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La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 21

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 218-233).


XXI

UN FANTÔME


— Voilà deux caractères inventés exprès pour ma canne, pensa Tancrède : une jeune fille rêveuse qui ne sait ce qu’elle fait, qui n’écoute rien, qui ne regarde pas où elle est, qui se croit elle-même étourdie, et qui s’attend à se tromper toujours ; une mère assez crédule, accoutumée aux enfantillages de sa fille, qui est même flattée de ses distractions, et qui les considère comme autant de preuves de poésie. Plus cette jeune fille dira de choses extravagantes et incompréhensibles, plus on la croira poëte ; c’est au point qu’elle deviendrait folle, qu’on ne s’en apercevrait pas.

Tancrède n’osa suivre Clarisse dans sa chambre, un sentiment de respect le retint ; un autre sentiment lui inspira aussi cette délicatesse : il se trouvait trop mal vêtu pour un fantôme, il n’osait risquer une apparition en redingote, il n’était réellement pas assez élégant pour un idéal. D’ailleurs, il aimait déjà trop pour ne pas tenir à lui ; on acquiert, à ses propres yeux, une grande importance aussitôt qu’on aime, on ne se risque plus légèrement.

Dès qu’il fut possible de sortir de la maison où demeurait madame Blandais, Tancrède revint chez lui. Le lendemain en s’éveillant, il se souvint de Clarisse, et il s’avoua qu’il s’était attaché à elle, en un jour, comme s’il la connaissait déjà depuis son enfance. Il l’avait trouvée si gentille, si simple, qu’il avait oublié qu’elle faisait des vers. Ce fut par vanité qu’il se le rappela. Ce rôle d’idéal qu’il se préparait à jouer flattait singulièrement son orgueil et le réconciliait avec sa trop grande beauté, avantage dont il avait tant souffert. En effet, c’était une noble ambition que de se faire l’Apollon d’une si charmante sibylle, que de réaliser de si poétiques chimères, de s’approprier de si beaux rêves, de dominer une imagination si pure ; enfin de se faire adorer comme ange — quand on possédait toutes les qualités d’un mauvais sujet.

Cependant comme Tancrède était au fond un très-honnête homme, il ne voulut pas risquer d’être aimé avant de savoir si Clarisse lui plairait assez pour qu’il consentît à enchaîner sa vie à la sienne, et il s’appliqua d’abord à l’observer mystérieusement. Cette observation ne le laissa pas longtemps dans l’incertitude. Chaque fois qu’il voyait Clarisse, il l’aimait davantage ; tout ce qu’il découvrait dans son âme de candeur et de poésie le charmait ; c’était l’inspiration surprise dans ce qu’elle a de plus sublime ; c’était l’amour observé à sa naissance, dans sa pureté première, un amour vague et frais comme un feuillage de printemps ; c’était enfin le mélange le plus gracieux, un rêve passionné dans un cœur plein d’innocence, un regard de génie avec un sourire d’enfant.

Cette situation d’observateur invisible avait tant de charmes que Tancrède se plaisait à la prolonger, et pourtant il était déjà bien amoureux ; mais la tendresse qu’inspire une jeune fille est plus patiente ; on regrette pour elle cette sainte ignorance qu’un jour d’amour doit lui ravir : un adieu est toujours triste, même lorsqu’il conduit au bonheur.

Clarisse était joyeuse sans savoir pourquoi ; elle vivait dans une atmosphère d’amour qui l’enivrait. Tancrède invisible était souvent près d’elle ; cette présence voilée agissait sur son âme à son insu. Parfois une rapide apparition lui faisait entrevoir le gracieux fantôme ; elle souriait, elle s’était accoutumée à ces visions, elle s’y attendait, elle y comptait ; si elles lui avaient manqué plusieurs jours, elle aurait été malheureuse. Sa vie se passait doucement, tantôt à faire des vers brillants de jeunesse et d’espérance, tantôt à courir dans le jardin assez grand de la maison qu’elle habitait ; elle chantait souvent, pendant des heures entières, des airs connus, et puis d’autres qu’elle improvisait dans sa joie. Sa mère, qui entendait ses folles roulades, lui demandait alors :

— Qui te rend si contente ?… Qu’as-tu donc ?

