Aller au contenu

La Femme affranchie/Troisième partie/Chapitre II

La bibliothèque libre.


CHAPITRE II.




L’AMOUR, SA FONCTION DANS L’HUMANITÉ.


I


Vous dites à l’enfant qui ment : c’est mal de tromper : tu ne voudrais pas qu’on te trompât.

Vous dites à l’enfant qui dérobe : c’est mal de voler : tu ne voudrais pas qu’on te volât.

Vous dites à l’enfant qui abuse de sa force, de son intelligence pour tourmenter son compagnon plus jeune : tu ne voudrais pas qu’on te fît ces choses ; tu es un méchant et un lâche.

Voilà de bonnes leçons. Pourquoi donc alors, quand l’enfant est devenu jeune homme, dites-vous : il faut que les jeunes gens jettent la gourme du cœur ?

Jeter la gourme du cœur, c’est tromper des jeunes filles, perdre leur avenir, pratiquer l’adultère, entretenir des lorettes, fréquenter le lupanar.

Et ce sont des mères, ce sont des femmes, qui consentent ainsi à la profanation de leur sexe !

Ce sont les mêmes qui ont défendu à leurs fils de voler un jouet, qui leur permettent de voler l’honneur et le repos des autres !

Ce sont les mêmes qui ont fait honte à leurs fils du mensonge, qui leur permettent de tromper de pauvres filles !

Ce sont les mêmes qui ont fait à leurs fils un crime d’opprimer plus faibles qu’eux, qui leur permettent d’être oppresseurs et lâches envers les femmes !

Puis elles se plaignent ensuite que leurs fils se comportent mal envers elles ; qu’ils se déshonorent et se ruinent ;

Qu’ils souhaitent la mort de leurs parents, afin d’enrichir les usuriers auxquels ils ont emprunté pour entretenir le luxe de leurs maîtresses ;

Elles se plaignent qu’ils détruisent leur santé et ne donnent à leurs mères que des petits fils étiolés, pour l’existence desquels elles seront dans de continuelles angoisses.

Eh ! Mesdames, vous n’avez que ce que vous méritez : portez le poids d’une solidarité que vous ne pouvez fuir. Vous avez autorisé Messieurs vos fils à jeter la gourme du cœur, subissez en les conséquences.

Mais une mère ne peut être la confidente de son fils, dit-on. Pourquoi cela, Madame, si vous l’avez élevé de manière à ne vous point faire de confidences déshonorantes ?

Il n’aurait pas à vous en faire, si vous l’aviez habitué à se vaincre, à respecter toute femme comme sa mère, toute petite fille comme sa sœur ; à traiter autrui comme il trouve juste d’être traité ; si vous lui aviez bien inculqué qu’il n’y a qu’une morale, à laquelle les deux sexes sont également astreints d’obéir ; si vous lui aviez fait honorer, aimer et pratiquer le travail ; si vous lui aviez dit que nous vivons pour nous perfectionner, pratiquer la Justice et la Bienveillance, et rendre à l’humanité ce qu’elle fait pour nous en nous protégeant, nous éclairant, nous moralisant, nous entourant de sécurité et de bien-être ; qu’enfin notre gloire est de nous soumettre à la grande loi du Devoir.

Si vous l’aviez ainsi élevé, Madame, en surprenant chez votre fils les premiers signes du vif attrait que l’homme éprouve vers l’autre sexe, bien loin d’abandonner aux hasards de l’inexpérience l’éducation de cet instinct, vous feriez ce que vous avez fait pour les autres : vous apprendriez au jeune homme à le soumettre à une sage discipline.

Au lieu de répéter cette parole niaisement atroce : il faut que les jeunes gens jettent la gourme du cœur, vous prendriez affectueusement les mains de votre fils et, les yeux fixés sur les siens, vous lui diriez : Mon enfant, la nature veut qu’une femme t’attire désormais plus que moi, et maintienne ou détruise ce que j’ai si laborieusement élevé : Je n’en murmure pas : il faut que les choses soient ainsi. Mais ma tendresse et mon devoir exigent que je t’éclaire en cette grave circonstance. Dis-moi, si un jeune homme, pour satisfaire l’instinct qui s’éveille en toi maintenant, corrompait ta sœur, sacrifiait sa vie, que penserais-tu de lui ? Que ferais-tu ?

Le jeune homme, habitué dès l’enfance à pratiquer la Justice, ne manquerait pas de répondre : je penserais qu’il est pervers et lâche… Est-ce qu’on ne le punirait pas, ma Mère ?

— Non mon fils, le séducteur n’est pas puni par la loi.

— Eh ! bien je le tuerais : car je rentre dans mon droit de justicier, quand la loi n’a pas pourvu.

