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La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 22

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 233-239).


XXII

UN JOUR D’INSPIRATION


Je ne viendrai pas demain. Mais il est donc venu tous les jours ! il doit donc revenir encore ! Quel mystère ! Mon Dieu ! que dois-je penser ?

Clarisse resta des heures entières à regarder cette écriture ; sa tête se perdait en suppositions ; ses idées se brouillaient, c’était un dédale de conjectures à n’en plus finir.

D’abord ce nom de Tancrède l’inquiéta.

— On veut se moquer de moi, de mon caractère romanesque, pensa-t-elle, et l’on a choisi ce nom de tragédie pour me faire sentir que c’est un ridicule que de faire des vers.

Ensuite elle s’accoutuma à ce nom, elle finit même par l’aimer ; elle se rappela l’air noble, les doux regards de celui qui le portait ; elle se dit qu’un être si parfaitement beau ne pouvait être méchant, et se jouer lâchement d’une jeune fille innocente et sans protecteur.

Elle se rassura ; et dès qu’elle fut rassurée… elle aima passionnément. Le doute effacé, il y eut une réaction de confiance ; elle s’y abandonna avec naïveté.

— Oui, disait-elle, je crois en lui, c’est quelqu’un qui m’aime, il ne veut point me tromper ; il viendra, je lui donne ma vie, jamais je n’aimerai que lui. Tant mieux s’il me voit, tant mieux s’il m’entend, il saura toute ma pensée, il saura que je n’espère qu’en lui, que je l’aime comme l’ange gardien qui veille sur mes jours ; désormais je ne parlerai, je n’agirai que pour lui plaire, je ne ferai rien qui puisse l’affliger. Ah ! quel bonheur s’il m’accompagne toujours ! il verra comme je l’aime, il m’aimera… Je savais bien que mes rêves s’accompliraient !

Tout en pensant ainsi, Clarisse s’enflammait des sentiments les plus poétiques ; malgré elle ses émotions se formulaient en vers harmonieux ; ce souvenir de l’ange gardien qui présidait à ses beaux jours l’inspira ; elle passa toute la nuit à travailler, c’est-à-dire à soulager son âme par l’expression naïve de ses sentiments. — Et le lendemain, lorsque Tancrède, invisible, revint près d’elle, il la trouva aux prises avec la Muse ; il vit que le moyen qu’il avait employé pour calmer son imagination n’avait servi qu’à l’exalter encore. Cela devait être, aussi ne fut-il pas très-étonné ; n’importe, il se félicita de cette folle idée : l’agitation de la crainte avait fait place à celle de l’inspiration et cela valait beaucoup mieux.

On a fabriqué des ruches en cristal, à travers lesquelles on voit les abeilles travailler : on devrait faire les chambres des poëtes transparentes pour les observer dans l’inspiration. Quel beau spectacle que celui d’une riche pensée qui s’éveille ! Tancrède, grâce à son invisibilité, avait été à même d’observer la femme aux prises avec la passion, en proie à ses souvenirs d’amour ; et maintenant il observe la jeune fille aux prises avec son génie, en proie à ses involontaires désirs, à ses pures espérances d’amour.

Que Clarisse lui parut charmante ainsi ! que ses yeux étaient beaux, parés de leur génie ! Ses blonds cheveux descendaient en vagues d’or sur ses blanches épaules ; son teint était éblouissant d’éclat ; sa bouche était inspirée ; son sourire était rayonnant. Tancrède la contemplait avec ravissement. Alors ils avaient changé de rôle : ce n’est plus lui, c’est elle maintenant qui semble un être idéal ; c’est elle qui est l’apparition céleste, l’image divine qui fascine les regards.

Tancrède, ébloui, transporté, croyait voir l’ange de la poésie ; il cherchait déjà ses blanches ailes ; Clarisse lui parut idéal, sublime, si belle, qu’il cessa de l’aimer un moment… il l’admira !

