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La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 13

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 138-149).


XIII

SANS LE SAVOIR


Le cabinet de M. Thélissier avait une porte qui donnait sur la salle à manger ; et comme M. Thélissier habitait le centre de Paris, le quartier des affaires, où les maisons sont serrées l’une contre l’autre pour empêcher le jour et l’air d’y pénétrer, la salle à manger de M. Thélissier était parfaitement obscure à midi ; elle n’avait qu’une seule fenêtre posée de travers, et donnant sur un beau mur troué çà et là de petites lucarnes, jours de souffrance s’il en fut. Il arriva qu’un gros monsieur, après une longue conférence, sortit de chez M. Thélissier, et s’en vint, dans cette salle à manger ténébreuse, reprendre sa canne à parapluie dans le coin où il l’avait laissée. Comme il n’y voyait point, qu’il agissait à tâtons, il se trompa, et prit la canne de M. de Balzac pour la sienne ; et comme il ne pleuvait pas, il fut quelque temps avant de s’apercevoir de sa méprise.

Ce gros monsieur, par une de ces fatalités dont la vie est semée, s’était foulé le poignet droit quelques jours auparavant — vous devinez — et il avait le bras en écharpe. Le bras droit ! — devinez-vous ? — Il prit donc la canne merveilleuse de la main gauche, et s’en alla tranquillement sans que personne le vît, invisible sans le savoir.

Il se promena quelques moments sur les boulevards avec assez d’agrément. Tant qu’il marcha, tout alla bien ; il évitait de lui-même les gens qui venaient à lui, et il cheminait sans obstacle. Mais la curiosité le fit s’arrêter devant les affiches de spectacles, il les parcourut avec attention, le Vaudeville, le Gymnase, la Porte-Saint-Martin ; il voulait tout lire pour mieux choisir ses plaisirs de la soirée ; il en était au Cirque-Olympique, et lisait cette affiche remarquable :


ASCENSION, CONTRE NATURE, DE LA JUMENT
NOMMÉE BLANCHE.


lorsqu’un jeune homme, très-pressé, rasa le trottoir d’un pas rapide, et vint se briser avec violence contre le roc immobile et curieux qui lui barrait le chemin.

L’homme curieux reçut un coup terrible. — Prenez donc garde, Monsieur, cria-t-il, je ne suis pas un ciron imperceptible, vous pouviez bien me voir. — Le jeune homme n’avait qu’une idée, éviter toute querelle qui le retarderait ; et comme il ne regardait rien, tant il était préoccupé, il ne s’aperçut pas qu’il n’avait rien vu.

Le merveilleux fut perdu pour celui-là ; il lui passait devant les yeux tant de choses, il comptait si bien sur ses distractions, que rien, dans cette circonstance, ne lui sembla extraordinaire. On est toujours invisible pour les esprits absorbés.

Le gros monsieur se rangea de côté, de manière à ne plus fermer le passage ; il reçut plusieurs coups de coude pendant un quart d’heure, il les attribua au peu d’étendue du trottoir, et continua sa route en faisant mille réflexions raisonnables sur cette manie d’imitation qui nous fait établir des trottoirs à Paris dans des rues très-étroites, parce qu’il y en a à Londres dans des rues très-larges.

À la bonne heure ! pensa-t-il en rejoignant les boulevards, on peut marcher à l’aise ici. Au même instant, un commissionnaire qui portait sur ses épaules un grand cheval de bois — le roi des joujoux ! invention sublime ! première émotion de l’enfance — sortit non sans peine du fameux magasin de Tempier. Il hésita un moment avant de s’embarquer sur le boulevard, puis, voyant un espace vide, il s’avança hardiment. On eût dit que ce cheval de bois qu’il soutenait dans les airs était celui du siége de Troie. Le gros monsieur flânait délicieusement sans savoir que derrière lui la machine des Grecs le menaçait. En passant devant l’horloge des Bains Chinois, le commissionnaire s’aperçut qu’il était en retard ; il doubla le pas. — Alors un choc terrible vint ébranler toutes les pensées du badaud épouvanté. — C’est un grand malheur d’être invisible sans être insensible en même temps ; et cela est bien commun dans ce monde. Il arrive souvent à des gens qui ne font nulle attention à nous de dire mille choses qui nous déchirent le cœur.