— Bien, mon enfant. Ainsi tu ne seras à l’égard d’aucune jeune fille ni pervers ni lâche ; tu ne mériteras pas de subir l’arrêt que tu as prononcé, c’est à dire d’être tué. Tu respecteras donc toutes les jeunes filles comme tu veux qu’on respecte ta sœur, comme tu voudrais qu’on respectât ta fille.

Autre question : que penserais-tu d’un homme qui m’aurait entraînée à trahir ton père ; lui aurait enlevé mon cœur et mes soins ; m’aurait détournée des graves devoirs de la maternité ? Que penserais-tu de celui qui se conduirait ainsi à l’égard de ta propre compagne ?

— Je le jugerais comme l’autre et ne le traiterais pas mieux.

— Bien encore. Ainsi donc tu respecteras toutes les femmes mariées comme tu veux qu’on respecte ta mère et ta femme ; et si tu en rencontres quelqu’une pour laquelle tu te sentes de l’inclination, quelqu’autre assez déloyale pour chercher à te plaire, tu les fuiras : car le seul remède contre la passion, c’est la fuite.

Une multitude de femmes, d’abord innocentes, ont été détournées de la droite voie par des hommes qui ne pensent pas comme toi. Aujourd’hui elles se vengent sur ton sexe du mal qu’il leur a fait. Elles corrompent et ruinent les hommes qui, dans leur compagnie, perdent le sens moral, apprennent à rire de ce que tu crois et vénères, compromettent et perdent leur santé. Te sens-tu le triste courage de t’exposer à de semblables risques ?

Le jeune homme, exercé dès l’enfance à soumettre ses penchants à la Raison et à la Justice, répondra :

— Non, ma mère, je ne ferai pas ce que je ne voudrais pas qu’eût fait ma compagne ; je ne veux ni me dégrader moralement, ni perdre ma santé, ni contribuer pour ma part à perpétuer un état de choses qui dégrade le sexe auquel appartiennent ma femme, ma mère, ma sœur et mes filles, si j’ai le bonheur d’en avoir.

Je t’avoue très sincèrement que je prévois en moi une lutte violente ; mais grâce à la gymnastique morale à laquelle tu m’as habitué, grâce à l’idéal de destinée que tu m’as donné, que j’ai accepté dans la plénitude de ma Raison et qui me trace mon Devoir, je ne désespère pas de me vaincre.

— Cette victoire te sera moins difficile à obtenir, si tu t’occupes utilement et sérieusement : car alors tu appelleras la vitalité dans les régions supérieures du cerveau. Tu feras sagement d’ajouter à cela beaucoup d’exercice physique ; de t’abstenir d’une nourriture trop substantielle, et surtout de boissons excitantes : tu connais les réactions du physique sur le moral. Évite avec soin les lectures licencieuses, les conversations déplacées ; donne place dans ton esprit à la vierge qui doit s’unir à toi : pense et agis comme si tu étais en sa présence, cela te gardera et te purifiera. Ce doux idéal te rendra fort contre la tentation, et contribuera beaucoup à te rendre froid auprès des femmes à qui tu ne dois donner aucune place dans ton cœur. L’amour, mon enfant, est une chose fort grave par ses conséquences ; car les êtres qu’il unit se modifient l’un par l’autre : il laisse des traces, quelque peu de durée qu’il ait eue.

Son but, c’est le Mariage dont une des fins est la continuité de l’espèce. Or tu connais les effets de la solidarité du sang ; il est donc très important que tu ne choisisses pour compagne, qu’une femme dont le caractère, les mœurs, les principes soient d’accord avec les tiens ; non seulement pour ton bonheur propre, mais pour l’organisation même de tes enfants, l’unité de leur nature et de leur conduite.

Si la passion ne te laisse pas suffisamment libre, viens à moi : j’y verrai à ta place, et si je te dis : mon fils, cette femme t’abaissera, te fera commettre des fautes ; de son fait, tes enfants auront telles mauvaises inclinations ; elle n’est pas douce pour les élever en vue de ton idéal qu’elle n’acceptera jamais, parce qu’elle est vaine et égoïste ; si je te dis cela, je sais, mon fils, que, quelle que soit ta souffrance, tu renonceras à une femme que tu n’aimerais plus au bout de quelques mois d’union, et que tu préféreras une douleur passagère à une vie de malheur.

II

Cette même mère qui vient de montrer à son fils pourquoi l’Amour doit être soumis à la Raison, à la Justice ; qui vient de lui indiquer ce qu’il doit faire pour en vaincre le côté bestial, s’aperçoit également de l’éveil de cet instinct chez sa fille. Elle s’empare de son attention, gagne sa confiance, en lui révélant ce qui se passe en elle ; en lui disant qu’à son âge, elle sentait de même.

