Aller au contenu

La Femme affranchie/Troisième partie/Chapitre IV

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IV.




RÉSUMÉ, RÉFORMES PROPOSÉES.

I


L’auteur. L’identité de Droit étant fondée sur l’identité d’espèce, et la femme étant de la même espèce que l’homme, que doit-elle être devant la dignité civile, dans l’emploi de son activité et le Mariage ?

La jeune femme. L’égale de l’homme.

L’auteur. Comment sera-t-elle l’égale de l’homme en dignité civile ?

La jeune femme. Lorsqu’elle sera membre du conseil de famille, aura place au jury et près de tout fonctionnaire civil ; sera membre des conseils de Prud’hommes, des tribunaux de commerce ; lorsqu’elle sera témoin dans tous les cas où est requis le témoignage de l’homme.

L’auteur. Pourquoi le témoignage de la femme doit-il être admis dans tous les cas où est requis celui de l’homme ?

La jeune femme. Parce que la femme est aussi croyable que l’homme ; qu’elle est, comme lui, une personne civile.

L’auteur. Pourquoi doit-elle être membre, comme l’homme, du conseil de famille ?

La jeune femme. Parce qu’une tante, une parente, une amie ont autant d’intérêt aux choses qui s’y passent qu’un oncle, un parent, un ami ;

Parce que la famille est composée de deux sexes et non d’un.

L’auteur. Pourquoi la femme doit-elle avoir sa place au jury ?

La jeune femme. Parce que le Code la déclarant l’égale de l’homme devant la culpabilité, le délit, le crime et la punition, elle est, par ce fait, déclarée comprendre comme l’homme le mal en autrui ;

Parce que le jury étant une garantie pour le coupable, la coupable doit en avoir une semblable ;

Parce que, si le criminel est mieux compris par les hommes, la criminelle le sera mieux par les femmes ;

Parce que la Société tout entière étant offensée par le crime, il faut que cette Société, composée de deux sexes, soit représentée par les deux pour le juger et le condamner.

Parce qu’enfin, pour ce qui tient à l’appréciation du sens moral, l’élément féminin est d’autant plus nécessaire que les hommes prétendent que notre sexe, en général, est plus moral et plus miséricordieux que le leur.

L’auteur. Pourquoi la femme doit-elle avoir sa place auprès des fonctionnaires civils ?

La jeune femme. Parce que la Société, représentée par ces fonctionnaires, est composée des deux sexes ;

Parce que, dans plusieurs fonctions civiles, même aujourd’hui, il y a un département plus spécial à la femme ;

Parce que, dans l’acte de célébration du Mariage, par exemple, si la femme n’apparaît pas comme magistrat, non seulement la Société n’est pas suffisamment représentée, mais l’épouse peut se considérer comme livrée au pouvoir d’un homme par tous les hommes du pays.

L’auteur. Pourquoi la femme doit-elle avoir sa place dans les conseils de Prud’hommes et les tribunaux de commerce ?

La jeune femme. Parce qu’elle est de moitié dans la production industrielle ;

Parce qu’elle est de moitié dans le commerce ;

Parce qu’elle s’entend aussi bien que l’homme, si ce n’est mieux, aux transactions et aux contrats ;

Parce que, dans toute question d’intérêt, elle doit se représenter elle-même.

L’auteur. Comment la femme sera-t-elle l’égale de l’homme dans l’emploi de son activité et de ses autres facultés ?

La jeune femme. Lorsqu’il y aura pour elle des collèges, des académies, des écoles spéciales et que toutes les carrières lui seront accessibles.

L’auteur. Pourquoi les femmes doivent-elles recevoir la même éducation nationale que les hommes ?

La jeune femme. Parce qu’elles exercent une immense influence sur les idées les sentiments et la conduite des hommes, et qu’il est de l’intérêt social que cette influence soit salutaire ;

Parce qu’il est de l’intérêt de tous d’agrandir les vues et d’élever les sentiments des femmes pour qu’elles se servent de leur ascendant naturel au profit du Progrès, du vrai, du bien, du beau moral ;

Parce que la femme a le droit, comme l’homme, de cultiver son intelligence, et d’acquérir les connaissances que donne l’État ;

Parce qu’enfin, payant sa part des frais de l’éducation nationale, c’est un vol qu’on lui fait, que de lui interdire d’y participer.