Le gros monsieur, ayant reçu un coup violent dans la tête, se retourne furieux.

— Monsieur ! dit-il avec indignation.

Et il se trouve nez à nez avec une grande tête de cheval en bois qui le regarde fixement. — Voyant qu’il ne pouvait y avoir eu dans cette attaque intention de l’offenser, il s’en prit au commissionnaire.

— Maladroit, s’écria-t-il, ne me voyais-tu pas ? et comme je le disais tout à l’heure, suis-je donc un ciron imperceptible, que tu n’aies pu m’éviter ?

Le commissionnaire, qui ne voyait personne, ne savait à qui ces paroles s’adressaient. Il continua sa route sans même se retourner, car le cheval ne le lui permettait pas.

Le gros monsieur se frotta la tête, ramassa son chapeau et traversa le boulevard.

L’autre côté est plus tranquille, se dit-il.

Et il s’avança vers le Café de Paris.

En effet, peu de personnes se promenaient sur ce boulevard ; ce n’était pas encore la saison où il est impraticable. Quelques femmes ça et là allaient regarder les étoffes étalées aux Chinois et au Sauvage, étudiaient les bijoux nouveaux chez Boulet. Deux ou trois députés, arrêtés par une rencontre, échangeaient quelques nouvelles. Du reste, ce boulevard était presque désert.

Le gros monsieur s’y pavanait ; mais tout à coup sortit de la rue du Helder une petite blanchisseuse tortue et boiteuse, portant un énorme panier pendu à son bras, et traînant, d’un pas indécis, elle et sa charge péniblement. Le monsieur la vit venir à lui.

— C’est pitié, pensa-t-il, que de charger ainsi de ce fardeau cette chétive créature.

Et il se détourna pour lui laisser plus d’espace ; mais la petite blanchisseuse, vacillant dans sa marche, fatiguée de son fardeau, le changea de bras, et entraînée par sa pesanteur, s’en alla tomber, par un détour, sur le prudent promeneur, en frôlant avec son panier, de toute la force de sa faiblesse, les jambes du monsieur, qui poussa un cri de surprise et de fureur.

— Prenez donc garde, mademoiselle ! ne pouvez-vous m’éviter ? En vérité, vous me feriez croire que je suis un ciron imperceptible…

— Ce panier est trop lourd, dit la petite blanchisseuse, sans voir le monsieur.

Et elle continua son chemin.

— Je ne suis pas chanceux aujourd’hui, pensa l’homme invisible. L’un me heurte au milieu du corps ; l’autre me fend la tête ; celle-ci me prend aux jambes ; en vérité, j’ai du malheur. Aussi quand on n’a pas l’usage de ses deux bras, on est tout désorganisé.

Il prit la rue du Helder, qu’il continua jusqu’à la rue des Trois-Frères ; arrivé là, il entendit une fenêtre s’ouvrir au-dessus de sa tête — une jeune femme s’avança sur la balustrade tenant à la main un vase de fleurs ; c’étaient des fleurs d’automne, des roses du Bengale, des reines-marguerites, des chrysanthémum pourpres et blancs. Ces fleurs n’étaient plus fraîches, on allait les renouveler.

La jeune femme regarda de tous côtés.

— Personne, dit-elle, personne !

Et le monsieur invisible était sous la fenêtre.

— Personne !

Et puis elle jeta les fleurs dans la rue. — Le monsieur reçut toutes les fleurs et l’eau des fleurs — eau verdâtre et fétide, qui ne pardonne pas aux habits, et qui teignit avec une promptitude surprenante le gilet blanc du gros monsieur.