— Jusqu’ici, continue-t-elle, tu n’as été qu’une enfant ; maintenant commence ta carrière de femme. Tu désires l’affection d’un homme et ton cœur s’émeut à la douce pensée d’être mère. N’en rougis pas, ma fille : c’est légitime, à condition que tes désirs soient soumis à la Raison et à la loi du Devoir.

Bien des pièges vont être tendus sous tes pas ; car les hommes de tout âge adressent à une jeune fille mille paroles flatteuses, et l’entourent d’hommages qui la rendent vaine et coquette, si elle a la faiblesse de s’en laisser enivrer. Persuade-toi bien que toutes ces adorations ne s’adressent pas personnellement à toi, mais à ta jeunesse, au brillant de tes yeux, au velouté de ta peau, et que fusses-tu beaucoup meilleure que tu n’es, très supérieure en intelligence, ces mêmes hommes seraient strictement et froidement polis, si tu avais trente ans de plus. Cette pensée, présente à ton esprit, te fera sourire de leur jargon frivole et banal, et te préservera de plusieurs faiblesses, telles que la rivalité de toilette, les petites jalousies, le défaut ridicule de faire la petite fille à cinquante ans.

Ne devant épouser qu’un homme, il te suffit donc d’être aimée d’un seul de la manière que tu le souhaites. Une femme qui se comporte volontairement de manière à capter le cœur de plusieurs hommes, et leur laisse croire qu’ils sont préférés chacun en particulier, est une indigne coquette qui pèche contre la Justice et la Bienveillance : contre la Justice, en ce qu’elle demande un sentiment qu’elle ne paie pas de retour ; qu’elle agit à l’égard d’autrui comme elle trouverait inéquitable qu’on agît envers elle ; contre la Bienveillance, en ce qu’elle risque de faire souffrir des cœurs sincères, et sacrifie leur repos à une jouissance de vanité : une telle femme, mon enfant, est méprisable : elle est une dangereuse ennemie de son sexe : d’abord parce qu’elle en donne une mauvaise opinion, puis parce qu’elle est l’ennemie du repos des autres femmes : je te sais trop simple, trop vraie, trop digne, pour craindre de te voir tomber dans de pareils écarts.

Tu m’as avoué que ta jeune imagination rêvait un homme.

Bien loin de chasser cet idéal, aie-le toujours présent à ton esprit, beaucoup moins sous son aspect physique que sous celui de l’intelligence, de la moralité, du travail. Cette image-là te préservera mieux que tous mes conseils, que toute la surveillance que je pourrais, mais ne voudrai jamais exercer, parce que ce serait indigne de toi et de moi.

N’oublie pas toutefois qu’un idéal est un absolu ; que la réalité est toujours défectueuse : ne cherche donc pas dans l’homme auquel tu donneras ton cœur, un idéal réalisé ; mais les qualités et facultés qui lui permettront, avec ton aide, de se rapprocher de ce que tu désires le voir. Toi-même es l’idéal d’un homme, non telle que tu es, mais telle qu’il t’aidera à devenir.

J’insiste sur ce point, ma fille, parce que rien n’est plus dangereux que de prétendre trouver l’idéal dans la réalité : cela nous rend trop difficiles, peu indulgents ; et si nous avons l’imagination vive et peu de Raison, nous rend malheureux et nous entraîne dans mille écarts.

Tu sais et sens que le but de l’amour, c’est le Mariage : or un de tes devoirs d’amante et d’épouse, est le perfectionnement de celui auquel tu seras liée. Tu seras avec lui dans deux rapports différents : d’abord sa fiancée, puis son épouse. Ta puissance modificatrice, dans le premier cas, s’exercera en raison directe du désir qu’il aura de te plaire et de te mériter ; dans le second, en proportion de sa confiance, de son estime et de sa tendresse pour toi. Dans le premier cas, il voudra se modifier ; dans le second, il se modifiera sans le savoir.

— Comment, ma mère, est-ce qu’il ne m’aimera pas toujours de même !

— L’amour, ma fille, subit des transformations auxquelles nous devons nous attendre et nous soumettre : au début, c’est une fièvre de l’âme ; mais la fièvre est un état qui ne pourrait durer sans nuire à l’ensemble de la vie. Ton mari, tout en t’aimant plus profondément peut-être, t’aimera moins vivement qu’avant le Mariage. Ton amour se transformera, pourquoi le sien ne ferait-il pas de même ?

