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La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 12

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 123-138).


XII

LA CANNE EST EN DANGER


Rien n’est si dangereux qu’un premier succès. Tout bonheur est un piége que nous tend le destin. D’ailleurs, il résulte toujours de la grande application d’esprit qu’exige la réussite d’une entreprise audacieuse, il résulte toujours une fatigue de la pensée, une détente de toutes les facultés, une courbature de nos sens, une négligence, suite de l’enivrement même du triomphe, qui nous amène à compromettre le succès que la veille nous avons acheté par tant d’efforts. En bataille, en amour, en toute chose, le lendemain est un grand jour ; le lendemain !

Et pourtant c’est ce jour-là qu’on dédaigne ; et c’est ce jour-là qu’on s’endort. Ô danger ! ô folie !… Lendemain, jour terrible, décisif et solennel, l’avenir dépend de toi, tu le fais, il t’appartient. En gloire, qu’est-ce qu’une bataille gagnée, sans le lendemain qui la consacre ? — En amour, qu’est-ce qu’un jour de bonheur, sans le lendemain qui le purifie ? Le lendemain, c’est la sagesse dans la gloire, c’est la conscience dans l’amour. C’est du lendemain que l’histoire attend ses jugements ; c’est du lendemain que le cœur date ses souvenirs.

Et ce proverbe qui dit : « Il n’est pas de fête sans lendemain, » ne veut pas dire qu’il faille s’amuser deux jours de suite ; il signifie que c’est le lendemain seulement que nous saurons si nous avons eu raison de nous réjouir de la veille.

Ô sagesse des nations !

Tancrède devait à sa canne un grand succès qui l’étourdit, cela était tout simple.

Lui, quelques jours auparavant, sans ressource, repoussé de toutes les maisons où d’abord on l’avait accueilli avec bienveillance, tourmenté de l’idée de ne pouvoir restituer à sa mère ces pauvres mille écus si chèrement obtenus, lui malheureux, découragé, sans argent, sans amis, se trouvait tout à coup en possession d’une somme fort considérable, et, ce qui était mieux encore, en relation d’affaires avec un des banquiers les plus considérés de Paris.

Son extrême beauté n’était plus un obstacle alors à ses rapports avec M. Nantua ; il ne s’agissait plus de faire partie de sa maison et d’être commis dans ses bureaux : mademoiselle Nantua n’avait aucune chance de le voir. Tancrède pouvait donc rencontrer M. Nantua à la Bourse, à l’Opéra, et faire de grandes affaires avec lui, sans aucun danger pour l’imagination romanesque de sa jeune fille.

D’ailleurs, le père prudent avait moins de scrupules depuis que M. Dorimont servait si bien ses intérêts. Tancrède était donc dans une bonne veine, et il éprouvait cette grande joie d’une âme soulagée, cet allégement d’un esprit délivré, ce bonheur apprécié qui est fatal ; car le sort est généreux en cela qu’il nous laisse le bonheur tant que nous ne le sentons pas, et puis si quelque imprudent ose dire : Que je suis heureux ! alors le destin se révolte, le monde crie au scandale, et quelque bonne catastrophe vient aussitôt rétablir l’équilibre dans le cœur, c’est-à-dire les regrets, la crainte et l’ennui ; et le front qui s’élevait s’abaisse, et la voix qui chantait s’éteint, et tout rentre dans l’ordre accoutumé.

Tancrède était fatalement heureux ; il venait d’écrire à sa mère le changement de sa position, qu’il avait expliqué par un mensonge ; il lui renvoyait aussi, avec une généreuse usure, la somme qu’elle lui avait donnée en partant. Cette longue lettre, écrite avec plaisir, avait renouvelé sa joie. Il ne pouvait tenir en place, il se promenait dans sa chambre, il se parlait, se racontait à lui-même ses projets ; enfin, pour employer son agitation, il prit sa canne et son chapeau, et s’en alla faire des visites. Sa canne et son chapeau ! remarquez bien cela, ces mots toujours insignifiants sont d’une grande importance dans cette occasion, et Tancrède n’y attacha point assez d’importance. Il prit sa canne et son chapeau, comme un autre aurait pris sa canne et son chapeau. Malheureux le trésor qui tombe aux mains d’un si jeune homme ! les trésors ne sont pas faits pour la jeunesse : à vingt ans on ne sait ni être riche ni être aimé.

