, lorsque j’appris que, sorti de l’hôtel au point du jour, vous étiez rentré et renfermé avec mon père depuis trois grandes heures ; l’occasion me parut parfaite pour vous rencontrer ; j’allai chez mon père, mais trop tard, vous veniez de le quitter.

Troisième mystère. — Je trouvai le prince pâle, presque livide, la figure bouleversée, l’air sombre et courroucé. Je ne l’avais pas vu depuis la veille ; il me parut vieilli de dix ans. Saisie, presque alarmée de ce changement, je m’écriai :

« — Mon Dieu, mon père, qu’avez-vous ?

« — Ce que j’ai ? — reprit-il ; — vous avez l’audace de me le demander, madame ! »

Ces mots, l’accent de dureté qui les accompagna, me blessèrent. Je repris froidement :

— J’ignore, monsieur, ce que vous voulez dire.

« — Je veux dire, — s’écria-t-il hors de lui, — je veux dire, madame, qu’il y a des femmes qui, non contentes de se jouer audacieusement des devoirs sacrés que leur imposent le rang, le mariage, la famille et la religion, se couvrent d’une double ignominie, en choisissant des misérables, des espèces pour complices de leurs ignobles désordres ! Je veux dire, enfin, madame, qu’il est des femmes assez effrontées, assez perdues, pour oser faire de la maison paternelle le théâtre de leurs débauches, car elles ne craignent pas de se livrer à leurs débordements effrénés, presque sous les yeux de leur mari, de leur mère et de leur père. Je suppose que maintenant vous me comprenez, madame !

— « Tenez, monsieur, — dis-je au prince, — il manque quelque chose au salutaire effet de cette vertueuse sortie.

« — Et que manque-t-il donc, madame ?

« — Il manque la présence de ma mère, de M. de Saint-Merry et de madame de Robersac, monsieur ; assemblez et présidez quelque jour ce concile austère, au sortir de la messe ; faites comparaître devant lui la femme éhontée dont vous parlez, monsieur, et, je n’en doute pas, elle s’inclinera respectueusement devant l’arrêt de ce tribunal d’une moralité si haute, d’une pudeur si farouche.

« — Vous osez me parler ainsi, madame ! — s’écria le prince furieux, — oubliez-vous que je suis votre père ?

« — Cette question, monsieur, est trop délicate, — lui dis-je ; — permettez-moi de n’y pas répondre. »

Et je laissai le prince exaspéré. Si cet homme eut été mon père, mon langage aurait été tout autre ; mais je sais, à n’en pas douter, que je suis la fille de M. de Saint-Merry. Aussi, cet impudent contraste de cynisme d’action et de pruderie de langage, ces adultères surannés s’offrant l’eau bénite, les yeux baissés et se signant dévotement, me révoltaient depuis longtemps, et je vous sais gré, mon cher Anatole, de m’avoir donné l’occasion d’en finir une bonne fois avec ces ridicules hypocrisies qui soulèvent le cœur de dégoût.

À dîner, le prince ne parut pas ; il se dit indisposé : évidemment, il savait notre liaison : ses allusions plus que transparentes me le prouvaient. Du reste, M. de Beaupertuis et ma mère ignoraient tout, car elle fut pour moi comme d’habitude, et mon mari se perdit dans une foule d’ingénieux développements sur les fonctions digestives des scarabées. Ne voyant pas votre couvert mis, je supposai que les gens savaient que vous ne dîniez pas avec nous, et d’après la violente sortie du prince à l’endroit de certaines duchesses qui prenaient des espèces pour amants, je présumai que, sans doute, vous deviez quitter l’hôtel.

Quatrième mystère. — Après dîner, M. de Saint-Merry vint, selon son habitude de chaque jour, en prima sera, chez ma mère. Tels furent ses premiers mots en entrant :

« — Eh bien, chère princesse, vous savez ?… le secrétaire du prince…

« — M. Ducormier ? — reprit ma mère ; — que lui est-il arrivé ?

« — Il s’est battu en duel.