Tu ne saurais imaginer que de désordres sont la suite de l’ignorance des femmes sur ce point, et de la vaine poursuite de l’idéal en amour. Ainsi beaucoup de femmes, croyant que leur mari ne les aime plus, parce qu’il les aime autrement, se détachent de lui, souffrent et trahissent leurs devoirs ; d’autres rêvant la perfection dans l’homme aimé, croyant l’y trouver et se désabusant après la fièvre, s’éloignent de lui, l’accusant de les avoir trompées : elles en aiment d’autres avec la même illusion, suivie de la même désillusion, jusqu’à ce qu’arrive la vieillesse qui ne les guérit pas de leur chimère. Enfin il y en a d’autres qui, ne comprenant de l’amour que la première période, cessent d’aimer l’homme qui l’a franchie et courent après un autre amour qui leur apporte la même fièvre : celles-là, tu le comprends, n’ont pas la moindre idée des graves devoirs de la femme dans l’amour.

Ce que je viens de te dire des femmes est également vrai des hommes. Tu éviteras ces écueils, toi, ma fille, qui t’es habituée dès l’enfance à te soumettre à la Raison ; qui sais que toute réalité est imparfaite ; que l’habitude amortit les sentiments. Tu prendras donc l’homme qui te convient, tel qu’il est, te proposant de l’améliorer, de le rendre heureux ; sachant d’avance que son amour se transformera sans s’éteindre, si tu sais si bien t’emparer de sa tendresse, de sa confiance et de son estime, qu’il trouve auprès de toi bon conseil, paix, aide et sécurité.

Tu es trop pure, ma fille, pour prévoir tous les pièges qui te seront tendus. C’est donc à moi d’armer ta jeune prudence : tu trouveras peut-être sur ta route des hommes mariés ou engagés à d’autres femmes qui, selon l’expression consacrée te feront la cour, et te débiteront mille sophismes pour justifier leur conduite.

— Leurs sophismes, ma mère, échoueraient contre cette simple réponse : Monsieur, comme je serais désespérée qu’une femme m’enlevât celui que j’aime, que je la mépriserais et la haïrais, tous vos compliments ne pourront me persuader que je doive faire ce que je ne voudrais pas qu’on me fît. Si vous y revenez, je préviens la personne intéressée.

— C’est bien, mon enfant : mais si un jeune homme libre te parlait de tendresse, t’écrivait en secret ?

— Ne pourrait-il avoir de bonnes raisons pour en agir ainsi, ma Mère ?

— Aucune, mon enfant. Il faut que tu saches qu’aujourd’hui les hommes sont très corrompus ; qu’une foule d’entre eux fuient le mariage, voltigent de femme en femme, abusent de notre crédulité, et se servent du langage le plus passionné pour nous jeter dans une voie de honte et de perdition. Or, mon enfant, sache le bien encore, c’est nous qui portons le poids des fautes de l’homme et des nôtres : les promesses verbales et écrites d’un homme ne l’engagent pas. Si, te laissant entraîner, tu devenais mère, l’enfant resterait à ta charge : il n’y aurait plus de mariage pour toi : je ne te parle point de notre douleur et de notre honte, ni des risques terribles auxquels tu exposerais ton frère, qui pourrait périr en punissant le vil séducteur que la loi ne punit pas. Si donc un homme te recherchait en se cachant de nous, c’est que ses intentions sont mauvaises, sois-en sure ; c’est qu’il te considère comme un hochet qu’il se propose de briser quand il ne lui plaira plus. Or, ma fille, tu sais que la femme est créée pour être la digne compagne de l’homme, son égale ; qu’elle n’est pas née pour lui être sacrifiée comme un objet de plaisir. Bien loin donc de te laisser séduire, profite de l’influence que ta jeunesse et ta grâce te donnent sur les hommes pour les rappeler à leurs devoirs : tu sauveras peut-être ainsi plusieurs femmes ; tu donneras de ton sexe, une meilleure opinion, et tu prépareras un bon exemple à ta fille en le donnant à tes compagnes, dont plusieurs le suivront afin de partager l’estime qui t’entourera : rappelle-toi toujours qu’aucun de nos actes ne nuit pas qu’à nous-mêmes ; mais que nous sommes solidaires ; qu’en conséquence, nul ne peut se perdre ni se sauver seul.

Encore un mot, mon enfant. Dans tes incertitudes, n’hésite pas à venir me confier ce qui te trouble : ne dis pas : ma mère est trop raisonnable pour que je lui fasse part de cela. N’est-ce pas en me refaisant enfant pour te comprendre, que j’ai pu remplir ma sainte tâche d’éducatrice ? sois persuadée qu’il ne me sera pas plus difficile de me refaire jeune fille pour te comprendre, tout en demeurant mère tendre et expérimentée pour te conseiller.