Sa colère !… elle est impossible à décrire.

Sa figure ! elle était risible ; heureusement, on ne la voyait pas. Des larmes vertes coulaient sur ses joues, des marguerites séparées du bouquet dans leur chute s’étaient arrêtées sur le bord de son chapeau et lui donnaient l’air d’un berger ; des chrysanthémum étaient restés sur ses larges épaules, des roses s’étaient fixées par leurs épines sur ses bras, dans ses favoris, derrière le collet de son habit ; c’était comme un buisson de fleurs, malheureusement de vieilles fleurs.

Honteux, furieux, il secoua tous ces bouquets, et, ne pouvant se montrer nulle part en cet état, il retourna chez lui, — où personne ne l’attendait !

C’était un dimanche : ce jour-là, il avait coutume d’aller dîner chez un de ses amis ; on était joyeux au logis, le maître ne devait pas rentrer de toute la soirée.

La cuisinière, qui était fort jolie, la cuisinière d’un vieux garçon est toujours jolie, devait aller au spectacle ; elle était belle et parée, et ne voyant pas revenir le domestique son confrère, qui devait lui donner le bras pour la conduire à la Gaîté, elle était montée dans l’appartement pour savoir ce qui retardait son chevalier.

Celui-ci était occupé à choisir le gilet qu’il comptait emprunter tacitement à son maître pour ce jour-là.

Le choix fait, elle l’aidait à le rétrécir : et l’on s’amusait, on plaisantait, on cherchait à remplir l’espace qui existait entre le dos et l’étoffe, vu la différence qui existait entre la taille du maître et celle du valet.

Le Frontin avait pris deux coussins : l’un figurait le dos de monsieur, et l’autre sa poitrine ; et puis Frontin singeait son maître, et, ce qui était plus mal, se plaisait à le contrefaire.

— Mets donc l’habit de monsieur, dit la cuisinière ; tiens, comme ça… on croirait que c’est lui. Oh ! que t’es laid ! marche donc ! Oh ! que c’est bien ça ! le nez en l’air ! Oh ! c’est ça ! t’as l’air bête comme lui.

Or, monsieur était là depuis un quart d’heure, immobile, stupéfait et invisible.

Enfin, il retrouva la voix.

— Joseph ! s’écria-t-il.

La rieuse cuisinière, ne voyant personne, s’imagina que Joseph, pour compléter la ressemblance, imitait aussi la voix de son maître.

— C’est bien comme cela qu’il t’appelle, dit-elle. Ah ! ah ! ah !… c’est bien comme lui !

— Rosalie ! cria de nouveau le maître, de plus en plus irrité.

Et Rosalie, ne voyant personne et poursuivant son idée, répondait :

— C’est cela… je crois l’entendre… quoi !

Enfin le maître, hors de lui, jeta par terre la canne qui le rendait invisible, et s’en vint saisir au collet son insolent valet de chambre, avec la seule main qui fût capable d’exprimer sa colère.

— Monsieur ! s’écrie la cuisinière anéantie.

— Monsieur ! dit le Frontin désarmé.

— Je vous chasse tous deux.

— Mais monsieur…

— Je vous chasse, entendez-vous ? silence ! Donnez-moi ce qu’il me faut pour m’habiller : demain vous sortirez d’ici tous les deux.

Il s’habilla.

Le valet, voyant la verdure qui recouvrait les vêtements de son maître, ne put s’empêcher de dire :

— Où donc monsieur a-t-il été ? qu’est-il arrivé à monsieur ?

Le maître ne répondit point, il ne dit que ces mots en partant :

— Vous reporterez ce soir cette canne chez M. Thélissier, et vous demanderez mon parapluie que j’y ai laissé.

— Oui, monsieur.

Et la canne resta aux mains d’un domestique renvoyé !