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La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/V

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CHAPITRE V.




Les trois premiers mois de son mariage se passèrent dans une dissipation continuelle ; le marquis se plaisait à la conduire dans les cercles les plus brillans, aux spectacles, aux concerts, aux bals. Madame de Simiane était très-belle ; mais sa timidité lui donnait une sorte de gaucherie qui la déparait un peu ; comme elle était mal à son aise au milieu du grand monde, elle n’y paraissait pas à son avantage. On s’y permettait quelquefois des plaisanteries que sa candeur l’empêchait de comprendre : ses questions naïves la rendaient alors l’objet d’une attention désobligeante ; quelquefois aussi elle entendait parler en riant de certaines matières que l’austérité de ses principes ne lui permettait pas de traiter avec légèreté ; tout ce qu’elle voyait lui causait un étonnement mêlé de tristesse. Elle pria M. de Simiane de la laisser désormais mener une vie plus retirée.

Le marquis ne s’opposa point à ses désirs ; le peu de succès qu’elle avait obtenu dans la société était, à ses yeux, un tort qui lui avait ravi tous ses charmes : l’indifférence succéda au penchant assez vif qu’il avait senti pour elle ; la politesse remplaça les soins ; il ne l’empêchait pas de cultiver ses talens, mais il ne paraissait plus y attacher de prix ; il n’était plus le témoin ni l’admirateur de ses aimables travaux.

Ce changement affligea beaucoup madame de Simiane ; elle chercha vainement à regagner la tendresse de son époux. Loin d’être sensible à ses douces prévenances, il en paraissait fatigué : l’air d’ennui qu’il apportait dans leur tête-à-tête les lui fit bientôt redouter à elle-même. Il est cruel pour une femme sensible et délicate, de n’être jamais comprise par celui avec qui elle se trouve sans cesse en rapport. Anaïs était dans ce cas ; M. de Simiane n’avait que la surface de l’ame et de l’esprit ; il devait être vu en perspective, et non de près.

Le marquis avait au moins cela de bon, qu’il laissait une entière liberté à sa compagne ; elle conduisait à son gré sa maison, et recevait ceux qu’elle voulait ; il ne lui demandait aucun compte de l’emploi de son temps, ni de celui de son revenu. Beaucoup de femmes à sa place auraient été satisfaites de leur sort ; mais elle s’était fait de l’hymen le tableau le plus séduisant, et n’y trouvant que l’absence du malheur, elle comparait sa situation à celle de sa mère, et soupirait en se répétant : c’est pour toujours.

La crainte de troubler la tranquillité de ses parens, lui faisait renfermer sa douleur dans son sein : leur présence, d’ailleurs, rendait la sérénité à son front. Elle était si touchée de leur tendresse, si heureuse de leur bonheur, qu’elle oubliait auprès d’eux tout ce qui manquait au sien ; jamais elle ne leur avait témoigné autant d’amour : M. de Simiane, en détruisant ses espérances, avait doublé dans son cœur la force du sentiment de l’amour filial. Ce sentiment, le seul qui ne trompe jamais, le seul qui conserve toujours une égale énergie, adoucit les regrets de la marquise. L’étude embellit de nouveau ses loisirs ; son père la guide encore dans ses travaux ; il est maintenant bien plus son ami que son maître ; il ne craint plus de parler trop vivement à son ame par la magique peinture de la plus séduisante des passions ; il croit qu’elle aime, qu’elle est aimée de son époux : il déploie à ses regards toutes les richesses de nos poëtes ; il applaudit à l’enthousiasme avec lequel elle déclame les scènes magnifiques de Racine et de Voltaire, et sourit de l’exaltation qui l’a fait s’écrier : Ô fortunée Zaïre, que j’envie ton destin !

Jusqu’à cette époque, Anaïs avait cultivé tous les arts, sans montrer une prédilection particulière pour aucun ; mais nos poëtes divins ont fait vibrer une corde nouvelle dans son cœur ; elle y résonne à chaque instant plus fortement. Ce ne sera point en vain qu’ils lui auront découvert un monde enchanteur ; elle essayera de les y suivre. Sa palette et sa harpe vont désormais être négligées, elle ne les traitera plus que comme de simples connaissances qu’on visite de loin en loin, pour ne pas s’en laisser entièrement oublier. Mais Racine, mais Voltaire, mais tous ceux qui, marchant sur leurs traces, parlent à l’ame, éclairent l’esprit, fortifient la raison, ils ne la quitteront plus : voilà ses amis, ses modèles ; elle leur doit une illusion qui pourra charmer sa vie.