Tu es libre : je ne suis pas ton censeur, mais ta sœur aînée qui t’aime avec dévouement, et veut ton bonheur par dessus toute chose. Pour me récompenser de mon amour et de mes longs soins, je ne te demande que d’être ta meilleure amie, c’est à dire celle devant laquelle on pense et sent tout haut. Est-ce trop te demander, à toi qui es ma joie et ma couronne ?

Voilà, Mesdames, comme la femme majeure travaille à faire l’éducation de l’Amour.


III


Jeune homme et jeune fille fréquentent la société. La mère prudente sait qu’on insinue doucement à son fils qu’elle est un collet monté, une radoteuse qui ne connaît rien aux passions ; qui ne se doute pas que tout est bon dans la nature et doit être respecté ; et qui a si mal lu l’histoire de notre espèce, qu’elle n’a pas su voir que l’humanité a toutes les formes de l’amour : le polygamique et le polyandrique et même… l’ambigu.

Elle sait qu’on lui dit encore que la satisfaction de l’instinct brutal est une nécessité de santé pour l’homme, et que les lupanars sont des lieux d’utilité publique.

Elle sait, enfin, que de jeunes évaporées sans principes solides, font à sa fille de dangereuses confidences.

Il est temps, contre ces doctrines affaiblissantes, et des exemples pernicieux, de donner à ses enfants la philosophie de L’Amour. Selon sa méthode, elle la leur fait formuler elle-même.

Mon fils, dit-elle, quel est le but de l’attraction des molécules minérales les unes vers les autres ?

Le fils. C’est de produire un corps ayant une forme déterminée.

La mère. Quel est le but de l’attraction de la plante pour la chaleur, la lumière, l’air, les éléments qu’elle absorbe ?

Le fils. La production de son propre corps, le développement de ses organes, de ses propriétés, sa conservation.

La mère. Et toi, ma fille, sais-tu quel est le but de l’attraction du pistil et des étamines de la plante ?

La fille. La production d’un être semblable à ses parents.

La mère. Pourquoi éprouvons-nous, et les animaux éprouvent-ils attrait ou attraction pour certains aliments ?

Le fils. Il est clair que c’est pour être incité à mettre en mouvement les organes qui procurent à l’organisme les éléments propres à produire le sang.

La mère. Pourquoi les deux sexes d’une même espèce éprouvent-ils attraction l’un vers l’autre ?

La fille. Pour la production des petits qui perpétuent l’espèce.

La mère. Pourquoi les femelles des animaux, et souvent les mâles, éprouvent-ils attrait ou attraction pour soigner les jeunes ?

La fille. Afin de les conserver, et de leur donner l’éducation dont ils sont capables pour qu’ils puissent se pourvoir eux-mêmes.

La mère. Êtes vous bien sûrs, mes enfants, que les attraits n’aient pas pour but l’attrait même, un plaisir à se procurer ?

Le fils. Le plaisir ne me semble que le moyen de porter l’être à remplir une fonction nécessaire ou utile. Ainsi le but de nos attraits ou attractions scientifiques, artistiques, industrielles, n’est pas le plaisir que nous avons à les satisfaire, mais la production de la science, de l’art, de l’industrie.

La fille. C’est à dire l’augmentation, le progrès de notre intelligence par la connaissance des lois de la nature, afin de modifier cette nature en vue de nos besoins et de nos plaisirs.

La mère. À quel attrait ou attraction est due la Société ?

Le fils. À notre attrait pour nos semblables.

La fille. Cet attrait est père de la Justice et de la Bonté : il les produit.

La mère. Voulez-vous généraliser le caractère de l’attrait ou attraction, d’après ce que nous venons de dire ?

Le fils. Le but de toute attraction ou attrait est la production le progrès, la conservation des êtres.

La mère. Tous les instincts qui ne sont que des attraits ou attractions, sont-ils bons ?

Le fils. Pour les animaux, soumis à la fatalité, oui, parce qu’ils vont directement au but, sans paraître dévier jamais. Dans notre espèce, ils sont bons en principe, si nous considérons leur fin ; mais ils peuvent devenir mauvais par les déviations que leur fait subir notre liberté.

La mère. À quelle marque pouvons-nous reconnaître que notre instinct est dans sa voie ?

La fille. En en comparant l’usage avec le but ; en s’assurant que cet usage ne nuit pas à la pratique de la Justice, qu’il ne lèse en nous le droit d’aucune faculté, c’est à dire qu’il ne trouble pas plus notre harmonie individuelle que celle d’autrui ; car c’est dans ces conditions seulement qu’il peut concourir à la réalisation de l’idéal social.

La mère. Très bien. Maintenant appliquez cette doctrine générale à l’amour humain, mes enfants.