L’auteur. Pourquoi la femme doit-elle être admise dans les académies, les écoles professionnelles ?

La jeune femme. Parce que la Société, n’ayant le droit de nier aucune aptitude chez aucun de ses membres, n’a conséquemment pas le droit d’empêcher celui qui prétend les posséder de les cultiver, ni de lui fermer les trésors de science et de pratique dont elle dispose ;

Parce qu’il y a des femmes nées chimistes, médecins, mathématiciennes, etc. ; et que ces femmes ont le droit de trouver dans les institutions sociales les mêmes ressources que les hommes pour la culture de leurs aptitudes ;

Parce qu’il y a des professions exercées par les femmes qui ont besoin des enseignements qu’on leur interdit.

L’auteur. Pourquoi toutes les carrières doivent-elles être accessibles aux femmes ?

La jeune femme. Parce que la femme est une créature libre, dont on n’a le droit ni de contester ni de gêner la vocation ;

Parce qu’elle n’entrera pas plus que l’homme dans les carrières que lui interdisent son tempérament, son défaut d’aptitude et de temps ; qu’il est donc tout aussi inutile de les lui interdire qu’on ne le fait à certains hommes.

L’auteur. Vous n’interdisez pas même les carrières où il faut de la force, où lon s’expose à des périls ?

La jeune femme. On n’interdit pas aux femmes d’être charpentiers, convreurs, et elles ne le sont pas, parce que leur nature s’y oppose ; c’est précisément parce que la nature s’y oppose, que je trouverais la Société peu raisonnable de s’en mêler. Ce qui est impossible, on n’a pas besoin de l’interdire et, si ce que l’on a déclaré impossible, se fait, c’est que c’était possible : or la Société n’a pas le droit d’interdire le possible à aucun de ses membres ; cela lui parût-il même excentrique, lorsqu’il est question de vocation.

L’auteur. Que chacun remplisse sa fonction privée à ses risques et périls : c’est bien ; mais n’y a-t-il pas certaines fonctions publiques qui ne conviennent pas aux femmes ?

La jeune femme. Nul ne le sait puisqu’on ne les développe pas pour les remplir ; et, en fût-il ainsi, linterdiciion serait inutile : le concours ferait justice de prétentions mal fondées.

L’auteur. Comment la femme sera-t-elle l’égale de l’homme dans le mariage ?

La jeune femme. Quand la personne des époux ne sera pas engagée par le mariage ; lorsque les engagements seront réciproques et que la femme ne sera pas traitée en mineure et absorbée par l’homme. Et il faut qu’il en soit ainsi :

Parce qu’il n’est pas licite d’aliéner sa personnalité ; qu’une semblable aliénation est immorale et nulle de soi ;

Parce que la femme, individu distinct, ne peut être sérieusement absorbée par l’homme, et qu’une loi est absurde quand elle repose sur une fiction et suppose une chose impossible ;

Parce qu’enfin la femme, devant être l’égale de l’homme devant la Société, ne peut, sous aucun prétexte, perdre cette égalité par suite d’une association plus intime avec lui.

L’auteur. Il y a deux questions dans le Mariage, outre celle de la personne ; c’est celle des biens et des enfants. Ne pensez-vous pas que la femme mariée doive être comme la fille majeure maîtresse de ses biens, libre d’exercer toute profession qui lui conviendra, maîtresse de vendre, d’acheter, de donner, de recevoir, de plaider ?

La jeune femme. L’homme marié ayant tous ces droits, il est évident que la femme mariée doit les posséder sous la loi d’égalité. N’êtes-vous pas de cet avis ?

