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La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/IV

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CHAPITRE IV.




Anaïs eut bientôt des maîtres de tout genre : elle s’appliquait également à la peinture, à la musique, à l’étude des langues, à celle de l’histoire : c’était par une occupation, qu’elle se délassait d’une autre ; elle ne voulait pas entendre parler de repos ; elle regrettait le temps qu’elle était obligée de donner au sommeil ; et pendant celui qu’elle restait auprès de sa mère à broder, elle repassait en elle-même les leçons qu’elle avait reçues, et dont elle craignait de ne jamais assez se pénétrer ; ses progrès furent rapides. À quinze ans elle joignait à la connaissance parfaite de sa langue, celle de la langue latine ; elle pinçait très-bien la harpe, chantait à merveille, peignait agréablement la miniature, les fleurs, et dansait avec grâce. Ses lectures en poésie se bornaient à nos Tragédies saintes, au poëme de la Religion, aux odes de J.-B. Rousseau, à quelques chants de la Henriade, et aux idylles de madame Deshoulières. M. de Crécy s’étant principalement occupé de parler à sa raison, elle était devenue très-réfléchie : elle écoutait beaucoup, parlait peu, répondait avec justesse aux questions qui lui étaient adressées, mais elle ne laissait échapper aucune de ces réparties qui donnent un tour original et piquant à la conversation. On la louait sans cesse sur son talent en musique, en peinture ; on ne la louait jamais sur son esprit ; on croyait qu’elle n’en avait point : cette opinion, qu’elle partageait, lui avait donné une timidité excessive : elle exprimait souvent très-mal ce qu’elle sentait très-bien ; et chagrine du peu de fruit qu’elle pensait avoir retiré de l’étude, si elle s’y livrait encore avec constance, c’était uniquement pour satisfaire à son goût, et non plus dans l’espoir qui l’avait d’abord portée à la chérir.

Dans le nombre des jeunes gens de qualité qui étaient admis chez M. de Crécy, on remarquait le marquis de Simiane. Vingt-sept ans, un grand nom, une belle figure, une taille agréable, étaient ses titres à la bienveillance ; il n’avait que peu d’instruction et d’esprit, mais il avait ce qui en tient lieu dans le monde, ce qui souvent même y fait mieux réussir, du tact et de l’adresse. Il croyait devoir à son rang de se montrer le protecteur des lettres et des arts ; il accueillait avec distinction ceux qui les professaient, recherchait leur société, prêtait à leur entretien une attention qui lui faisait supposer des lumières qu’il n’avait pas, et quand il s’élevait des discussions entr’eux, il avait toujours soin de se ranger à l’opinion de celui dont le mérite était le plus reconnu.

Le marquis cherchait à s’allier à une famille noble et riche : Anaïs lui convenait, il se crut amoureux d’elle, et demanda sa main. Le comte n’avait aucune objection à faire contre M. de Simiane, il instruisit sa fille des vues que ce seigneur avait sur elle, en la laissant maîtresse de les agréer ou de les refuser.

Anaïs n’avait pas encore éprouvé le désir de changer d’état, mais à seize ans, malgré beaucoup de raison, on ne voit pas sans plaisir approcher le moment où l’on comptera dans le monde. Mademoiselle de Crécy n’avait d’ailleurs aucun motif de redouter l’hymen ; il donnait, depuis tant d’années, de si beaux jours à ses parens ! Étrangère à tout ce qui n’était pas eux, ou ses études, elle s’imaginait que tous les hommes ressemblaient à son père. M. de Simiane avait l’air de partager ses goûts ; il sollicitait souvent la faveur de l’entendre pincer la harpe, il admirait ses petits tableaux, il lui demandait quelquefois son avis sur un trait d’histoire, ou sur une question de littérature, et y déférait toujours. Enfin, il était le seul qui eût cherché, jusqu’à cet instant, à lui plaire ; et quelle est la femme dont le cœur n’est pas encore ouvert à l’amour, qui n’accorde un sentiment de préférence à l’homme qui, le premier, l’avertit du pouvoir de ses charmes ? Anaïs consentit à devenir marquise de Simiane.