Tancrède s’en allait donc comme un étourdi, joyeux et léger, très-étonné qu’on ne lui fît pas compliment d’un bonheur dont il n’avait fait part à personne.

Les vives émotions ont un instinct qui nous servirait de thermomètre pour juger les gens qui nous aiment, si nous le consultions plus souvent. Il est des amis que nous allons voir tout de suite quand il nous arrive quelque chose d’heureux ; notre bonheur n’est complet que lorsqu’ils le connaissent, nous courons chez eux bien vite pour leur en parler, et s’ils sont sortis nous disons notre bonheur à leur portier pour qu’il les en instruise à leur retour.

Ceux-là sont les vrais amis. — Il en est d’autres auxquels nous pensons avec crainte, nous disant : Comment vont-ils prendre cela ? Ce sont les faux amis. — Il en est d’autres auxquels nous ne pensons pas du tout. Ce sont quelquefois les meilleurs, mais c’est que nous ne les aimons pas ; et comme ce n’est pas de notre faute, il n’en faut point parler.

Le fait est que l’instinct du cœur le guide vers ceux qui doivent le comprendre, les jours où il a besoin d’être compris, comme la science du plaisir guide le Parisien vers le Théâtre-Italien quand il désire entendre de la musique ; vers le Vaudeville quand il veut se divertir, ou vers le Rocher de Cancale quand il prétend dîner.

Ainsi, une vague pensée disait à Tancrède que la personne qui se réjouirait le plus de sa joie, après sa mère, était la gentille madame Thélissier ; il sentait bien qu’il ne lui était pas indifférent ; il lisait déjà dans ses yeux un trouble dont elle était bien loin de deviner la cause. — Malvina ne s’était jamais rendu compte de ses impressions ; son âme était encore dans l’âge d’or des sentiments ; ceux qu’elle éprouvait n’étaient pas encore nommés. Son cœur avait toujours été si occupé, si affairé, qu’il n’avait jamais eu le temps d’analyser, de baptiser ses impressions. Sa mère, toujours souffrante, avait accaparé toutes ses pensées jusqu’à l’âge de seize ans qu’on l’avait mariée ; puis les enfants étaient venus si vite, si nombreux, qu’elle n’avait pas eu le temps de s’apercevoir qu’elle n’aimait pas du tout son mari. Elle l’aimait, sans doute, parce qu’il était bon et qu’il l’aidait à soigner sa mère, mais elle n’éprouvait point d’amour ; et puis l’amour, elle n’y avait jamais songé. Elle ne pensait pas — elle vivait ; son cœur était très-sensible, mais son imagination était endormie. Elle aimait ses enfants, parce qu’elle était leur mère ; mais elle ne s’était jamais dit : « L’amour maternel est la passion de ma vie. » De même, lorsqu’elle donnait à sa mère des soins si éclairés, si touchants, elle ne se disait point : « La piété filiale occupe tous mes jours. » Elle ne faisait état de rien. Quand sa mère avait ses accès de goutte, elle passait la nuit auprès d’elle ; quand sa mère se portait bien, elle passait la nuit au bal, à s’amuser comme une jeune fille. Trop naïve, trop naturelle pour n’être pas coquette, elle cherchait à plaire, mais malgré elle ; elle aimait les chapeaux, les robes, les fleurs, les rubans, sans prétendre être une femme à la mode. Elle s’occupait de sa maison sans se croire une bonne ménagère ; elle remplissait tous ses devoirs sans savoir que c’était cela qu’on appelait les devoirs ; elle avait accepté tous les rôles que lui avait offerts la vie, sans savoir à quel emploi ils appartenaient, avec innocence et bonne foi ; mais tout faisait craindre aussi qu’elle n’en acceptât de plus périlleux avec la même innocence et la même bonne foi. C’était enfin ce que les femmes froides et romanesques appellent, avec dédain, une bonne petite femme. Malheureusement ces bonnes petites femmes ont plus d’âme que les grandes femmes langoureuses, et Malvina était d’autant plus sensible, qu’elle n’était point romanesque. Elle ne croyait pas à tous les grands événements qu’on raconte dans les livres ; elle pensait qu’ils avaient dû se passer dans les temps fabuleux de l’histoire, n’imaginant pas que, dans la rue Saint-Honoré ou dans la rue de Gaillon, il pût rien arriver d’extraordinaire à une femme qui habitait chez son mari avec ses enfants. D’ailleurs elle lisait fort peu, quelques pages le soir pour s’endormir, comme elle le disait elle-même ; et ce qu’on lit dans ce but est rarement fait pour exalter les pensées et troubler l’imagination.