« — Quand cela ? » m’écriai-je malgré moi, le cœur cruellement serré.

(Pardon du mot cœur.)

« — Ce matin, à huit heures, au bois de Vincennes, » — me répondit M. de Saint-Merry.

Je respirai, vous étiez resté trois heures enfermé avec mon père, dans l’après-midi ; vous n’étiez donc pas blessé.

« — Et avec qui M. Ducormier s’est-il battu ? » demanda ma mère.

« — Avec Saint-Géran, — reprit le chevalier. — Ce pauvre comte a reçu dans les côtes un coup d’épée fort dangereux, dit-on. Je ne comprends pas, en vérité, comment Saint-Géran s’est commis à ce point, comment il a eu l’incroyable et ridicule condescendance de…

« — De recevoir ce coup d’épée dans les côtes ? » demandai-je à M. de Saint-Merry.

« Non, ma chère filleule, — me dit-il ; — je ne comprends pas comment Saint-Géran a daigné accepter une rencontre avec ce petit monsieur Ducormier, un secrétaire, un homme à gages, après tout !

« — Vous avez mille fois raison, chevalier ; M. de Saint-Géran n’a que ce qu’il mérite, — reprit ma mère. — Et connaît-on la cause de ce duel ?

« — La cause la plus futile du monde, m’a-t-on dit, — reprit M. de Saint-Merry ; — quelques vivacités échangées à propos de je ne sais pas quoi. »

Je prétextai d’un peu de migraine et je rentrai chez moi.

Je vous croyais brave, mon cher Anatole, j’étais heureuse d’apprendre que vous étiez aussi adroit que brave ; mais ce duel avec M. de Saint-Géran, que vous aviez à peine vu ici quelques fois, me semblait étrange. D’après ce que je sais de lui, votre adversaire n’est pas homme à se battre légèrement, et vous n’aviez aucun intérêt, je suppose, à chercher un duel. Tant de mystères exaspérèrent ma curiosité. À onze heures, je renvoyai mes femmes, et, vers une heure du matin, espérant que peut-être vous seriez rentré pour passer une dernière nuit à l’hôtel, je risquai de monter l’escalier dérobé et d’aller chez vous : je trouvai votre chambre déserte.

Hélas ! des esprits éthérés, immatériels, ne composent pas absolument tout mon être, mon cher maître ; je revins chez moi dans une mélancolie profonde, et je tirai très-fort les oreilles de Préciosa, qui, à mon retour, se permit de m’accueillir en gambadant de joie.

Le lendemain (c’était hier), je dis à ma femme de chambre :

« — Faites demander si M. Ducormier est chez lui ; j’aurais à le prier de me chercher quelques livres dans la bibliothèque.

« — Mais madame ne sait donc pas ?

« — Quoi, mademoiselle ?

« — Mais M. Ducormier part, à ce qu’il paraît, pour un voyage ; on est venu ce matin chercher ses malles ; il ne reviendra plus à l’hôtel.

« — Et où les a-t-on portées, ses malles ?

« — Je ne saurais le dire à madame. Il y a longtemps que les commissionnaires ont quitté l’hôtel. »

Par quel moyen apprendre où vous demeuriez ? Je ne savais. J’attendis, mais en vain, une lettre de vous, ainsi que j’avais attendu la veille. Il faisait un temps superbe. Espérant qu’un hasard plus qu’improbable me ferait vous rencontrer, je demandai mes chevaux, je sortis en voiture découverte, et j’allai acheter je ne sais quoi dans vingt boutiques, afin d’avoir l’occasion de parcourir les quartiers les plus passants de Paris ; mais, ainsi que je devais m’y attendre, je ne vous ai pas rencontré.

Dernier et incompréhensible mystère. Aujourd’hui, sur les trois heures, j’étais chez ma mère ; elle m’avait fait demander pour me parler de la santé du prince, qui, sans donner d’inquiétudes, est assez altérée. On annonce M. le ministre des affaires étrangères ; c’est le seul de ces gens-là que ma mère reçoive le matin.