L’auteur. Dans toute association, lon engage une part de liberté sur certains points convenus. Or les époux sont associés, donc ils ne peuvent être aussi complètement libres que des étrangers à l’égard l’un de l’autre : seulement il faut, répétons-le, que la situation soit la même et les engagements réciproques : Si la femme ne peut ni vendre, ni aliéner, ni donner, ni recevoir, ni enter en jugement sans le consentement du mari, il n’est pas permis au mari de faire ces choses sans le consentement de sa femme ; s’il n’est pas permis à la femme d’exercer une profession sans le consentement du mari, il n’est pas permis à celui-ci d’en exercer une sans le consentement de la femme ; si la femme ne peut engager la communauté sans le mandat du mari, celui-ci ne peut l’engager sans le mandat de la femme. Je vais plus loin, je n’admettrais pas volontiers que la femme, avant vingt-cinq ans accomplis, donnât à son mari l’autorisation d’aliéner rien de ce qui appartient à l’un des deux : le mari a trop d’influence sur elle pour qu’elle soit réellement libre avant cet âge.

La jeune femme. Mais si l’un des deux s’oppose par caprice, ou par de mauvais motifs à ce que l’autre fasse une chose convenable et avantageuse ?

L’auteur. Dans les différends qui surviennent entre associés, souvent l’on prend des arbitres : l’arbitre général entre les époux est la Société, représentée par le pouvoir judiciaire ; mais nous croyons qu’il serait bon d’établir entre eux un arbitre perpétuel qui aurait un premier degré de juridiction : ce serait le conseil de famille, organisé tout autrement qu’il ne l’est aujourd’hui. Devant ce tribunal intime, mieux à même d’apprécier que tout autre, les époux porteraient, non seulement les différends survenus entre eux touchant les questions d’intérêt, mais ceux qui auraient rapport à l’éducation, à la profession et au mariage des enfants. Ce tribunal statuerait en premier ressort, et bien des scandales seraient évités par ses décisions, dont on pourrait du reste toujours appeler devant le tribunal social.

Je n’ai nul besoin d’ajouter que le droit du père et de la mère sur les enfants est absolument égal ; que si le droit de l’un des deux pouvait être contesté, ce ne serait pas celui de la mère qui seule peut dire je sais, je suis certaine que ces enfants sont à moi.

La jeune femme. En effet ; il est révoltant que la plénitude du droit se trouve du côté de la simple présomption légale, de l’acte de foi, de l’incertitude.

Considérant le mariage comme une association d’égaux, ne penseriez-vous pas qu’il serait utile de marquer cette égalité et la distinction des personnalités dans le nom porté par les époux et leurs enfants ?

L’auteur. Certainement , Madame ; le jour du mariage , chacun des époux joindrait à son nom celui de son conjoint : cela se fait déjà dans certains cantons de la Suisse et même en France chez quelques particuliers.

Les enfants, jusqu’à leur mariage, devraient porter le double nom de leurs parents ; ce jour-là les filles ne garderaient que le nom de la mère et les fils celui du père ; ou bien, si l’on veut introduire dans cette question le régime de liberté il serait statué qu’à la majorité, l’enfant choisirait lui-même celui des deux noms qu’il veut porter et transmettre.


II


La jeune femme. Maintenant, Madame, revenons, comme vous me l’avez promis, sur le droit politique.

L’auteur. Une nation est une association d’individus libres et égaux, concourant, par leur travail et leurs contributions, au maintien de l’œuvre commune ; ils ont le droit incontestable de faire tout ce qui est nécessaire pour que leurs personnes, leurs droits et leurs biens ne soient pas lésés. L’homme a des droits politiques parce qu’il est libre, l’égal de ses co-associés ; selon d’autres parce qu’il est producteur et contribuable ; or la femme, étant, par identité d’espèce, libre et l’égale de l’homme ; étant de fait productrice et contribuable, ayant les mêmes intérêts généraux que l’homme, il est évident qu’elle a les mêmes droits politiques que lui.

Voilà les principes, passons à l’application.