Elle n’était donc gardée par rien, ni par des rêveries folles, ni par des idées fausses, et un amour véritable, un événement singulier, devaient la trouver sans défense. On crie beaucoup contre les imaginations romanesques ; je les crois, au contraire, beaucoup moins faciles à entraîner que les autres. L’habitude de vivre dans un monde imaginaire leur inspire des préventions contre tout ce qui se passe dans le monde réel. Les événements de la vie ne leur semblent jamais dignes d’occuper leur âme, ce n’est jamais cela qu’elles attendent, pour éclater. Et j’ai toujours vu ces jeunes filles au front pâle, au regard mélancolique, aux phrases nébuleuses et sentimentales — finir par épouser volontairement de vieux maris pour de l’argent — tandis que les femmes raisonnables et rieuses risquaient noblement leur avenir dans un mariage d’inclination. Oui, les chimères romanesques préservent de l’amour. Je connais une femme qui, à l’âge de seize ans, s’était dit qu’elle aimerait un jeune Anglais qu’elle rencontrerait dans une prairie. Voilà quarante ans de cela, et cette femme n’a jamais aimé parce, qu’elle n’a jamais rencontré d’Anglais… dans une prairie !… Sans ce rêve, elle aurait peut-être aimé un ou plusieurs Français, rencontrés tout simplement sur les boulevards. Ceci prouve encore que les travers de l’esprit sauvent le cœur.

Tancrède trouva madame Thélissier entourée d’enfants, non-seulement des siens, mais de tous les enfants voisins et cousins. Cette troupe de démons tournait, sautait, galopait dans le salon, pendant que Malvina lui jouait des contredanses, des valses et des galops.

En voyant entrer M. Dorimont, Malvina quitta le piano, à la grande consternation des danseurs. Les uns s’arrêtèrent subitement n’entendant plus la musique, les autres continuèrent de tourner, et trouvant pour obstacle ceux qui étaient au repos, les heurtèrent brusquement, et plusieurs d’entre eux tombèrent sur le tapis.

La petite fille de Malvina fut de ce nombre, elle avait à peine trois ans. C’était une de ces petites boules toutes rondes et toutes roses, que le moindre choc fait rouler. Elle ne se fit aucun mal, mais elle pleura beaucoup. Tancrède, la voyant par terre à ses pieds, se hâta de la relever avant que Malvina ait eu le temps de venir à elle. Il prit la petite fille dans ses bras, la mena vers sa mère, et tout le monde s’occupa de la consoler.

Pendant ce temps, un vilain enfant roux, enfant du voisinage, s’était emparé de la canne que Tancrède avait laissée par terre en relevant la petite fille de madame Thélissier.

Il s’était emparé de la canne merveilleuse !

De cette canne qui…

De cette canne dont…

De cette canne par laquelle… avec laquelle… enfin, de la canne de M. de Balzac. L’affreux enfant se promenait dans la salle à manger, autour de la table ronde, à cheval sur cette canne ; et comme il la tenait de la main gauche entre ses jambes, il était invisible, l’affreux enfant ! et Tancrède, ne le voyant pas armé de sa canne, n’eut pas idée de la lui reprendre. Ô fatalité !