« — Madame la princesse, — dit-il à ma mère, — je viens d’apprendre que le prince, après une très mauvaise nuit, repose en ce moment. Je ne voudrais en rien troubler son bienfaisant sommeil ; je viens donc vous prier, madame, de vouloir bien, au réveil de ce cher prince, lui annoncer que, par un heureux concours de circonstances, son protégé a été nommé ce matin ; mais il faut qu’il parte cette nuit même, car il emportera des dépêches urgentes pour Turin, qu’il remettra à notre ministre en allant à Naples.

« — Et quel est donc, sans trop d’indiscrétion, monsieur, — demanda ma mère, — le protégé de M. de Morsenne ?

« — Comment ! madame, vous l’ignorez ? Mais c’est le secrétaire particulier du prince.

« — Monsieur Ducormier ! — s’écria ma mère fort surprise ; — j’ignorais qu’il dût quitter le service de M. de Morsenne.

« — Tout ce que je puis vous assurer, madame la princesse, — reprit le ministre en souriant, — c’est qu’il a fallu mon inébranlable volonté d’être agréable à ce cher prince, jointe au tout-puissant crédit qu’il a sur le roi, pour enlever la nomination de M. Ducormier, et écarter plusieurs considérations fort graves qui s’opposaient à cette mesure ; non que ce jeune homme ne soit à tous égards des plus méritants : l’immense intérêt que lui porte M. de Morsenne en est garant ; mais il a fallu violer la hiérarchie, faire des mécontents ; extrémité que l’on ne subit ordinairement qu’en faveur de personnes d’une grande naissance. Le prince, trop souffrant depuis deux jours pour pouvoir se rendre auprès du roi, lui a écrit une lettre si pressante, si chaleureuse, en faveur de M. Ducormier, que celui-ci est nommé premier secrétaire d’ambassade à Naples.

« — En effet, c’est exorbitant ! — dit ma mère, — c’est à n’y pas croire ! Sans doute, ce monsieur a du mérite, puisque M. de Morsenne le juge ainsi ; il est de plus fort joli garçon et pas mal élevé, mais en fin de compte il n’est rien du tout, et dans les ambassades, ce qu’il faut surtout, c’est de la naissance.

« — À défaut de naissance, madame, — reprit le ministre en souriant, — si M. Ducormier se montre digne, comme je l’espère, de sa fortune inespérée…, nous en ferons plus tard, par respect humain, un comte Ducormier.

« — Ça sera, du moins, un peu plus présentable, — répondit ma mère. — Heureusement les étrangers se trompent à cette manière de noblesse de similor dont les laquais de nos antichambres ne sont mêmes pas dupes. »

Le ministre ayant l’inconvénient d’être de cette noblesse de similor, toussa légèrement, se leva et dit à ma mère :

— « Je craindrais d’abuser de vos moments, madame la princesse. Vous serez donc assez bonne pour être mon interprète auprès du prince, et lui annoncer la nomination de son protégé. Ah ! j’oubliais ! Voudrez-vous bien aussi dire à M. de Morsenne que j’ai vu ce matin mon collègue de l’intérieur, et que l’affaire des fonds secrets est arrangée ? Le prince saura ce que cela signifie. Pardon, madame, de ne pas m’expliquer davantage sur ces grands secrets politiques, » — ajouta le ministre en riant et en s’apprêtant à prendre congé de ma mère.

« — Monsieur, — dis-je au ministre, — M. Ducormier m’avait prêté comme modèle un bijou de la renaissance assez curieux ; il a oublié de me le redemander, dans son empressement à se rendre à ses nouvelles fonctions ; il tient, je crois, à cet objet ; mais il a quitté cette maison sans laisser son adresse. Où pourrai-je lui faire parvenir ce que j’ai à lui envoyer ?

« — Veuillez, madame la duchesse, me l’adresser au ministère, et ce soir, en remettant ses dépêches à Ducormier, j’aurai l’honneur de me charger de votre commission. ».