Nous avons dit ailleurs qu’il ne suffit pas qu’une chose soit vraie d’une manière absolue, qu’il faut, sous peine de changer le bien en mal, qu’on tienne compte du milieu dans lequel on prétend l’introduire : c’est ce que les hommes oublient beaucoup trop. La vérité pratique dans notre question est qu’il n’est bon de reconnaître le droit politique que dans la mesure où il est réclamé, parce que ceux qui ne le réclament pas sont intellectuellement incapables de s’en servir et que, s’ils l’exercent, c’est, dans la plupart des cas, contre leurs propres intérêts : La prudence exigerait que l’on s’assurât que le possesseur du droit est réellement émancipé, qu’il ne sera pas l’instrument aveugle d’un homme ou d’un parti.

Or, dans l’état actuel, non seulement les femmes ne réclament pas leurs droits politiques, mais elles rient lorsqu’on leur en parle : elles se font l’honneur de se croire ineptes sur ce qui regarde les intérêts généraux : elles se reconnaissent donc incapables.

D’autre part, elles sont mineures civilement, esclaves des préjugés, dépourvues d’instruction générale, soumises pour la plupart à l’influence du mari, de l’amant ou du confesseur, en ce qui concerne la politique ; engagées en majorité dans les voies du passé. Si donc elles entraient sans préparation dans la vie politique, ou elles doubleraient les hommes, ou elles feraient reculer l’humanité.

Vous comprenez maintenant. Madame, pourquoi beaucoup de femmes plus capables qu’une infinité d’hommes de concourir aux grands actes politiques, aiment mieux y renoncer que de compromettre la cause du Progrès par l’extension du Droit à toutes les femmes.

La jeune femme. Personnellement, je suis de votre avis ; mais il faut prévoir et résoudre les objections qui pourront vous être faites par des femmes fort intelligentes : ces femmes là vous diront : songez-y, la négation du Droit est une iniquité, car c’est la négation de l’égalité et de la nature humaine. Il est aussi faux que dangereux de poser en principe la reconnaissance du Droit seulement dans la mesure où il est réclamé ; car il est notoire que ce ne sont pas, en général, les esclaves qui songent à réclamer leurs Droits : votre affirmation condamne donc l’émancipation des esclaves, des serfs, et le suffrage universel.

Ce que vous objectez contre le Droit, à l’occasion de l’incapacité des femmes, et du vilain rôle qu’elles joueraient, peut tout aussi bien l’être contre les hommes qui ne sont guère plus émancipés qu’elles ; qui sont souvent la doublure de leur femme ou de leur confesseur, ou n’ont d’autre opinion que celle de leur comité électoral.

Dans le Droit, comme en toute chose, il faut un apprentissage : les femmes s’en serviront d’abord mal, puis mieux, puis bien ; car c’est beaucoup plus en jouant d’un instrument qu’on apprend à s’en servir, qu’en en apprenant la théorie.

L’exercice du Droit donne de l’élévation, de la dignité, grandit l’individu dans sa propre estime, et lui fait étudier les questions qu’il aurait négligées s’il n’eût dû s’en mêler pour concourir à les résoudre. Voulez-vous donc que les femmes prennent à cœur les intérêts généraux ? Donnez-leur le Droit politique.

Voilà, Madame, ce que l’on pourra vous objecter.

L’auteur. C’est ce que m’objectaient en 1848 plusieurs femmes éminentes et plusieurs hommes dévoués au triomphe des principes nouveaux.

Je leur répondais alors, et je leur répondrais encore aujourd’hui : Nous serions bien vite d’accord, si notre Société moderne n’était pas le théâtre de la lutte de deux principes diamétralement opposés.

La question n’est pas de décider si le Droit politique appartient à la femme, s’il la développerait, la grandirait, etc. ; mais bien de savoir si elle en userait pour faire triompher le principe qui dit à l’humanité : en avant ! Ou bien pour faire triompher celui qui lui dit : en arrière !

Quel est le but du Droit politique ? Évidemment, c’est d’accomplir un grand Devoir dans le sens du Progrès. Eh bien ! n’est-il pas dangereux de l’accorder à ceux qui s’en serviraient contre le but ?