Malvina, heureuse de voir Tancrède consoler si gentiment sa fille, la laissa dans ses bras. C’était la seule coquetterie volontaire dont elle fût capable, elle y fut entraînée par le plaisir qu’elle trouvait à les regarder tous deux ; c’était un spectacle qui charmait les yeux, que cette belle tête de jeune homme si près de ce joli visage d’enfant.

Et lui, de son côté, employait ces flatteries détournées, si connues des jeunes gens — voire même des conscrits pour séduire les bonnes d’enfants, — ces compliments qui s’adressent à la petite fille, et que la mère seule peut comprendre.

Tancrède minaudait beaucoup, il faisait l’aimable, c’était fort bien ; mais quand on veut séduire, il faut tâcher de n’avoir pas autre chose à faire, et, quel que soit le bien que l’on envie, il ne faut pas négliger le trésor qu’on possède.

Tancrède, après avoir joué longtemps avec l’enfant, alla reprendre son chapeau ; mais quel fut son effroi, il ne retrouva plus sa canne.

— C’est Amédée qui l’a prise, dit un autre petit garçon, jaloux de n’avoir pas eu le premier cette idée.

Et chacun se mit à appeler Amédée.

— Amédée, vous avez pris la canne du monsieur ?

— Amdée, le monsieur demande sa canne.

— Amédée ! Amédée !

— Eh bien, quoi ? dit l’enfant invisible, me voilà ; pourquoi donc criez-vous comme ça ?

— Tiens, il est là… Où donc es-tu caché ?

— Je ne me cache pas, je suis là.

On chercha sous la table.

— Alors, monsieur Amédée, dit une tante en fureur, c’est très-mal d’avoir pris une canne qui ne vous appartient pas, c’est très-indiscret ; pourquoi avez-vous pris cette canne ?

L’enfant, voyant qu’on le grondait d’avoir pris cette canne, la cacha bien vite dans un coin, et, se montrant tout à coup, arriva les mains vides dans le salon.

Tancrède, qui n’avait pas assisté à cette scène, cherchait sa canne sous tous les meubles.

— Eh bien, la canne, dit quelqu’un à l’enfant, qu’en avez-vous fait ?

— Moi, je n’ai pas pris de canne.

— Oh ! le menteur ! dit l’autre petit garçon.

— Comment ! vous n’avez pas pris la canne de monsieur ?

— Non, madame.

— Que faisiez-vous dans la salle à manger ? on vous a cherché, et l’on ne vous a pas trouvé.

— J’étais caché sous la table pour faire peur à Jules, dit-il avec audace — car cet affreux enfant mentait très-bien.

La tante, qui avait été très-maladroite dans sa sévérité, le fut encore plus dans son indulgence.

— En effet, dit-elle, je suis allée moi-même chercher Amédée dans la salle à manger, et je puis dire que je n’ai pas vu la canne de monsieur entre ses mains.

— N’importe, cherchons, s’écria Tancrède dans la plus vive inquiétude.

On se précipita dans la salle à manger, on chercha derrière les buffets, rien ; — près du poêle, rien ! — Enfin quelqu’un s’écria :

— La voilà, je l’ai trouvée derrière la porte.

Tancrède s’approcha tout joyeux :

— Tenez, lui dit la tante.

Et la tante lui présente une canne.

Ô douleur ! ce n’est pas la sienne, ce n’est pas la canne de M. de Balzac.

C’est une grosse canne à parapluie. L’affreux enfant s’approche, il examine la canne, et, niais comme un voleur, il s’écrie :

— Tiens, c’est drôle, c’est pas celle-là avec quoi j’ai joué, je l’avais pourtant mise là ; on l’a changée.

— Ah ! malheureux ! c’était donc toi qui l’avais prise ! s’écria Tancrède hors de lui.

Puis, craignant de se trahir :

— On s’est trompé, dit-il ; donnez-moi ce parapluie, tâchons seulement de savoir à qui il appartient.