Mais elle dit ces vers qu’elle venait de finir. Ces vers étaient pour lui, et, quand il comprit que son amour les avait inspirés, il lui pardonna d’avoir eu le talent de les faire.


MON ANGE GARDIEN[1].


Comme l’être immortel que chante Marceline,[2]
Son front n’est point orné de rayons éclatants ;
Il n’a point la fraîcheur et la grâce enfantine
Des roses du printemps.

Son voile n’est pas d’or, sa robe n’est pas blanche
Comme le nénuphar, ami des flots déserts ;
Sur mon cœur, tout à lui, jamais il ne se penche
En répétant mes vers.

Jamais je n’entendis sa voix lente et sonore,
Me murmurer bien bas ces mots doux et confus,
Langage harmonieux que l’on écoute encore
Quand on ne l’entend plus.

Jamais, jamais sa main n’a tremblé dans la mienne !…
Un seul jour ses yeux noirs ont rencontré mes yeux…
Il tient pourtant ma vie enchaînée à la sienne,
Comme la terre aux cieux !


À l’heure poétique où le jour qui décline
Étend un voile rouge aux bords de l’horizon,
Quand l’oiseau qui chantait joyeux sur la colline
S’endort dans le buisson,

Mon Ange m’apparaît !… Mais, comme dans un rêve,
Ses traits sont recouverts d’une blanche vapeur ;
Il me semble qu’alors dans ses bras il m’enlève,
Et quelquefois j’ai peur.

Et je passe ma main sur ma tête brûlante !
Ma voix d’émotion devient toute tremblante,
Et je dis à mon Ange : « Oh ! parle ! parle-moi !…
» S’il ne faut que mourir pour être ton amie,
» Va ! tu peux à ton gré disposer de ma vie,
 » Car ma vie est à toi !…

» Mais, hélas ! je ne suis qu’un enfant de la terre
» Et toi, dont l’existence est un divin mystère,
» Toi, que la brise endort dans un palais d’azur,
» Pourras-tu bien m’aimer ?… Oh ! j’en ai l’espérance :
» Fils des cieux, mon amour parfumé d’innocence
 » Doit plaire à ton cœur pur !…

» Sans toi j’aurais passé solitaire, incomprise,
» Dans ce vallon de pleurs où le poëte brise
» Son âme à chaque pas ; vers l’immortel séjour
» Souvent j’aurais tourné mes yeux pleins de tristesse,
» Et j’aurais vu pâlir les fleurs de ma jeunesse
 » Avant la fin du jour…

» Sois béni !… Mais pour fuir aux sphères éternelles,
» Déploierais-tu déjà tes transparentes ailes ?

» Ton absence est un mal qui me fait tant souffrir !
» Oh ! donne-moi la main, montons au ciel ensemble !… »
Rapide il disparaît… puis, alors, il me semble
Que mon cœur va mourir !…

Mais je sens tout à coup pénétrer dans mon âme
Un souvenir plus doux que la voix d’une femme ;
Car mon Ange m’a dit : « Un jour tu me verras !
Quand les nobles enfants de la sainte harmonie
Poseront sur ton front les palmes du génie,
Je t’ouvrirai mes bras… »

Il ne m’abuse point ? Non ! je crois sa parole,
Comme je crois des cieux le sublime symbole !
Il sait bien qu’ici-bas il est mon seul appui.
Du livre de ma vie il a lu chaque page ;
Il sait que mon cœur, pur comme le lis sauvage,
N’a battu que pour lui !

Oh ! vous qui souriez à ce mystère étrange,
Ne me demandez pas le doux nom de mon Ange,
C’est un secret… Mon cœur, plus calme désormais,
Ne le dira qu’à Dieu… mais la foule moqueuse,
La foule qui se rit de toute âme rêveuse,
Ne le saura jamais !



  1. Ces vers sont de mademoiselle Élise Moreau, qui a bien voulu permettre qu’ils fussent publiés dans ce roman.
  2. Madame Valmore.