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La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 35

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L. de Potter (Tome Vp. 65-107).


CHAPITRE TRENTE-CINQUIÈME


Le père Brulé, qui avait prétendu d’abord ne pas connaître le château des Soulayes aussi bien que son fils le Bouquin, se dirigea sans hésiter vers un petit escalier qui se trouvait à l’extrémité du vestibule.

Cet escalier, qui montait jusques aux combles, aboutissait directement à l’appartement qu’avait choisi, au premier étage, le chef de brigade Solérol, lorsque, après son mariage, il était venu prendre possession des Soulayes.

Brulé monta lestement.

Le Bouquin, au contraire, trébuchait à chaque marche.

— Allons, viens donc, mon garçon, lui dit Brulé.

Le Bouquin doubla le pas, mais il tomba sur les genoux.

— Il est ivre mort, pensa le fermier.

Enfin, tous deux arrivèrent dans l’appartement du chef de brigade.

— Là, dit Brulé, il faut voir à nous dépêcher.

Et il se dirigea vers le secrétaire.

Le Bouquin lui tendit la clef.

Brulé mit la clef dans la serrure, tâtonna convenablement, afin de prouver à son fils qu’il ouvrait ce secrétaire pour la première fois.

Puis, ayant ouvert, il jeta un cri de surprise.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, papa, dit le Bouquin.

— Il y a qu’il n’y a rien, dit Brulé.

Il ouvrit un à un tous les tiroirs devant son fils.

Celui-ci conserva le plus grand calme.

— Faut croire, dit-il, que le chef de brigade n’avait pas d’argent.

— Ou qu’il le mettait ailleurs.

— C’est encore possible.

En prononçant ces mots d’un ton goguenard, le Bouquin, qui se trouvait placé derrière son père, se prit à sourire et lui tira la langue, sans songer qu’il y avait une glace devant lui.

— Ah ! canaille ! s’écria Brulé qui surprit le geste, tu le sais, toi.

Et il prit son fils au collet.

— Aïe ! fit le Bouquin. Si vous voulez que je parle, lâchez-moi d’abord.

Brulé avait son fusil, et le Bouquin paraissait sans armes.

Il alla fermer la porte, se plaça devant, coucha son fils en joue et lui dit :

— Parle, ou je te brûle !

Le Bouquin manifesta un grand effroi.

— Ah ! papa, s’écria-t-il, c’est-y Dieu possible que vous vouliez tuer votre fils ?

— Parle ! répéta Brulé d’une voix sourde et qui couvait des tempêtes.

— Qu’est-ce qu’il faut donc que je dise ? je ne sais pas, moi…

Et le Bouquin continuait à avoir très-peur ; du moins, Brulé le croyait.

— Tu sais où le chef de brigade a mis son argent ?

— Oui.

— Dis-le-moi.

Soudain le Bouquin changea d’attitude.

Il reprit sa physionomie moqueuse et regarda son père en face.

— Le chef de brigade, dit-il, avait mis son argent dans ce tiroir-là, à gauche.

Brulé tressaillit.

— Et on a volé cet argent.

— Qui donc ?

— C’est vous, papa.

— Tu mens !

— Allons donc, papa Brulé, dit le Bouquin, en place de toujours vouloir finasser avec moi, vous feriez bien de m’accorder plus de confiance. Vous voyez que je ne suis pas maladroit.

— Non, et tu en sais plus long que tu ne dis.

— C’est possible.

— Il y a de l’argent au château.

— Ça, c’est sûr.

— Et tu sais où il est.

— Tant mieux pour moi.

— Mais je veux le savoir aussi, moi, dit le père Brulé avec colère.

— Et c’est pour cela que vous voulez me tuer ?

— Je te tuerai si tu ne parles pas.

— Ça sera une raison pour ne rien savoir, vu que les morts ne parlent pas.

Le sang-froid de Bouquin exaspéra Brulé.

— Mais malheureux, dit-il, tu veux donc me forcer à tuer mon fils ?

— Non, je parlerai.

— Ah ! enfin, dit Brulé qui abaissa le canon de son fusil.

Le Bouquin reprit :

— Le chef de brigade a quelque part un petit coffre de fer.

— Et dans ce coffre ?

— Il y a trente mille livres en or.

— Et tu sais où il est ?

— Oui.

— Parle vite, alors.

Et Brulé reprit son fusil.

— Je veux bien partager avec vous, dit le Bouquin.

— Partager ! exclama Brulé, qui parut trouver la proposition indécente.

— Mon Dieu, oui ! ça me paraît juste.

— Quinze mille livres !

— Oui, puisqu’il y en a trente.

— Mais que veux-tu faire de cet argent ?

— Je veux acheter une ferme et m’établir.

— On n’a pas une grosse ferme pour quinze mille livres.

— Quinze et huit font vingt-trois.

— Ah ! c’est juste.

Et Brulé se souvint que l’argent que mademoiselle Lange avait donné au Bouquin, et que celui-ci avait enfoui dans le trou à renard, équivalait à cette somme de huit mille livres.