Quoi ! Vous luttez pour le Droit, afin d’obtenir le triomphe d’une sainte cause, et vous n’éprouveriez aucune hésitation à l’accorder à ceux qui, certainement, se serviraient du Droit pour tuer le Droit !

Vous me reprochez de faire comme les Jésuites qui tiennent beaucoup moins compte de la Justice que de l’utilité. Eh ! Messieurs, si vous aviez eu moitié de leur habileté, il y a longtemps que vous auriez réussi. Vous, comme de vrais sauvages, vous vous croiriez déshonorés si vous aviez de la prudence, de l’esprit pratique ; si vous vous présentiez au combat autrement que le corps nu : cela peut être très beau, très courageux, mais sensé, c’est autre chose.

Je ne commets pas l’iniquité de nier le Droit, puisque je ne le nie pas ; seulement je ne veux pas qu’on le revendique, parce qu’il se suiciderait. Je ne pose pas en principe que tout espèce de Droit ne doit être reconnu que dans la mesure où il est réclamé, puisque je ne vous parle que du Droit politique : il y a des droits qui se posent d’eux-mêmes : tels que ceux de vivre, de se développer, de jouir du fruit de son travail, et il est honteux pour une société de ne pas les reconnaître dans toute leur étendue. Mais on ne s’éveille que plus tard au sentiment du Droit civil, et plus tard encore à celui du Droit politique : tenez donc compte de la marche logique de l’humanité, et ne restez pas dans l’absolu.

Je sais que ce que j’objecte à l’endroit de l’incapacité des femmes est tout aussi vrai de celle des hommes ; mais est-ce une raison, parce que vous avez reconnu le Droit des masses ignorantes qui ne le réclamaient pas, pour que l’on se montre aussi peu sage à l’égard des femmes qui sont dans la même situation ? Je me corrigerai. Messieurs, de ce que vous nommez mon intelligence aristocrate, si je vois vos émancipés politiques comprendre les tendances de la civilisation, et se servir de leur Droit pour faire triompher la liberté et l’égalité, de manière à désespérer les fauteurs du passé. Jusque-là, permettez-moi de garder mon opinion.

Et j’ai gardé mon opinion, Madame ; qui est celle-ci ; l’exercice du Droit politique n’est un moyen de réforme et de Progrès que si ceux qui en jouissent croient au Progrès, s’inquiètent des réformes : dans des dispositions contraires, le vote ne peut être que l’expression des préjugés, des erreurs, des passions ; au lieu d’apprendre, comme on dit, à l’exercer en s’en servant, on l’emploiera tout simplement à se mutiler les doigts.

La jeune femme. Ne pourrait-on vous objecter que, d’après votre théorie du Droit, tous étant égaux, personne ne peut s’arroger la fonction de distribuer les droits ?

L’auteur. La théorie, c’est l’idéal vers lequel doit tendre la pratique ; si l’on n’avait pas cet idéal, on ne saurait en vertu de quels principes se diriger ; mais dans la réalité sociale, il y a des majeurs, et des mineurs destinés à devenir majeurs.

Si je disais que les majeurs ont le droit d’accorder ou de refuser le droit aux mineurs, je manquerais essentiellement à mes principes : c’est la loi, expression des consciences les plus avancées, en attendant qu’elle le soit de la conscience de tous, qui prononce sur la majorité politique et en fixe les conditions. Le droit est virtuel en chacun de nous : donc nul n’a le droit de le donner, de l’ôter, de le contester : il se reconnaît quand on est en état de l’exercer et qu’on le revendique ; et l’on prouve que Ton est en état de l’exercer, quand on satisfait aux conditions fixées par la loi.

La jeune femme. Quelles seraient, d’après vous, ces conditions pour la jouissance du Droit politique ?