Le fils. Puisque l’amour est une des formes de l’attraction, et que le but général de l’attraction est la production, le progrès, la conservation des êtres et des espèces, il est évident que l’amour humain doit avoir ces caractères. Sa principale fonction me parait être la reproduction de l’espèce.

La fille. Il me semble, frère, que tu lui fais une part insuffisante, puisque, ce but rempli, deux honnêtes époux ne cessent pas de s’aimer, et que l’on peut s’aimer sans avoir d’enfants.

La mère. Tu as raison, ma fille ; nos facultés étant plus nombreuses, plus développées que celles des animaux, notre amour ne saurait être incomplet comme le leur ; il ne saurait non plus être le même dans notre espèce progressive que dans les espèces fatales et improgressives par elles-mêmes. Chez nous, chaque faculté, convenablement employée, aide au perfectionnement de toutes les autres ; mal employée, rompt notre harmonie et nous fait descendre : il en est de même de notre amour. Que dis-je, cette passion est surtout celle qui nous fait grandir ou déchoir.

Vous le savez, mes enfants, l’humanité ne s’avance qu’en se formulant un idéal de perfection et en s’efforçant de le réaliser. Chaque passion a son idéal qui se modifie par celui de l’ensemble. À l’origine, l’homme animal donnait pour but à l’amour le plaisir résultant de la satisfaction d’un besoin tout physique : il ne se souciait pas du but le plus évident : la progéniture. Un peu plus tard, l’homme, moins grossier, aima la femme pour sa beauté et sa fécondité : c’est l’âge patriarcal de l’amour. Plus tard encore les races septentrionales transformèrent cet instinct : l’amour se décomposa, si je pois ainsi dire : l’amant eut l’amour de l’âme ; la femme fut aimée non seulement pour sa beauté, mais comme inspiratrice de hauts faits : l’époux n’eut que le corps et les enfants furent le fruit du mariage : c’est l’âge chevaleresque de l’amour. Depuis que le travail pacifique s’est organisé et a prévalu dans l’opinion, l’amour est entré dans une nouvelle phase : beaucoup de modernes le considèrent comme initiateur du travail. Les uns regardent l’attrait du plaisir comme jouant le principal rôle dans la production industrielle, et laissent toute liberté à l’attraction, quelque inconstante qu’elle puisse être ; d’autres conservent le couple, transforment la femme en mobile d’action : c’est l’amour qu’elle inspire qui excite les efforts du travailleur.

Ce qui est donc acquis jusqu’ici à l’humanité, c’est que l’amour a pour fin la perpétuité de l’espèce, la modification de l’homme par la femme et la production du travail.

Dans un idéal supérieur de Justice, les sexes étant égaux devant le Droit, l’amour aura un but plus élevé : les époux se réuniront parce qu’il y aura conformité de principes, union des cœurs, mariage des intelligences, travail commun : l’amour les unira pour doubler leurs forces, pour les modifier l’un par l’autre : du choc de leur cœur, jailliront dés sentiments qu’aucun d’eux n’aurait eus seul ; de l’union de leur intelligente, naîtront des pensées qu’aucun d’eux n’aurait eues seul ; du concours qu’ils se prêteront dans leur travail commun, sortiront des œuvres qu’aucun d’eux n’aurait accomplies seul, comme de l’union de tout leur être, naîtront des générations nouvelles plus parfaites que les précédentes, parce qu’elles seront le produit d’une harmonie aussi parfaite que possible. Ce ne sera donc que quand la femme prendra sa légitime place, que l’humanité verra l’amour dans toute sa splendeur, et que cette passion, subversive aujourd’hui dans l’inégalité et l’incohérence, deviendra ce qu’elle doit être : un des grands instruments de Progrès.

Nous, mes enfants, qui sommes trop raisonnables pour prendre le moyen par lequel la nature nous porte à remplir ses intentions pour ses intentions mêmes, nous nous garderons bien de croire que l’amour a le plaisir pour but ; d’autre part, nous avons trop le respect de l’égalité, pour nous imaginer qu’il n’est fait qu’au profit d’un sexe. Nous resterons fidèles à l’idéal de nos grandes destinées, en définissant l’amour : l’attraction réciproque de l’homme et de la femme dans le but de perpétuer l’espèce, d’améliorer les conjoints l’un par l’autre sous le rapport de l’intelligence et du sentiment et de faire progresser la science, l’art, l’industrie par le travail du couple.


IV


Des sophistes t’ont dit, mon fils, que tous nos penchants sont dans la nature, qu’ils sont bons et doivent être respectés.

Tu leur as demandé sans doute si le penchant au vol, à l’assassinat, au viol, à l’anthropophagie, qui sont dans la nature, sont de bons penchants et pourquoi, loin de les respecter, la soeiéié en punit la manifestation.