Le Bouquin continua :

— Je vais vous dire comment je sais que le chef de brigade avait trente mille livres en or.

— Voyons.

— Une nuit, il y a huit jours, je revenais de prendre des lapins au collet et je rentrais dans le château par la porte de la cuisine.

Le chef de brigade était seul dans la salle à manger.

Je vis un rayon de lumière sous la porte et je regardai par le trou de la serrure.

Quoiqu’il fût près de minuit, Solérol n’était pas ivre.

Il se tenait debout devant une table et comptait des piles de louis.

Sur la table était le petit coffre dont je vous ai parlé.

Il parlait entre ses dents, mais j’entendis ce qu’il disait.

— Que disait-il donc ?

— Ceci : Solérol, mon bonhomme, il faut tout prévoir ; si la République était renversée, tu aurais juste le temps de filer hors de France ou tu serais envoyé à l’échafaud. Mais, pour filer, il faut de l’argent, et voilà une poire pour la soif. Il y a là trente mille livres.

— Il remit les louis dans le coffret, sans doute ?

— Naturellement. Puis il le ferma à double tour ; ensuite il prit son manteau et s’en enveloppa, murmurant :

— Il fait un temps de chien dehors.

Après quoi il passa deux pistolets à sa ceinture et mit le coffret sous son bras.

— Et il sortit ?

— Oui, je n’eus que le temps de m’effacer dans l’ombre du corridor.

Il sortit de la salle à manger, traversa le vestibule et gagna le jardin.

— Et tu le suivis ?

— À pas de loups. Dans le jardin, il prit une bêche.

— Et puis ? fit Brûlé avec anxiété.

— Et puis il alla enterrer le coffret.

— Dans quel endroit ?

— Je vais vous y conduire, papa, dit le Bouquin, si vous voulez venir avec moi…

— Si je le veux ! exclama le fermier, dont l’œil étincelait de cupidité.

La nuit était venue ; ils quittèrent l’appartement du chef de brigade et descendirent par le petit escalier.

Dans le vestibule, ils rencontrèrent le père Clément, le vieux valet de chambre du défunt marquis de Vernières.

Brulé lui fit un signe confidentiel.

— Mon vieux, lui dit-il, c’est pour Madame que nous travaillons.

— Je m’en doute, murmura le vieillard.

— Par conséquent, ajouta Brulé, ne t’étonne pas que nous sortions de nuit.

— C’est bien, répondit le vieux domestique.

Et il passa son chemin.

Quand ils furent dans le jardin, Brulé regarda de nouveau son fils.

— Ah ça, lui dit-il, où me conduis-tu ?

— Vous savez, le colombier ruiné qui est dans le parc ?

— Oui.

— Il y a dans les ruines une sorte de souterrain.

— Oui, c’était une cave.

— Eh bien ! c’est là.

— Ah ! Ah ! dit Brulé.

Et il fut tenté de se jeter sur son fils, comme ils passaient sous une allée couverte et sombre, et de l’étrangler, afin de ne rien partager.

Mais le Bouquin devina cette pensée toute paternelle, et il lui dit :

— Je sais la place, qui ne paraît pas commode à trouver au milieu des pierres et des ronces, pour quiconque n’aurait pas vu comme moi où le chef de brigade a enterré le coffret.

— Marchons ! dit Brulé qui doubla le pas.

— Oh ! fit le Bouquin, nous avons un bon bout de chemin à faire et nous avons le temps de causer.

— Tu veux causer, fieu, et de quoi ?

— Oh ! de bien des choses. Voyons, papa, il s’agit de nous expliquer.

— Sur quoi ?

— Nous voilà royalistes ?

— Provisoirement, du moins.

— Ah !

— Tant que Solérol sera vivant.

— Et après ?

— Après, je les trahirai pour me venger de M. Henri.

— Vous le haïssez donc bien ?

— Autant que le Solérol. Oh ! j’ai mon idée, touchant M. Henri.

— Mais… les autres…

— Ma foi ! je ne leur veux ni bien ni mal.

— Alors, dit le Bouquin, pourquoi les trahir ?

— Je verrai… S’ils payent bien…

— Voici déjà un fameux à-compte, ricana le Bouquin. Trente mille livres en or ne se trouvent pas tous les jours sous les pieds d’un cheval.

— Ça, c’est vrai ; mais…

Et Brulé fronça le sourcil.

— Ça vous embête de partager, hein ?

— Ma foi, oui ! dit naïvement le fermier. Est-ce que tu as besoin d’argent, à ton âge ?

— Je suis trop jeune, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et moi qui vous trouve trop vieux, papa. Quand on n’a plus de dents, c’est pas la peine d’avoir de l’appétit.

— J’ai encore des dents, ricana Brulé.

— Je vais vous faire une proposition, papa.

— Voyons.

— Ça vous ennuie donc de partager ?

— Oui.

— Moi aussi ; voulez-vous que nous tirions au sort à qui aura la cassette ?

— Je veux bien.

