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La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 23

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 240-251).


XXIII

UNE ILLUSION DÉTRUITE


Après les heures d’inspiration viennent les jours d’abattement ; la raison reparaît à mesure que les douces images s’évanouissent.

La pauvre Clarisse recommença à s’inquiéter.

— Ou c’est quelqu’un qui a gagné Marguerite et qui s’amuse à m’épouvanter pour se moquer de moi, se disait-elle, et cela me fait peur ; ou c’est mon imagination qui est malade, alors je deviens folle, et c’est affreux !

Cette idée la tourmentait, elle n’osait dire tout ce qu’elle éprouvait à sa mère, dans la crainte de l’inquiéter à son tour ; mais on ne la voyait plus rire, sa pauvre âme était toute troublée ; elle devenait pâle, son beau teint s’attristait.

Madame Blandais, attribuant cette mélancolie au projet de mariage qu’elle avait favorisé, n’osait plus en parler ; mais Tancrède, qui en savait la cause, eut pitié d’elle ; lui-même s’effraya de l’exaltation qu’il avait fait naître ; il se reprocha d’avoir joué avec une imagination trop ardente, et pour détruire l’effet trop dangereux d’un rêve, il appela la réalité à son secours.

Un matin donc il fit louer une loge au Théâtre-Français, et envoya un coupon de cette loge à madame Blandais, de la part de madame la comtesse de D***.

Clarisse voulut questionner le domestique qui avait apporté cette loge, il était déjà reparti. Elle s’étonna que madame de D*** ne lui eût pas écrit un mot, mais elle pensa qu’elle avait probablement chargé son domestique d’une explication qu’il avait oubliée — et la mère et la fille se rendirent au Théâtre-Français, croyant qu’elles y allaient dans la loge de madame de D***.

— La comtesse n’est pas encore arrivée ? demanda madame Blandais à l’ouvreuse.

L’ouvreuse, qui ne savait de qui on voulait parler, répondit :

— Il n’est encore venu personne.

— Il est de bonne heure, dit Clarisse, madame de D*** connaît sans doute cette pièce, elle viendra tard.

On donnait Angelo — un drame de Victor Hugo ! joué par mademoiselle Mars et madame Dorval !

C’était un choix merveilleux pour une jeune fille de province qui n’était jamais allée au spectacle.

Eh bien ! Clarisse n’écouta pas un mot de l’ouvrage.

Elle oublia qu’il était de Victor Hugo.

Elle ne vit ni mademoiselle Mars ni madame Borval.

Elle ne vit rien sur la scène, elle ne vit rien dans la salle.

Rien… qu’un fantôme, un être fantastique dont l’aspect la saisit d’épouvante, un inconnu qu’elle reconnaissait, un grand jeune homme au front pale et mélancolique, aux yeux noirs et brillants, qui se tenait debout à l’entrée du balcon et qui la regardait attentivement.

Le même qu’elle avait aperçu chez madame de D***.

Le même qu’elle avait vu un soir dans la chambre de sa mère !…

Le même qu’elle avait entrevu un jour dans sa glace !…

Le même qu’elle avait vu dormir au pied de son lit !…

Le même ! ô surprise ! ô bonheur ! peut-être.

À cette vue, elle resta immobile, anéantie. Elle fut si troublée qu’elle eut peur de se trouver mal. Les sentiments les plus divers l’agitèrent. D’abord, elle éprouva une grande joie de découvrir que celui qu’elle aimait en rêve existait réellement ; et puis un sentiment de crainte l’attrista : il y a toujours quelque chose d’amer dans la vérité ; en voyant son être idéal parlant, souriant comme un monsieur, elle se défia de lui.

— Oui, c’est quelque jeune fat qui s’est moqué de moi, pensa-t-elle.

Et un doute affreux lui saisit le cœur. Elle retomba dans son découragement, et des larmes coulèrent sur ses joues sans qu’elle songeât à les essuyer.

Madame Blandais, tout occupée d’Angelo, ne remarqua point l’émotion de sa fille, que d’ailleurs elle eût attribuée aux malheurs de Catarina.

Clarisse resta quelques moments absorbée par la plus pesante rêverie. Lorsqu’elle releva les yeux, elle s’aperçut qu’il la lorgnait, lui, le bel inconnu, l’idéal défloré ; car elle éprouvait le contraire de ce qui afflige ordinairement : c’est la réalité qu’on regrette : « Ce que je croyais exister n’était qu’une vaine illusion… » ; mais elle, c’est l’illusion qu’elle regrettait ; elle pleurait son fantôme si cher, elle craignait que la vérité ne lui ôtât tout son prestige, elle avait peur de ne plus l’aimer.

Pendant l’entr’acte, cherchant à se calmer, elle voulut triompher de son émotion et fixer ses yeux sur lui à son tour, mais elle le vit quitter la place où il était et sortir de la salle.

Un instinct inexplicable l’avertit qu’il allait venir lui parler, et lorsqu’elle entendit la porte de la loge s’ouvrir, elle éprouva un battement de cœur violent.

Elle sentait que c’était lui !

C’était lui !

Clarisse n’osait le regarder ; elle tremblait.

— Pardon, Mesdames, dit-il en entrant dans la loge, madame de D*** n’est pas encore arrivée ?

— Non, monsieur, reprit madame Blandais, cela m’étonne.

— Peut-être ne viendra-t-elle pas, continua Tancrède de l’air le plus naturel. Je l’ai vue ce matin, elle a plusieurs personnes à dîner chez elle aujourd’hui, elle ne sera sans doute libre que fort tard.

