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La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XXII

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 177-182).
CHAPITRE XXII




pourquoi l’homme a-t-il passé par l’esclavage ?

Quel homme n’a pas été ému à la pensée de l’esclavage ? et qui n’est pas surpris de voir une telle iniquité à la base des civilisations antiques ! Comment ne pas chercher l’explication d’un fait qui a régné quatre mille ans : les deux tiers de l’histoire de l’homme ? L’historien demande à bon droit si le travail libre n’aurait pas été préférable au travail servile, le travail sans le fouet, à un travail sans gloire et sans consolation.

D’abord, ne nous étonnons point si l’économique, après avoir recueilli les faits, est obligé de remonter dans la morale pour en saisir l’explication, comme la morale est elle-même obligée de remonter au dogme pour retrouver la théorie définitive. Les hommes ont divisé les sciences ; au fond, il n’y en a qu’une : celle qui rattache l’homme aux lois ineffables de l’Être qui l’a constitué.

La civilisation antique n’a pas fait ce qu’elle a voulu : elle a pris la nature humaine telle que la Chute l’a laissée. Les hommes ne délibèrent pas sur la société qu’ils auront ; celle-ci se met au niveau de leur état moral. Au sein de la Gentilité, les vices et l’égoïsme étaient dans toute leur puissance. Aussi n’est-ce point parce que l’esclavage subsistait que le travail n’était pas libre ; c’était parce que, en soi, l’homme n’était pas assez libre et refusait de travailler, que l’esclavage subsistait.

C’est ce qui arrive encore de nos jours. Dès qu’on affranchit des esclaves sans préparation, sans qu’ils aient acquis un certain degré de liberté morale, on est forcé de les contraindre même à ramasser la récolte qui doit les nourrir. Ce fait ne cesse de tenir dans l’étonnement ceux qui avaient rêvé avec Rousseau « l’homme né libre » ou l’état de nature.

Partout on voit l’esclave, d’ailleurs si peu au dessus du sauvage, préférer, au travail qui le ferait vivre, la volupté et la paresse qui le laissent mourir. Les États-Unis du Sud viennent de jeter sur ce fait une triste lumière. L’organe français de l’Unité américaine a laissé tombé cet aveu : « Tout le bienfait que la race nègre va retirer de l’affranchissement, ce sera de disparaître entièrement du sol fécondé depuis deux siècles par ses sueurs. Les esclaves affranchis par le triomphe de l’Union meurent déjà par centaines. »

Pour le nègre affranchi, la liberté consiste à ne rien faire. L’esclavage assurait donc l’existence de l’esclave en le contraignant au travail. En général, là où il y a des esclaves, il faut choisir entre l’esclavage et l’extermination ; à moins que l’on n’appelle le Christianisme à son secours. Le procédé de la Révolution a fait de l’affranchissement une douleur nouvelle, et de la liberté un fléau. La Foi, rétablissant en nous la liberté, c’est-à-dire la force morale, peut seule faire acquérir à l’homme assez de cœur pour que, travaillant de lui-même et produisant sa subsistance, il ne soit plus esclave dans l’essence. Quelque odieux que soit le fait de l’esclavage, il en est un plus déplorable encore, c’est l’état de notre nature le rendant, hélas ! nécessaire.

On doit comprendre que, sans l’esclavage, la société païenne n’aurait pu subsister. Du travail servile sortit alors la production et, de la production, la population. Dans quelque condition que naisse un homme, il vaut toujours quelque chose ; mieux vaut qu’il soit que s’il n’était pas. Or, il s’agit ici de nations entières.

Sans l’esclavage, qui l’éleva, qui assura sa subsistance, cet homme n’eût point existé, ni aucun des mérites que la patience et le renoncement ont acquis à cette âme naissante. Hors de la société patriarcale, l’espèce humaine, sans l’esclavage, n’aurait pu se multiplier, ni, dès l’antiquité, se répandre sur toute la terre, ni, moins encore, donner le jour à la civilisation antique. En dehors de ces sociétés policées, dont les conditions de perfectionnement supposaient des esclaves, on ne vit que des peuplades clairsemées, dont la vie était plus misérable encore. Sans esclaves, donc, point d’hommes libres : l’esclavage, qui tenait lieu alors de capital, rendait possible le loisir indispensable au labeur intelligent d’où naissent les classes gouvernantes, sacerdotales, législatives et commerciales, sur lesquelles repose toute société.

Avant le Christianisme, sans l’esclavage, la plus grande partie du genre humain aurait été détruite par la faim, ou plutôt ne serait pas née. « L’homme, s’il est réduit à lui-même, dit le comte de Maistre, est trop méchant pour être libre » ; disons aussi trop paresseux. Le grand écrivain ajoute : « Comment se fait-il qu’avant le Christianisme, l’esclavage ait toujours été considéré comme une pièce nécessaire de l’état politique des nations, sans que le bon sens universel ait senti alors la nécessité de le combattre par les lois et par le raisonnement ? Jusqu’à l’époque du Christianisme, l’univers a toujours été couvert d’esclaves ; partout le petit nombre mène le grand nombre, car, sans une aristocratie plus ou moins forte, la puissance publique ne suffit point. Le nombre des hommes libres, dans l’antiquité, ne peut être comparé à celui des esclaves. À Rome, qui comptait, sous la fin de la République, 1 200 000 habitants, il y avait à peine 2000 propriétaires..... Mais enfin la loi divine, paraissant sur la terre, s’empara du cœur de l’homme, et le changea d’une manière faite pour exciter l’admiration éternelle de tout véritable observateur. »

Mais c’est en vain que le cœur de l’homme aurait atteint ici plus de douceur et plus d’humanité, s’il n’avait en même temps conquis la force de travailler et de produire sans y être contraint. Alors le changement opéré dans les cœurs excitera doublement l’admiration que les hommes doivent ici au Christianisme !