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La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XXIII

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 183-187).
CHAPITRE XXIII




source de l’émancipation de l’homme

Déjà l’on peut s’apercevoir que le travail servile n’a pas été sans profit ni sans gloire pour les innombrables légions d’âmes qu’il fut appelé à conserver et à former pendant quatre mille ans. Mais là se voient en même temps les abus d’une institution qui, dans le fond, n’est elle-même qu’un abus ; car les hommes, naturellement cupides et méchants, ont voulu l’esclavage pour les profits de l’esclavage. L’esclavage, à coup sûr, n’est pas dans notre essence. « Dieu, dit saint Augustin, n’a point établi la domination de l’homme sur l’homme, mais seulement celle de l’homme sur la brute. » Saint Thomas, ne trouvant ni dans la nature ni dans la religion la raison de l’esclavage, le déclare « une des suites malheureuses de la faute de l’homme. »

Le pape Alexandre III déclara « que tous les chrétiens devaient être exempts de servitude. » Mais, dès l’origine, la faiblesse de la volonté amena la paresse, mère du dénuement, et la paresse devint la raison d’être de l’esclavage. Rendant à l’homme la liberté morale, c’est-à-dire l’amour du travail et la modération dans les jouissances, le Christianisme pouvait seul faire disparaître l’esclavage.

Aujourd’hui donc que le Christianisme est là, s’il est barbare d’affranchir par décret des esclaves, c’est un devoir de leur procurer l’émancipation véritable en leur portant la religion, qui, rendant à l’homme la liberté intérieure, c’est-à-dire la force morale, lui fait successivement recouvrer les libertés civiles et économiques.

Toute émancipation provient de la vertu, de la force intérieure récupérée par l’homme. Elle naît de ce pouvoir de résister à nos instincts qui nous fait passer sur la peine inhérente au travail ; puis elle se complète par cette modération dans les jouissances d’où résulte le capital, qui achève d’affranchir l’homme de l’oppression où le tiennent à la fois ses semblables et la nature.

Contrairement à la théorie de Rousseau, mais conformément aux faits, l’homme naît esclave de la nature. Il est exposé à la faim, aux maladies, aux intempéries, à des dangers sans nombre ; il est surtout en proie à la paresse, à tous les appétits ; et partout c’est le produit de la vertu, le travail et le capital sous leurs formes diverses, qui le rend à la liberté. Vouloir l’émanciper par un décret serait vouloir, par un décret, le rendre intelligent, moral, modéré dans ses jouissances. Notre liberté ne vient pas d’autrui, mais d’elle-même. Prétendre la donner serait prouver qu’on ignore à la fois la nature et le but, positivement divins.

Dans l’établissement du Christianisme, l’abolition de l’esclavage fut moins le résultat du capital déjà formé, que du pouvoir moral, alors obtenu pour l’homme, de travailler sans y être contraint. Et ce pouvoir, qui fit tomber les fers de l’esclave, devint lui-même la grande source du capital, qui put permettre alors de se passer de l’esclavage. Le capital, qui n’est qu’un produit épargné, découle de deux vertus chrétiennes : le travail et la modération dans les jouissances.

Sans le Christianisme, jamais nous n’aurions eu le spectacle d’une société subsistant sans esclaves. Les plus forts ou les plus heureux continueraient de forcer les autres à les nourrir et à se nourrir eux-mêmes. Le fait se reproduit invariablement partout où le Christianisme n’a pu pénétrer encore.

Évidemment, la civilisation fut retardée par le fait du travail servile. Mais ce n’est point ici la civilisation qui a retardé l’homme ; c’est l’homme qui a retardé la civilisation. Qui empêchait le travail libre de se substituer à l’autre, ou la vertu de remplacer l’oisiveté s’unissant au vice, puis la justice de remplacer l’iniquité ? Qui l’homme peut-il donc accuser, sinon l’homme ?

À coup sûr, la loi du travail, imposée par les commandements de Dieu, n’était pas aussi bien accomplie par le travail servile que par le travail libre. Mais tout imparfait qu’il pouvait être moralement, le travail servile était aussi supérieur à l’absence de travail que le travail libre est supérieur au travail servile. Si le premier relève de la volonté de l’homme, le dernier relève cette volonté, en reprenant par le pied la nature humaine affaissée. Ainsi, la société antique, fille du travail servile et si supérieure à l’état sauvage, s’éloignait moins des fins du Créateur.

On le voit : en dehors de la tradition divine, sans l’esclavage, la civilisation humaine n’aurait pu commencer. On oublie trop que l’homme n’est point disposé naturellement à remplir ses devoirs.