Et le ministre se retira.

Je vous ai raconté la scène du ministre, comme les autres, dans ses moindres détails, d’abord pour vous prouver ma parfaite liberté d’esprit, ma complète tranquillité d’âme, puis pour vous faire comprendre mon incroyable stupeur en apprenant à qui vous deviez une fortune si inespérée.

Comment ! je trouve le prince indigné, exaspéré contre vous ! et c’est lui qui s’emploie si chaleureusement à votre fortune ! Il écrit au roi en votre faveur ! Je connais peu les affaires de ce genre, mais il est évident que vous êtes arrivé de prime-saut à une position inouïe ! grâce à qui ? à mon père ! C’est à en perdre la tête ! A-t-il, en agissant ainsi, voulu vous éloigner de moi ? Non ; il lui suffisait de vous congédier. Comment ! il se croit, il se sait outragé par vous dans l’honneur et l’orgueil de sa maison, il m’en témoigne sa fureur, et il vous donne une preuve de protection inouïe ! C’est inexpliquable ! à moins que vous ne soyez le démon en personne, et j’incline à le croire.

Or, le mauvais ange, créature éminemment supérieure et habituée à voir les choses de haut, rirait fort d’un de ces esprits vulgaires et bourgeois auxquels une place de secrétaire d’ambassade, si inespérée qu’elle soit, tournerait la cervelle. Sérieusement ; vous dérogeriez ridiculement, mon cher maître, si cette bonne fortune diplomatique vous donnait un vertige tel que vous pensiez à partir sans me dire adieu, et surtout sans m’instruire de plusieurs circonstances connues de vous, sans doute, qu’il m’est indispensable de savoir, afin de régler ma conduite à venir envers ma famille et M. de Beaupertuis.

Il faut donc, mon cher Anatole, nous voir avant votre départ, si vous êtes vraiment décidé à partir. Voici le moyen auquel j’ai songé : je renferme cette lettre dans une boîte avec un flacon que je portais lors de notre première rencontre au bal de l’Opéra. (Il remplacera le bijou supposé dont j’ai parlé à votre ministre.) Ma femme de chambre, dont je suis sure, portera cette boîte au ministre ; celui-ci vous la remettra de ma part ; vous aurez, j’imagine, l’intelligence de deviner qu’il s’agit d’autre chose que de la restitution d’un bijou que vous ne m’avez pas prêté.

Si importantes que soient les dépêches dont on va vous charger, un retard de quelques heures sera peu de chose. Ce retard fût-il très-grave, qu’à votre place je le préférerais, trouvant galant de compromettre le salut des empires pour quelques heures passées avec votre maîtresse. Dans cet espoir de bouleversement européen, vous me ferez donc la grâce de vous rendre en sortant de chez votre ministre à l’appartement du boulevard ; je vous y attendrai toute la nuit, en me confiant cette fois à ma femme de chambre, dont je réponds. J’ai un moyen facile et sûr de sortir de l’hôtel et d’y rentrer demain avant le jour.

Un dernier mot, mon cher Anatole.

D’après le calme de cette lettre, les mille détails qu’elle contient, la présence et la clarté de mes souvenirs de toute sorte, vous le voyez, ce n’est pas une Ariane éplorée qui vous rappelle à grands cris, c’est encore moins une amante jalouse qui exige le sacrifice de sa rivale, ou une femme séduite vous demandant compte de sa vertu, comme un joueur ruiné gourmandant le hasard. Si j’ai jamais eu de la vertu, elle a dû être desséchée dans sa plus tendre fleur, par l’exemple peu patriarcal que m’offre ma famille depuis que j’ai l’âge de voir et de réfléchir ; quant à la jalousie, vous m’avez convertie à l’excellence des infidélités, qui ne sont, selon vous, mon cher maître, que des comparaisons.

Tenez, mon cher Anatole, je ne sais plus à qui j’entendais dire, que sur cent femmes qui se perdent ou se dépravent, il en est quatre-vingt-dix-neuf perdues ou dépravées par leur premier amant.