Elle n’avait rien ; elle avait seize ans et il faisait beau ; cela suffisait bien pour expliquer ce bonheur. Le séduisant fantôme était aussi pour quelque chose dans cette joie ; mais Clarisse ne pouvait le savoir, puisqu’elle croyait que ces apparitions extraordinaires étaient un effet de son imagination.

Quelquefois elle en parlait à sa mère en riant.

— Oh ! maman, disait-elle, il m’est arrivé hier une chose singulière : comme j’arrangeais mes cheveux devant la glace… tu vas te moquer de moi.

— Eh bien ?

— J’ai vu mon beau jeune homme !…

— Dans la glace ?…

— Oui ; je me suis retournée tout de suite, croyant qu’il était derrière moi ; mais il n’y avait personne, et pourtant je crois bien avoir entendu rire.

— Allons, dit madame Blandais, voilà maintenant que tu veux l’entendre ; autrefois tu te contentais de le voir.

Clarisse raconta cette apparition à sa mère ; mais en voici une autre qu’elle ne raconta pas.

Tancrède avait reçu une lettre de M. de Balzac, qui annonçait son prochain retour à Paris. Le moment de rendre la canne était venu, il fallait se hâter de profiter de sa puissance.

Un matin que Tancrède était venu voir Clarisse, il l’avait trouvée tout en larmes ; c’était bien triste alors d’être invisible ; de voir pleurer la femme qu’on aime et de ne pouvoir lui demander ce qui l’afflige, de ne pouvoir la consoler. La pauvre enfant pleura longtemps ; puis vint madame Blandais, qui lui dit, d’un ton sévère, de mettre son chapeau et de venir avec elle se promener au Jardin-des-Plantes. La course était longue, et cette promenade ressemblait assez à une punition. Madame Blandais comptait sur les marches forcées pour calmer l’imagination trop exaltée de Clarisse. Il était évident que madame Blandais avait grondé sa fille. Pourquoi ? Voilà ce que Tancrède voulait savoir. Il suivit Clarisse et sa mère ; il écoutait ; mais d’abord elles cheminèrent en silence ; enfin madame Blandais prit la parole.

— Tu t’en repentiras plus tard, ma fille, toutes tes rêveries ne te mèneront à rien ; d’ailleurs, ce jeune homme est très-aimable ; et puisque madame de D*** s’intéresse à lui, certainement ce doit être un homme distingué. Si tu repousses toutes les occasions, tu ne te marieras jamais ; ton invisible ne t’épousera pas, et tu resteras vieille fille. Vrai, mon enfant, tu n’es pas raisonnable de refuser la chance d’un bon mariage pour des rêveries folles. Il est de mon devoir de t’éclairer ; je t’ai pardonné quand tu as refusé un homme plus âgé que toi ; mais cette fois je serai plus sévère.

— Ah ! c’est cela, pensa Tancrède ; pauvre petite ! on la tourmente, il faut lui donner raison.

Tancrède accompagna Clarisse jusqu’au Jardin-des-Plantes, puis, la livrant aux animaux féroces, il revint chez lui écrire à sa mère ses doux projets de mariage. Le soir, il retourna auprès de Clarisse ; elle s’était retirée de bonne heure ; fatiguée de sa longue promenade, elle dormait profondément. Tancrède pénétra dans sa chambre en ouvrant la porte le plus doucement possible.

Clarisse n’entendit rien : à cet âge, le sommeil est une léthargie.

Tancrède fut étonné de trouver Clarisse déjà couchée et endormie ; il s’approcha de son lit doucement, il entendit cette respiration égale, qui prouve un sommeil réel, si profond, qu’il ne permet pas à un rêve de voltiger, à un souvenir de survivre.

— Qu’elle dort bien ! pensa Tancrède.

Et ce sommeil, qui lui faisait envie, lui inspira beaucoup de respect.