L’auteur. Vingt-cinq ans d’âge et un certificat qui atteste qu’on sait lire, écrire, calculer ; qu’on possède élémentairement l’histoire et la géographie de son pays ; de plus, une bonne théorie du Droit et du Devoir et de la destinée de l’humanité sur cette terre. L’assimilation d’un petit volume suffirait, comme vous le voyez, pour que tout homme et toute femme de vingt-cinq ans et sains d’esprit, pussent jouir de leurs droits politiques, après avoir subi une initiation par la jouissance des droits civils. Mais, je vous le demande, que peuvent faire du Droit politique ceux qui confondent la liberté avec la licence, qui savent à peine ce que c’est qu’un Droit et un Devoir et sont même incapables d’écrire leur bulletin ! Les hommes ont leurs droits, qu’ils les gardent : un droit reconnu ne se retranche pas ; qu’ils se rendent aptes à les exercer. Quant aux femmes, qu’elles s’émancipent d’abord civilement et qu’elles s’instruisent : leur tour viendra.

La jeune femme. Il est bien important. Madame, que les hommes comprennent que vous ne niez pas, mais que vous ajournez seulement les droits politiques de notre sexe.

L’auteur. Soyez tranquille ; ils ne s’y tromperont pas, ils ne prendront pas un conseil dicté par la prudence pour un aveu d’infériorité et une démission.


III


La jeune femme. Voudriez-vous maintenant formuler les réformes légales que nous devons demander successivement.

L’auteur. En ce qui concerne la vie civile nous devons demander :

Que l’étrangère puisse se faire naturaliser française autrement que par le mariage.

Que la femme ne perde pas sa nationalité par le même sacrement civil.

Que la femme soit admise à signer, comme témoin, les actes de l’état civil et tous ceux qui lui ont été interdits jusqu’ici.

Vous savez que déjà, en dérogation à la loi, les sages-femmes signent les actes de naissance des enfants naturels non reconnus, et que, dans certains actes de notoriété, rédigés par le juge de paix, le témoignage des femmes est admis.

Nous demanderons que les industrielles, les négociantes fassent partie des conseils de Prud’hommes, et plus tard des tribunaux de commerce ; que dans tout jugement criminel, les femmes aient place au jury ; qu’aux femmes soient confiées l’administration et la surveillance des hôpitaux, des prisons de femmes, des bureaux de charité.

Que, dans chaque commune, soit nommée une mairesse pour surveiller les écoles de filles, les crèches et les nourrices.

Vous savez, Madame, que déjà, toujours en dérogation à la loi, des femmes remplissent des emplois publics, puisque le professorat et l’inspection des écoles de filles et des crèches et asiles, fondés par les communes, leur sont confiés et que d’autres femmes ont des bureaux de poste, de papier timbré, etc.

La jeune femme. Voilà pour le Droit civil en général ; quelles réformes demanderons-nous en ce qui concerne la femme mariée ?

L’auteur. Nous demanderons que le domicile conjugal soit celui qu’habitent ensemble les époux, non plus l’homme seul.

Que l’on supprime les articles qui prescrivent à la femme d’obéir à son mari et de le suivre partout où il juge à propos de résider.

Que l’interdiction de vendre, hypothéquer, recevoir, donner, plaider, etc., sans le consentement du mari ou de la justice, soit étendue à l’homme relativement à la femme.

Que le mariage sous le régime de la séparation de biens devienne le droit public de la France.

La jeune femme. Quelles réformes demanderez-vous quant au conseil de famille et à la tutelle ?

L’auteur. Nous demanderons que le conseil de famille soit composé de vingt personnes : dix hommes et dix femmes, parents, alliés, amis, choisis par les époux.

Que les attributions de ce conseil, présidé par le juge de paix, soient déterminées de manière à ce qu’il décide en premier ressort les différends survenus entre les époux quant aux enfants, aux biens, à la tutelle, etc.

Nous demanderons que toute femme puisse être nommée tutrice et subrogée tutrice.

Que la tutelle de l’époux interdit soit déférée toujours par le conseil de famille.

Que la femme puisse nommer, comme l’homme, un tuteur définitif et un conseil de tutelle à son mari survivant.

Que les époux puissent nommer, de leur vivant, en cas de pré-décès, le père un subrogé tuteur de sa famille, la mère une subrogée tutrice de la sienne, afin que les enfants soient toujours sous l’influence des deux sexes.