Tu leur as démontré, je pense, qu’il n’y a rien de respectable dans l’exagération ou la perversion des penchants.

Tu leur as démontré, je l’espère, que la nature est une fatalité brutale contre laquelle nous sommes tenus de lutter en nous et hors de nous ; que notre Justice et notre vertu ne se composent que des conquêtes faites sar elle en nous ; comme tout ce qui constitue notre bien-être physique, n’est que le résultat des conquêtes faites sur elle hors de nous.

Ces sophistes t’ont dit que l’amour vient et s’en va sans qu’on sache ni comment, ni pourquoi ; qu’on ne peut pas plus lui commander de naître que de durer.

Ceci est vrai, mon fils, du désir brutal de la chair, qui n’est que la passion des brutes et s’éteint par la possession.

Ceci est encore vrai de cette passion complexe qui a son siège dans l’imagination et dans les sens, et finit avec l’illusion toujours peu durable.

Mais cela n’est pas vrai de l’amour proprement dit. Celui-là voit les défauts et les qualités de l’être aimé ; seulement il pâlit les premiers et exalte les dernières ; et il espère faire cesser peu à peu ce qui le blesse.

Ce sentiment qui remplit le cœur est patient ; il craint de s’effacer ; il s’entoure de précautions pour demeurer constant ; s’il s’éteint, ce n’est pas sans qu’on le sache : car on souffre de cruelles tortures avant de se résoudre à ne plus aimer.

On t’a dit que l’amour est incompressible : sommes-nous donc des êtres de fatalité ? Ce sophisme rend l’homme lâche, le déprave : car à quoi bon lutter contre ce que l’on dit invincible, et pourquoi ne pas lui sacrifier les meilleures de nos tendances ? Examine, mon fils, la conduite des partisans d’une telle doctrine.

L’idéal humain exige qu’ils ne fassent point à autrui ce qu’ils ne trouveraient pas juste qu’on leur fît ; et ils séduisent les filles, les rendent mères, les abandonnent sans se soucier des enfants nés de ces unions ; sans se soucier que la jeune mère se suicide, meure de douleur ou se corrompe ; sans se soucier que les parents descendent dans la tombe.

Comme d’immondes reptiles, ils se glissent au foyer domestique d’autrui, ravissent à leur ami l’affection de sa femme, et le forcent à travailler pour les enfants de l’adultère.

La femme qui croit à l’amour incompressible manque à ses engagements envers son mari ; se fait une vie de ruse ; met le désordre et la douleur dans l’intérieur d’autres femmes dont elle brise la vie.

Voilà comment ceux qui pratiquent le sophisme remplissent leur devoir d’être justes, de ne point contrister leurs semblables, de travailler au bonheur, à l’amélioration de ceux qui les entourent, de préserver le faible de l’oppression et du mal. À cette incompressibilité prétendue de l’amour, ils sacrifient la Justice, la bonté, le bonheur, le repos, l’honneur des autres ; s’engagent dans une voie de désordres, mettent la dissolution dans la famille et la Société : en un mot, ils offrent en holocauste à l’instinct bestial, le sens moral et la Raison.

On t’a dit encore que tout amour est dans la nature : le polygamique et le polyandrique aussi bien que celui du couple constant.

Oui, mon enfant, tout amour est dans la nature humaine, comme y sont tout vice et toute vertu. Mais tu sais qu’il ne suffit pas qu’une chose soit en nous, pour qu’elle soit bien : il faut qu’elle soit conforme à l’idéal de notre destinée, conforme à notre harmonie : elle est mal dans le cas contraire.

L’amour, tel que nous l’avons défini, a besoin de durée et d’égalité ; de durée parce qu’on ne se modifie pas en quelques mois ; qu’on n’accomplit pas de grandes œuvres en quelques mois ; qu’on n’élève pas des enfants en quelques mois : la durée est si bien une aspiration de l’amour, qu’il s’imagine que l’éternité aura peine à lui suffire. Il lui faut l’égalité ; le partage lui est odieux : donc il veut un pour une et une pour un. Or, la polygamie et la polyandrie sont la négation de l’égalité, de la dignité dans l’amour.

Considérons dans leurs effets ces deux déviations de l’instinct.

La polygamie orientale inégalise profondément les créatures humaines, transforme la femme en bétail, mutile des millions d’hommes pour garder les harems, déprave le possesseur de femmes par le despotisme et la cruauté ; concentre toute sa vitalité sur un seul instinct aux dépens de l’intelligence, de la Raison, de l’activité ; d’où il résulte qu’il est perdu pour la science, l’art, l’industrie, la Société selon le Droit ; qu’il se soumet sans répugnance au despotisme, et tend passivement le cou au cordon. Là pas d’influence de la femme qu’on soumet a un amoindrissement calculé ; qui se déprave d’une manière hideuse aussi bien que l’eunuque son gardien. Ainsi l’inégalité devant l’amour et devant le Droit, l’abandon des arts, des sciences, de l’industrie, l’énervement intellectuel et physique, l’abaissement du sens moral sont les vices inhérents à la polygamie de l’Orient. Tu le vois, nous voilà loin de l’idéal de nos destinées.