— C’est bien là le sommeil d’une pauvre jeune fille qui a pleuré, se disait-il ; elle doit être bien lasse, une si longue course dans Paris ! Elles n’ont pas osé aller en voiture par économie, et Clarisse a préféré revenir à pied plutôt que de se hasarder dans une voiture publique ; j’aime ça et lui sais bon gré de ce petit orgueil. Clarisse est d’une nature trop élégante pour sa condition. Quel bonheur d’être riche et de pouvoir lui donner, dans le monde, la position qu’elle mérite. Ô ma jolie Clarisse, que je t’aime !

En disant ces mots, Tancrède se pencha vers le lit et imprima sur les joues roses de Clarisse un chaste baiser. — Clarisse ne s’éveilla point. Tancrède, que ce baiser avait troublé, en risqua un plus tendre.

Clarisse ne s’éveilla point. Alors Tanerède se prit à rire, et il s’assit sur un fauteuil au pied du lit et il la regarda dormir.

Il resta quelques moments en contemplation devant cette douce image, et tout son avenir lui apparut : il se figura les jours heureux qu’il passerait auprès de Clarisse, le plaisir qu’il aurait à l’emmener avec lui, à la présenter à sa mère ; il était bien certain que madame Dorimont aimerait Clarisse : cette jeune fille devait lui plaire par son esprit, la délicatesse de ses sentiments.

Il songea à ce prétendu dont on menaçait Clarisse ; il se demanda pourquoi madame de D*** voulait la marier ; il fit d’amères réflexions sur la manie des grande dames, qui veulent toujours protéger, sans se rappeler, l’ingrat ! qu’il devait à cette manie le plaisir d’avoir vu Clarisse ; il s’amusa de l’idée que cette jeune fille refusait un vrai mariage pour lui qu’elle ne connaissait pas, qu’elle aimait en rêve ; il trouva ce succès très-flatteur.

Il pensa que c’était pour lui un bien heureux hasard que cette rencontre avec M. de Balzac, à laquelle il devait sa fortune et son bonheur ; il remercia dans son âme M. de Balzac, qui lui avait prêté sa canne. Il acheta en idée une jolie maison de campagne près de Blois, et y fit préparer, pour son illustre ami, un bel appartement que lui seul aurait le droit d’habiter. Il se souvint aussi de M. Nantua, des secours qu’il avait trouvés en lui, de la brillante fortune qu’il lui devait ; il prépara aussi en idée un petit appartement, dans sa maison de campagne, pour M. Nantua. Et puis il pensa au plaisir d’avoir une jolie femme à lui tout seul, une jeune fille bien ignorante et bien naïve, que l’amour effarouche et qu’un mot fait rougir ; un jeune cœur tout frais qui n’a jamais aimé, dont vous avez la première émotion, la première joie…

Et comme toutes ces idées sont fort douces, elles le bercèrent mollement… Par degrés, sa promenade du matin — le silence — le demi-jour — la sympathie du sommeil — la pureté de ses sentiments, peut-être, agirent sur ses sens, et, malgré lui, entraîné par l’exemple, il finit par s’endormir à son tour.

Sa tête se pencha lentement sur le lit, elle y resta appuyée ; et la canne, qu’une main endormie ne soutenait plus, glissa bientôt sur le tapis.

Quand le jour parut, Clarisse entr’ouvrit les yeux…

Quel fut son étonnement, son effroi, en apercevant en face d’elle un homme endormi au pied de son lit !… Elle eut tellement peur qu’elle ne put crier ; elle resta un moment saisie et stupéfaite ; enfin, retrouvant la voix :

— Maman ! s’écria-t-elle.

Tancrède se réveilla en sursaut. Il fut quelques instants lui-même avant de se rappeler où il était ; il regardait la jeune fille ; et les yeux de Clarisse, fixés sur lui avec effroi, le déconcertaient…

Je ne suis donc plus invisible ? pensait-il.

Alors il se ressouvint de la canne, et la voyant tombée à ses pieds, il comprit comment il s’était trahi.