— Ça y est ; mais pas ici… là-bas… quand nous l’aurons déterrée.

Le Bouquin doubla le pas à son tour.

Brulé devint silencieux.

— J’aimerais autant gagner, pensait le fermier. C’est toujours ennuyeux de tuer son fils, si peu cher qu’il vaille.

Le Bouquin se disait, lui :

— Je donnerais un écu de six livres pour que papa perdît la cassette. Nous verrions après.

Le colombier en ruines, but de leur excursion nocturne, était une veille tour qui avait dû relier jadis l’enceinte féodale du premier château.

Devenu colombier dans le siècle dernier, il avait été ruiné par la foudre, une nuit d’orage, et les anciens maîtres des Soulayes n’avaient jamais songé à le restaurer. Ses murs écroulés étaient entourés d’épaisses broussailles.

Mais comme il faisait clair de lune, le Bouquin se fraya facilement un passage et ne s’arrêta qu’à l’entrée de cette cave dont il avait parlé.

Cette entrée était pareillement obstruée par des broussailles, et on y descendait par un escalier de quelques marches.

Chose assez bizarre, il y avait une porte au bas de cet escalier.

Le Bouquin pénétra le premier dans la cave.

Là, il tira un briquet de sa poche et alluma un morceau de bois enlevé au cœur d’un jeune sapin et tout gluant de résine.

Puis il enfonça cette torche improvisée entre deux pierres disjointes dans la voûte de la cuve.

Brulé avait son fusil sur l’épaule et une bêche sous le bras.

— Travaillez, papa, dit le Bouquin, puisque c’est vous qui avez la bêche.

— Un moment, dit Brulé, il ne faut pas que nous soyons dérangés.

Et il poussa la porte et mit une grosse pierre derrière.

— Maintenant, où faut-il creuser ?

— Là-bas, dans ce coin, derrière cette broussaille.

— C’est là ?

— Oui.

Brulé se mit à entamer le sol à coups de bêche, et creusa à un pied de profondeur environ.

Tout à-coup la pointe de la bêche rencontra un corps dur, et une étincelle jaillit.

— Voilà le coffre, dit le Bouquin.

En effet, Brulé se baissa, laissant sa bêche pour ne se servir que de ses mains, et il acheva de déterrer un petit coffret en fer qui était fort lourd.

Trois fermoirs d’acier protégeaient trois serrures.

— Ah ! dit le Bouquin, ce sera dur à ouvrir.

— Je m’en charge, répondit Brulé.

Il leva sa bêche pour le briser.

Mais le Bouquin lui arrêta le bras.

— Un moment, dit-il. Est-ce que nous ne tirons plus au sort les trente mille livres ?

— Mais si, répondit Brulé.

Et il donna sur le coffre un violent coup de bêche.

Mais le coffre résista.

— Alors, reprit le Bouquin, c’est inutile de le briser. Ce sera bien plus facile à emporter.

— C’est juste, dit Brulé.

Le Bouquin tira de sa poche un petit écu à l’effigie du défunt tyran, c’est-à-dire du roi Louis XVI.

— À vous à parler, papa, dit-il.

— Pile ! cria Brulé.

Le Bouquin jeta la pièce en l’air.

— Face ! dit-il en la voyant retomber. Vous avez perdu, papa.

Et il se jeta sur le coffret.

Mais Brulé alla se placer devant la porte.

— Tu t’es trompé, fieu, dit-il.

— Vous avez dit pile, et c’est face, papa.

— Je le dis que tu te trompes…

— Et moi je vous dis que j’ai gagné.

— On n’a jamais gagné, mon garçon, quand on a comme toi la tête à l’envers.

— Bah ! fit le Bouquin.

— Pourquoi diable as-tu oublié ton fusil ?

— Place ! laissez-moi passer !… s’écria l’enfant qui avait pris le coffre à deux mains.

— Tiens, répondit Brulé ; si tu fais un pas, je tire ! et tu sais, ici, les coups de fusil ne font pas de bruit.

Mais le Bouquin ne tint compte de la menace, et fit un pas en avant.

— Ma foi, tant pis ! grommela Brulé.

Et il pressa la détente.

Le coup partit ; le Bouquin resta debout.

— Vous tirez mal, papa. La main vous tremble, ricana l’enfant.

Et il avança encore.

Les yeux injectés de sang, la tête perdue, le fermier ne vit plus devant lui qu’un ennemi, et il fit feu une seconde fois.

Cette fois le Bouquin eut un éclat de rire strident :

— Ah ! dit-il, pour un bon père, vous êtes un bon père, c’est sûr… et si je n’avais eu soin de retirer les balles de votre fusil, vous auriez tué votre enfant.

Brulé jeta un cri de rage.

En même temps, prompt comme l’éclair, le Bouquin retira de dessous sa blouse un pistolet tout armé, et il ajusta Brulé à son tour…

— Il est chargé jusqu’à la gueule, celui-là, dit-il, et je ne vous raterai pas, moi, papa Brulé…

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