Que la subrogée tutelle, en l’absence d’une volonté manifestée, appartienne de droit à un membre de la famille du défunt, du même sexe que lui.

Qu’en cas de second mariage, si l’enfant est lésé ou malheureux, le subrogé tuteur ou la subrogée tutrice puisse se le faire adjuger par le conseil de famille, sauf recours du tuteur à la justice.

Qu’en cas de mort du père et de la mère, la tutelle appartienne de droit à l’ascendant le plus proche, et la subrogée tutelle à l’ascendante la plus proche de l’autre ligne.

S’il y a concurrence entre les deux lignes, que le conseil de famille choisisse le tuteur dans l’une et le subrogé tuteur dans l’autre et dans le sexe différent.

Que les devoirs de tutelle et de subrogée tutelle comprennent, non seulement les intérêts matériels, mais aussi les intérêts moraux et intellectuels des pupilles.

Que le père tuteur perde de droit la tutelle des enfants s’il se remarie sans se l’être fait préalablement continuer par le conseil de famille.

Qu’enfin l’état organise une Société de tutelle pour les enfants délaissés, de manière à ce que les garçons soient sous le patronage des hommes et les filles sous celui des femmes : cette société serait un grand conseil de famille.

La jeune femme. J’aime mieux votre conception que celle de la loi, non seulement parce que la femme y est l’égale de l’homme, mais parce que les pupilles seront mieux protégés : j’ai connu des hommes qui ont fait interdire leur femme, exaltée par leurs mauvais traitements, afin de rester maîtres de leurs biens ; d’autre part, vous savez que d’enfants sont malheureux et lésés par le second mariage de leur père ! Une marâtre a tout pouvoir pour faire souffrir les pauvres petits.

Mais vous n’avez pas parlé. Madame, de l’autorité des parents sur leurs enfants.

L’auteur. L’autorité des parents sur leurs enfants est la même : l’expression autorité paternelle est incomplète ; la véritable serait autorité parentale. Sur ce chapitre, nous demanderons que, s’il y a dissidence entre le père et la mère au sujet des enfants, le conseil de famille décide en premier ressort.

Que le père et la mère ne puissent faire enfermer l’enfant qu’étant d’accord tous deux.

Que le père tuteur et la mère tutrice ne puissent avoir recours à cette mesure qu’avec le concours du subrogé tuteur ou de la subrogée tutrice, ou, en cas de dissidence, avec l’approbation du conseil de famille ; sauf toujours le recours à la justice.

Que la majorité d’âge du mariage soit fixée à vingt-cinq ans pour les deux sexes, et que les actes respectueux soient supprimés.

La jeune femme. Demanderons-nous que la séparation de biens et celle de corps qui entraîne l’autre, soient supprimées ?

L’auteur. Non : Mais nous demanderons que le Divorce soit rétabli.

Qu’on puisse divorcer pour adultère de l’un des époux, sévices, injure grave, condamnation à une peine afflictive et infamante, vices notables, incompatibilité d’humeur, consentement mutuel.

Que, pendant le procès en séparation de corps ou en Divorce, l’administration des enfants soit confiée à l’époux le plus digne et que, si tous deux sont indignes, il soit nommé un tuteur et un subrogé tuteur de sexes différents.

Que si tous deux sont dignes, ils s’arrangent à l’amiable devant le conseil de famille.

Que les époux mariés sous le régime dotal ou celui de la séparation de biens régissent leurs biens propres.

Que, si la demande a pour motif la mauvaise gérance des biens communs, l’administration en soit enlevée à l’époux, pour être confiée à la femme.

Que, si la demande a pour motif la condamnation à une peine infamante, l’autre époux reste administrateur.

Que, dans tout autre cas, il soit fait inventaire, et que l’époux le plus utile soit nommé conservateur sous la surveillance d’un ou deux membres de la famille de l’autre époux, avec obligation de lui fournir une provision alimentaire.

Que l’arrêt prononçant le divorce ou la séparation porte le nombre, le nom et l’âge des enfants issus du mariage ; la somme annuelle que chaque époux est tenu de fournir pour leur entretien et leur éducation.