Cette pensée, juste et profonde, s’applique à merveille à ma position, car si vous ne m’avez pas perdue (une femme comme moi n’est jamais perdue), vous m’avez, du moins, en trois mois, complètement démoralisée, achevant ainsi l’œuvre ébauchée par vous lors de notre première rencontre au bal de l’Opéra. De ce soir-là, a commencé l’inconcevable empire de votre esprit sur le mien, mon cher maître.

Dans tout ceci, ne voyez pas l’ombre d’un reproche, Anatole ; loin de là ; je n’avais qu’un frein, l’orgueil de race. Ce frein, vous l’avez brisé, appelant cela m’ouvrir de nouveaux horizons de bonheur. — Horizons, soit ! Je n’avais qu’une vertu, la froideur des statues de marbre : le marbre de la statue s’est animé au souffle de Pygmalion. (Pardon aussi de cette absurde mythologie !) Vous m’avez dit, Satan que vous êtes, qu’avec du secret, de l’audace, du sang-froid, une femme jeune, belle, riche et libre, pouvait, comme nos grand’mères de la régence, tout risquer, sans jamais se compromettre. J’ai bien envie d’essayer, après votre départ, de cette affreuse morale, mon cher maître, et je vous promets une franchise parfaite. Qu’en pensez-vous ? J’ai en vous une confiance absolue ; vous ne m’avez jamais trompée ; vous êtes l’homme le plus sceptique, le plus perverti, mais, je l’avoue, le plus séduisant et le plus insolemment sincère qu’il y ait au monde ; vous m’avez dit : Ne me demandez rien, sinon gaîté, bonne humeur et discrétion. Quant au cœur, n’en ayant pas, je n’en exige point.

Vous avez religieusement tenu votre programme, mon cher maître. Il est impossible d’être plus spirituel, plus amusant, plus ravissant que vous dans un tête-à-tête, si prolongé qu’il soit ; je n’ai pas à vous reprocher le moindre mot de cœur ou la plus légère aspiration platonique ; enfin j’ai tout lieu de croire à votre sûreté, ne pouvant attribuer à votre indiscrétion les soupçons que l’on a sur notre liaison.

Vous le voyez, mon cher Anatole, dans la disposition d’esprit où je me trouve, rien de moins redoutable que la dernière entrevue que j’exige. Encore une fois, ce n’est pas une maîtresse, plus ou moins jalouse ou éplorée, qui vous écrit : lamentables espèces, que vous auriez raison de fuir aux antipodes ; non, c’est tout simplement un ami, un bon et joyeux compagnon de plaisir qui désire s’entretenir avec vous d’un sujet dont vous comprenez la gravité ; après quoi, les deux amis, se serrant la main, se souhaiteront chance heureuse en amour et en plaisir.

À vous quand même.

D…

« Cette lettre était cachetée, je la rouvre… N’y crois pas ; non, non, ne crois pas un mot de toutes ces détestables maximes : elles n’étaient sans aucun doute qu’un jeu de mon esprit, et je les désavoue. Ne crois pas surtout à cette indifférence, à cette raillerie affectée. Je mentais, oui, je mentais par orgueil. Je souffrais et je te cachais mes souffrances. Anatole, ah ! je le jure, le cœur me saignait à chaque mot d’ironie. Anatole, mon Anatole, je t’aime, entends-tu ? je t’aime, je t’adore de toutes les forces, de toute l’ardeur de mon âme ! oui, entends-tu ? de mon âme ! Si je ne t’ai jamais laissé voir la sincérité, la profondeur de cet amour, ce sont tes sarcasmes sur les passions du cœur qui retenaient la vérité sur mes lèvres ! Anatole, je te dis que je t’aime comme une insensée ! Je ne veux que toi. Si je ne te vois pas ce soir, si tu pars demain, je pars pour te rejoindre. Tu me connais ; tu me croiras, je t’attends.

« À toi ma vie, à toi mon âme !

« Diane. »