Il en éprouva d’abord un vif chagrin, songeant à M. de Balzac et au secret qu’il avait promis de garder ; mais bientôt, se rappelant le caractère crédule de Clarisse, il se rassura. Il ramassa la canne adroitement, et cessa d’être visible.

Les yeux de Clarisse étaient toujours attachés sur lui ; mais comme elle ne le voyait plus, son regard n’était plus le même : chose étrange ! elle avait peur quand il était là — et maintenant elle était triste parce qu’il n’y était plus.

Elle resta longtemps à réfléchir, et, ne voyant personne dans sa chambre, remarquant que la porte était bien fermée, elle se persuada qu’elle n’avait rien vu.

— Quel singulier rêve ! dit-elle tout haut en soupirant.

Et puis elle se remit de nouveau sur son oreiller, peut-être dans l’espoir de continuer ce rêve.

Tancrède l’aima de cette crédulité.

— Elle va trouver cette apparition toute naturelle, se disait-il ; elle aime bien mieux croire qu’elle perd l’esprit que d’imaginer qu’un homme amoureux d’elle veuille la séduire.

Et voilà pourquoi les âmes supérieures sont si faciles à tromper, c’est que les choses les plus extraordinaires, les fascinations, les phénomènes, les miracles, tout enfin leur paraît plus probable qu’une méchante action.

Tancrède retourna chez lui en riant de cette nuit d’amour passée si paisiblement ; d’abord il se regarda comme un niais qui n’avait pas su profiter d’une aussi bonne occasion ; ensuite il se jugea comme un honnête homme qui aurait rougi d’abuser de l’innocence d’une jeune fille ; mais enfin, comme il avait l’esprit juste, il s’avoua qu’il n’était qu’un égoïste, qui respectait déjà, dans la pureté de Clarisse, la réputation de sa femme.

Clarisse passa la journée assez gaiement, mais avec une grande émotion au fond du cœur, cette agitation vague et brûlante qui a tant de charmes ! Elle se dit qu’elle avait eu une vision, un sommeil agité, suite de la fatigue qu’une course trop longue lui avait causée.

— J’avais la fièvre, sans doute, une fièvre de courbature. Elle n’y pensa plus.

Mais quand le soir vint, elle se sentit plus craintive : un instinct l’avertissait de se défier. Elle n’osa se mettre au lit.

— Je n’ai pas sommeil, je vais lire… non, je vais copier ces vers de madame Valmore, l’Ange gardien, que j’aime tant.

Elle s’assit devant sa table, mais au moindre bruit elle levait les yeux, elle tremblait.

— S’il allait venir ? pensait-elle.

Tout à coup elle s’imagina qu’il y avait une porte secrète dans sa chambre ; elle prit un flambeau et se mit à faire des perquisitions ; sa chambre était si petite qu’elle l’eut bientôt passée en revue — ni porte secrète — ni trappe — il n’y avait pas moyen de placer la moindre aventure fantastique dans cette bourgeoise demeure. Clarisse fut honteuse de ses recherches ; elle pensa à toutes les plaisanteries que ferait sa mère si elle la surprenait ainsi courant, au milieu de la nuit, après un fantôme. Elle se remit à écrire, et elle resta toute la nuit sans se déshabiller, sans dormir ; elle se disait toujours qu’elle n’avait rien à craindre, mais elle agissait comme si elle était en danger.

Tancrède vint la voir le matin ; il la trouva très-pâle, et, s’apercevant qu’elle ne s’était point couchée de toute la nuit, il se reprocha de lui avoir causé tant d’inquiétude ; il cherchait un moyen de la rassurer.

— Pauvre petite ! est-ce qu’elle va passer toutes les nuits ainsi ? elle se rendra malade, pensa Tancrède.

Alors l’idée la plus étrange lui tomba dans l’esprit : pendant que Clarisse était auprès de sa mère, Tancrède prit la plume qu’elle venait de quitter, et, à la suite du paragraphe à demi copié… il écrivit ces mots :

Je ne viendrai pas demain.
Tancrède.