Et Tancrède s’établit dans la loge comme si madame de D*** lui avait dit de l’y attendre ; et, pour mieux expliquer sa présence, il parla d’elle comme s’il la connaissait intimement.

Madame Blandais soutenait la conversation. Clarisse ne disait rien, elle écoutait parler Tancrède, sa voix lui plaisait tant ! son accent avait quelque chose de doux et de loyal qui la rassurait.

— Madame de D*** est une femme charmante ! disait madame Blandais ; si belle, si gracieuse !

— Elle est ravissante, reprenait Tancrède avec enthousiasme, pleine d’esprit, d’instruction ; c’est une personne très-distinguée.

Tout cela ne l’amusait à dire que parce qu’il n’en savait rien ; il n’avait jamais vu madame de D*** que le jour où il était allé en fraude chez elle ; il pouvait la trouver belle, puisqu’il l’avait vue, mais il ne pouvait louer son esprit qu’au hasard.

Il allait continuer et inventer encore d’autres qualités à madame de D***, lorsqu’il jeta les yeux sur Clarisse ; l’expression pénible de son visage l’arrêta, il comprit le sentiment de jalousie qui l’avait fait soudain pâlir ; et, pour détruire le fâcheux effet des éloges qu’il prodiguait à madame de D***, il ajouta :

— Malheureusement, nous allons bientôt la perdre, elle retourne en Italie dans huit jours.

Ces mots furent magiques ; les joues de Clarisse devinrent roses de plaisir, un sourire involontaire éclaira ses traits.

— C’est une mauvaise nouvelle que vous donnez à ma fille, dit madame Blandais, qui n’avait pas suivi ce drame muet ; madame de D*** est sa seule protectrice à Paris, son absence nous fera grand tort.

— Mademoiselle votre fille peut se passer de protectrice maintenant, dit Tancrède d’un ton que Clarisse seule devait comprendre.

Puis il ajouta pour madame Blandais :

— Son talent est déjà célèbre.

— N’importe, dit madame Blandais, je regrette madame de D***, il est bien malheureux pour nous qu’elle parte !

— Vous vous passerez d’elle, croyez-moi, reprit Tancrède ;

Et s’adressant à Clarisse :

— N’est-ce pas, mademoiselle, que maintenant vous n’avez plus besoin de personne ?

Il dit ces mots si tendrement, que Clarisse rougit ; elle baissa les yeux et ne répondit rien.

— Parle donc, ma fille, dit madame Blandais ; tu es enfant ce soir, on ne peut t’arracher un mot. — Clarisse n’est jamais allée au spectacle de sa vie, monsieur, continua madame Blandais, il n’est pas étonnant qu’elle soit si troublée de se trouver ici ; elle n’est pourtant pas timide ; vous étiez peut-être chez madame de D***, le soir où Clarisse y a dit des vers ?

— Sans doute, j’y étais, répondit Tancrède, et jamais je n’oublierai ce jour-là : ce fut pour moi une soirée d’émotions et d’aventures ; non-seulement j’ai eu le plaisir d’entendre les beaux vers de mademoiselle et ceux de Lamartine, mais encore je me suis bien amusé. J’avais parié avec un de mes amis, que je garderais mon chapeau sur ma tête tout le temps que Lamartine dirait des vers et que personne ne s’en apercevrait.

En écoutant ce récit, madame Blandais et sa fille se regardèrent.

— Et j’ai gagné mon pari !

— Vous l’avez perdu ! dit vivement Clarisse.

Et puis elle fut très-confuse d’avoir dit cela.

— Ma fille a raison, reprit madame Blandais ; car je me rappelle que ce soir-là, en rentrant, elle-même m’a parlé, avec étonnement, d’un jeune homme qu’elle avait remarqué parce qu’il avait gardé son chapeau ; alors je lui ai dit que c’était impossible et qu’elle déraisonnait.

— Eh bien, c’était exact ; vous le voyez, les choses les plus extraordinaires finissent toujours par s’expliquer.

Ces mots, qui s’adressaient encore à Clarisse, la firent rougir une seconde fois.

La toile se leva, le second acte commença ; madame Blandais se tourna du côté du théâtre, et ne songea plus qu’à la pièce et aux acteurs.

Clarisse voulait écouter, elle ne le pouvait pas ; tantôt elle regardait sans voir, tantôt elle baissait la tête, et restait plongée dans ses rêveries, accablée par une profonde émotion.

Tancréde, remarquant sa préoccupation, lui dit en souriant :

— Vous n’aimez donc pas le spectacle, Mademoiselle ? c’est pourtant mademoiselle Mars qui joue là.

— Ah ! c’est mademoiselle Mars, dit-elle.

— Oui, c’est elle qui joue le rôle de Thisbé. Voyez, je ne vous trompe pas.

Et Tancrède montrait un petit journal qu’il tenait à la main, où le nom des acteurs était indiqué.

Clarisse se retourna pour lire la page qu’il lui présentait ; mais elle se trouva si près de lui, qu’elle hésita…

Elle osa pourtant le regarder. — Oh ! comme alors elle fut troublée !… elle le voyait, lui, qu’elle n’avait jamais aperçu qu’en rêve !… Il était là, il lui parlait, il avouait sa présence… que ce moment était plein de délices !

En la voyant si belle et si émue, il oublia le rôle qu’il jouait.

— Clarisse, dit-il avec la plus tendre émôtion, me reconnaissez-vous ?

Elle le regarda tout étonnée…

— J’ai peur d’être folle, dit-elle.

— C’est un homme affreux ! s’écria madame Blandais, que les procédés du tyran de Padoue envers sa femme révoltaient.

Et l’on ne s’occupa plus que d’Angelo.