La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 36

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L. de Potter (Tome Vp. 109-123).


CHAPITRE TRENTE-SIXIÈME


Tandis que Brulé frissonnait devant les pistolets chargés de Bouquin, d’autres événements s’accomplissaient au château des Soulayes.

On se souvient que Curtius, après avoir été accusé de folie, avait été garrotté et jeté dans le caveau qui servait déjà de prison à Publicola.

Quand on était entré, Publicola ronflait.

Curtius, tout ahuri, ne l’avait point aperçu d’abord, bien qu’il ne régnât plus dans le caveau qu’une demi-obscurité.

Curtius jurait, pestait, blasphémait.

— Ah çà ! s’écria Publicola, qui cessa de ronfler tout à coup, est-ce que vous n’allez pas vous taire, citoyen ?

— Publicola ! exclama Curtius

— Moi-même.

— Enfermé comme moi…

— Oui.

— Lié comme moi ?…

— Pas tout à fait… voyez plutôt…

Et Publicola se débarrassa de ses liens et se dressa sur ses deux pieds.

— Ah ! tu vas me détacher, au moins ! dit Curtius d’une voix lamentable.

— Non pas !

— Pourquoi ?

— Mais parce que vous ne sauriez pas vous rattacher comme moi. Je vous délierai les pieds et les mains ce soir… quand on vous aura apporté à manger… et que nous n’aurons plus à redouter la visite, de nos gardiens.

— Tu ne dormais donc pas ?

— Non.

— Tu n’es donc pas ivre ?

— Ce qui s’est passé cette nuit m’a dégrisé.

— Ah ! dit Curtius, je pense bien qu’il s’est passé quelque chose d’épouvantable… Ils ont tué mon pauvre ami Solérol.

— Non, pas lui.

— Qui donc ?

— Scœvola.

— Ils ont tué Scœvola, dis-tu ?

— C’est Brulé qui lui a enfoncé un couteau dans la gorge.

— Mais ce misérable nous a donc trahis ?

— Parbleu ! et il a livré le chef de brigade.

— À qui ?

— Aux royalistes. Ils l’ont emmené la nuit dernière.

— Oh ! ils l’ont tué à l’heure qu’il est.

— C’est probable, dit Publicola.

— Et ils nous tueront aussi…

— À moins que nous ne parvenions à nous échapper.

— Comment cela ?

— J’ai un plan… Vous verrez…

Publicola s’approcha du soupirail à fleur de terre qui donnait dans la cour intérieure des Soulayes.

La cour était déserte.

— Quand il fera nuit, dit-il, en revenant vers Curtius, qui était toujours couché sur le dos, nous tâcherons de filer.

— Mais par où ?

— Par ce soupirail.

— Il est garni de barreaux de fer.

— Nous les limerons.

— Avec quoi ?

— Mais, dit Publicola, vous avez une montre ?

— Oui !

— Eh bien ! nous nous servirons du ressort…

Curtius s’abandonna dès lors à tous les espoirs de la liberté et de la vengeance.

— J’irai à Auxerre, dit-il, je réunirai tous les citoyens patriotes, et je marcherai sur les royalistes…

Curtius recommençait, on le voit, tout doucement son rêve de futur ministre de la guerre.

La journée s’écoula et on ne leur apporta rien à manger.

— Je meurs de faim ! murmura Publicola.

Et de temps en temps il se plaçait sous le robinet du tonneau.

La nuit venue, armés d’un ressort de montre, Publicola et Curtius se mirent à scier les deux barreaux de fer, se relayant d’heure en heure.

L’opération se fit sans bruit, mais elle dura longtemps.

Plusieurs fois les deux prisonniers avaient été contraints d’interrompre leurs besogne.

Brulé et le Bouquin avaient traversé la cour.

Publicola, en voyant Brulé armé de son fusil, dit à Curtius :

— Ils sont braconniers et ils y resteront jusqu’au jour.

— Tu crois ?

— J’en suis sûr.

— Eh bien ! courage donc ! reprit Curtius, et travaille sans relâche.

Publicola scia le barreau.

— Je vais sortir le premier, dit-il, et je vous tirerai ensuite, quand je serai dehors.

Publicola était long et maigre. Il monta sur les épaules de Curtius et atteignit le soupirail, qu’il traversa comme une couleuvre.

Curtius se servit d’une futaille pour marche-pied, et essaya à son tour de suivre Publicola.

Mais Publicola eut beau le tirer à lui.

Curtius était énorme et le soupirail était trop étroit.

— Ah ! je suis perdu ! murmura le gros homme d’un ton lamentable. Ils me tueront.

— Non, lui dit Publicola, si vous me donnez votre écharpe et vos papiers de commissaire.

— Pour quoi donc faire ? demanda Curtius étonné.

— Pour aller à Auxerre et m’y faire reconnaître pour votre mandataire.

Dix minutes après, Publicola avait volé un cheval à l’écurie et galopait, à travers bois, vers Auxerre.