Que cet arrêt énonce à qui les enfants sont confiés soit de consentement mutuel, soit d’autorité familiale ou judiciaire.

Qu’il soit affiché au tribunal civil, au tribunal de commerce, à la porte de la mairie et inséré dans les principaux journaux du département.

Que cet acte accompagne la publication des bans d’un mariage subséquent sous des peines très graves.

La jeune femme. Ces mesures sont sévères : s’il est facile de divorcer, il ne sera pas facile de se marier ensuite.

L’auteur. Je ne le nie pas, Madame ; mais il vaut mieux empêcher le divorce par la difficulté de se marier ensuite, qu’en y mettant des restrictions : dans le premier cas, l’empêchement vient des entraves qu’on s’est créé soi-même : on s’est fait son sort ; dans le second la liberté individuelle est atteinte par l’autorité sociale : ce qui est un abus de pouvoir.

La jeune femme. Abordons les réformes légales concernant les mœurs.

L’auteur. Nous demanderons que toute promesse de mariage, si elle n’est pas remplie, soit punie d’une amende et de dommages-intérêts.

Que tout homme, qu’une fille mère pourra prouver par témoins ou par lettres, devoir être le père de son enfant, soit soumis aux charges de la paternité.

Que la recherche de la paternité soit autorisée comme celle de la maternité.

Que la séduction d’une fille de moins de vingt-cinq ans soit sévèrement punie.

Qu’une fille ne puisse être enregistrée au bureau des mœurs qu’après vingt-cinq ans accomplis, et qu’elle soit mise en correction avant cet âge, si elle se livre à la prostitution.

Que toute femme de mauvaises mœurs soit punie de la prison et de l’amende, si elle a repu un homme au dessous de vingt-cinq ans, et que la peine soit terrible si elle n’est pas saine.

La jeune femme. On dira que la paternité ne peut être prouvée. Madame.

L’auteur. Je ne nie pas qu’il ne soit possible que le père attribué à l’enfant naturel ne soit pas le vrai père : mais ce qui doit être établi par des preuves, c’est qu’il s’est mis dans le cas d’être réputé tel : c’est la probabilité de la paternité dans le mariage, étendue à la paternité hors du mariage. Tant pis pour les hommes qui s’y laisseront prendre : c’est une honte que d’attacher l’impunité au plus désordonné, au plus subversif des penchants égoïstes : il faut que les femmes ne supportent plus seules la charge des enfants naturels et ne soient plus tentées de les abandonner.

La jeune femme. Mais s’il est établi qu’un homme marié s’est mis dans le cas d’être père hors du ménage ?

L’auteur. Ce doit être d’abord un cas de divorce, puis de punition pour lui et sa complice. Quant à l’enfant, l’homme doit en subir la charge de concert avec la mère.

La jeune femme. Voilà des lois bien draconiennes !

L’auteur. Ne voyez-vous pas. Madame, que la corruption nous enserre âme et corps ; que si nous ne réagissons pas énergiquement contre elle par la sévérité des lois, par la réforme de l’éducation et le réveil de l’idéal, notre société ne sera bientôt plus qu’un immense lupanar ?

La jeune femme. Hélas ! Ce n’est que trop vrai.

L’auteur. Demandons donc, Madame, non seulement une réforme rationnelle de l’éducation nationale, mais encore que les lycées soient doublés pour les filles.

Que tous les établissements de haut enseignement dépendant de l’État, leur soient ouverts comme aux garçons.

Qu’elles soient admises à recevoir les mêmes grades universitaires, les mêmes diplômes de capacité que les hommes.

Que toutes les carrières s’ouvrent devant elles comme devant les hommes ;

Afin que relevées dans l’opinion par l’égalité, leur activité ne soit plus rétribuée d’une manière dérisoire ; qu’elles puissent vivre de leur travail et que la misère, le découragement, le suicide ne terminent plus leur vie, quand elles ne choisissent pas le triste rôle d’éléments de démoralisation.