Dans notre Occident, la Polygamie de fait produit le bétail du lupanar, des légions de courtisanes qui ruinent les familles. Comme beaucoup de ces femmes ne sont pas saines, elles communiquent à ceux qui les fréquentent d’affreuses maladies qui minent leur tempérament, et préparent ainsi des générations faibles, conséquemment des âmes peu fortes, des intelligences abaissées. J’en appelle à l’épreuve de la conscription : jamais on ne vit tant d’exemptions pour insuffisance de taille, et cependant on est moins exigeant que par le passé : jamais on n’en vit tant par vices de constitution et maladies organiques.

Vicier la génération dans son germe, n’est pas le seul crime de notre polygamie ; elle énerve la population qui la pratique ; car rien ne porte aux excès, conséquemment à l’affaiblissement, comme le changement de relations. D’autre part nos polygames se transforment en machines à sensation ; leur intelligence s’abaisse ; ils deviennent hébétés, égoïstes. Regarde, mon fils, ces tristes jeunes gens d’aujourd’hui, étiolés par les vices de leurs pères et les leurs : ils sont railleurs, sans foi, riant des choses les plus saintes, méprisant, non seulement leurs dignes compagnes, les femmes corrompues, mais encore tout le sexe auquel appartiennent leurs mères : regarde-les, ils sont grossiers à faire lever le cœur : plus rien n’attire leur respect : ils jettent la femme en cheveux blancs dans le ruisseau pour garder le haut du pavé ; ils rudoient le vieillard, ils font rougir la jeune fille par leurs cyniques discours : la polygamie les a rendus ignobles, et a tué l’urbanité française aussi bien que toute dignité.

Il te diront que les femmes ne valent guère mieux qu’eux. Mais ce résultat devient inévitable dans un pays où les femmes ne sont pas enfermées. La Polyandrie y est la compagne obligée de la Polygamie ; car puisque les hommes se croient permis d’avoir plusieurs femmes, pourquoi les femmes se croiraient-elles interdit d’avoir plusieurs hommes ?

En somme, mon fils, les résultats de lamour incompressible, de la Polygamie et de la Polyandrie dans notre Occident sont :

La séduction et la corruption des femmes ;

L’adultère, l’abaissement des caractères, l’amoindrissement moral et intellectuel des deux sexes ;

L’affaiblissement, l’abâtardissement de la race ;

La fausseté, la ruse, la cruauté, les injustices de toutes natures, l’exploitation de la femme par l’homme pour sa beauté ; celle de l’homme par la femme pour son argent ou son crédit ;

Le dissolution et la ruine de la famille ;

Chaque année quelques milliers d’enfants naturels, sans compter les grossesses supprimées :

Voilà la valeur des théories mises en pratique.

N’est-ce pas que tout cela est bien conforme à notre idéal de l’amour humain ? Bien conforme à notre idéal de la destinée humaine qui exige que nous progressions, et fassions progresser les autres dans le bien ; que nous pratiquions la Justice et la Bonté ?

Encore un mot, et nous aurons fini.

Quand Rome eut cessé de croire à la chasteté, à la religion du serment ; quand elle se vautra dans les mœurs polygamiques et polyandriques ; quand elle prit le plaisir pour but, la tyrannie se montra. Bien de plus naturel : l’homme n’enchaîne que celui qui s’est enchaîné lui même sous le joug de l’instinct bestial : celui qui sait se gouverner, n’obéit pas à l’homme : il ne s’incline que devant la loi, lorsqu’elle est l’expression de la Raison.

Rappelle-toi, mon fils, qu’on n’est puissant que par la chasteté : c’est seulement alors qu’on peut produire de grandes choses dans la science, l’art, l’industrie ; c’est seulement alors qu’on peut pratiquer la Justice, être digne de la liberté. En dehors de la chasteté, il n’y a que dégradation, injustice, impuissance, esclavage ; et toute nation qui l’abandonne tombe des bras du despotisme dans la tombe.

Ne te laisse donc pas ébranler par les sophismes modernes ; aie toujours devant ta pensée tes obligations de créature morale et libre, tes devoirs de membre de l’humanité ; soumets tout en toi à la Raison, à la Justice, au sentiment de ta dignité et vis en homme, non pas en brute.