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La Femme en lutte pour ses droits/03

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V. Giard et E. Brière (p. 57-63).

III

La tactique féministe


Le bien-fondé des revendications du féminisme étant démontré, comment en obtenir la réalisation et surtout comment transformer en réalité celle de ces revendications que nous considérons comme étant la plus importante, le droit de vote.

Pour y arriver il est deux voies que les femmes doivent simultanément poursuivre :

1o Création de vastes organisations féministes ;

2o Pénétration par les femmes des partis politiques existants.

Toute grande réforme en effet avant de voir le jour à la tribune du parlement est élaborée, discutée, retournée en tous les sens et pendant des années dans les grandes associations. Isolé l’individu se sent si faible que son influence sur la société lui apparaît nulle ; il se borne à souhaiter que les choses se modifient dans le sens qu’il croit bon, mais il sait bien que son vœu demeurera platonique. Il est certainement en France plusieurs milliers de femmes qui désirent leurs droits politiques, mais comme elles sont dispersées leur opinion est noyée dans la majorité des hostiles et des indifférentes. Que l’on réussisse à grouper ensemble toutes ces femmes, l’aspect de la question sera modifié du tout au tout ; ce qui apparaissait comme négligeable deviendra la force avec laquelle on compte. Dix mille femmes battant les portes de la Chambre en réclamant le droit de vote hâteraient singulièrement sa réalisation.

Trop souvent les féministes ne se pénètrent pas assez de la nécessité du groupement. Qu’irais-je apprendre, pensent-elles, dans une société de plus que je ne sais. De l’égalité intellectuelle des sexes, de la nécessité de l’émancipation politique des femmes j’en suis tout aussi profondément convaincue que pourraient l’être les oratrices qui m’en parleraient, à quoi bon donc perdre mon temps.

Le point de vue est totalement faux ; il est certain que la femme qui est déjà féministe ne trouvera au groupe ni distraction, ni instruction mais elle doit y aller pour renforcer l’idée de sa parole ou de sa plume si elle est capable de parler ou d’écrire, de sa présence si elle ne possède pas ces capacités. Elle doit s’astreindre à être la pierre dont sera fait l’édifice, le soldat de l’armée, qui marchera à la conquête de l’égalité politique et sociale des sexes.

De l’agrégation des personnes naît d’ailleurs l’unification des conceptions, unification nuisible dans le domaine philosophique ou scientifique, mais indispensable dans l’action politique et sociale.

À l’heure actuelle chaque féministe a son féminisme particulier. Organisé le féminisme deviendra une doctrine solidement établie. On a dit avec raison que les révolutions ont toujours été faites par des minorités ; il faut y ajouter que les minorités qui les ont faites étaient des minorités organisées. Devant une majorité amorphe la voix d’une minorité organisée et déterminée de gens qui savent ce qu’ils veulent et qui veulent tous la même chose est extrêmement puissante. Pour peu que les circonstances y prêtant elle arrive très vite à devenir majorité, grossie de la masse des esprits et des caractères médiocres toujours prête à se rallier à ce qui lui apparaît comme devant être une force.

Mais le rôle de la féministe ne doit pas se borner à être la petite partie d’un grand tout ; les idées qu’elle a reçues ou qu’elle est parvenue à préciser dans les groupes féminins, elle doit aller les répandre partout et notamment dans les partis politiques.

À l’heure actuelle les partis politiques ne sont qu’à peine entr’ouverts aux femmes, les féministes doivent donc s’attendre à y être accueillies de fort mauvaise grâce ; mais loin de s’en décourager il leur faut n’en mettre que plus d’ardeur à enfoncer la porte qu’on tarde à leur ouvrir : « Quand même et malgré vous ! », telle doit être leur devise.

Dans le parti socialiste les femmes sont reçues en principe et, en principe toujours, elles y sont traitées à l’égard des hommes sur le pied de l’égalité absolue. En pratique, seule la femme qui vient doubler son mari, son père ou son frère, est accueillie sans objection, mais contre l’admission d’une femme, venant pour son propre compte on trouve toujours des empêchements. Il ne faudra pas s’y arrêter ; on fera valoir les règlements du Parti que l’on peut se procurer partout, on insistera ; au besoin, repoussée d’un groupe, on en cherchera un autre plus accueillant ; avec un peu de persévérance le triomphe est certain.

Le parti radical a ouvert maintenant aux femmes les portes de ses groupes dits « Jeunesses républicaines. » Malheureusement jusqu’ici les femmes qui font partie de ces organisations ne les fréquentent guère que pour accompagner leurs maris. Il est de toute nécessité que les féministes, dont les opinions politiques concordent avec le programme du Parti Radical ; aillent s’y faire inscrire. Dans leur ensemble les Radicaux ne sont pas partisans de l’émancipation politique des femmes ; mais le fait d’avoir ouvert aux femmes des groupes qui leur étaient fermés montre que tout au moins une minorité est sympathique aux idées féministes. Cette sympathie il ne faut donc plus que l’accroître en profitant de l’accès qui est offert et en faisant œuvre de militantes dévouées.

La Franc-Maçonnerie, grande organisation politico-philosophique, très cohérente et très disciplinée est dans son ensemble fermée aux femmes ; mais il s’est créé à côté d’elle une franc-maçonnerie mixte qu’elle ne reconnaît pas ouvertement, mais qu’elle tolère néanmoins. Les féministes qui n’ont pas ou n’ont plus de croyances religieuses, ne doivent pas hésiter à s’y affilier ; car c’est encore là qu’il leur sera le plus aisé de faire leur éducation politique.

La politique que fait la franc-maçonnerie est en effet une politique très générale. Les conférences des loges portant toujours sur des questions théoriques comme « les retraites ouvrières — l’impôt sur le revenu » ; en résumé sur toutes les réformes qui sont en voie de réalisation. Pour une femme qui, n’ayant pas à voter, n’a jamais par suite fréquenté un comité électoral ; ces questions générales présentent beaucoup plus d’attrait que les questions de personnes ou même de tactique qui sont traitées dans les grands partis. De plus, dans la Franc-Maçonnerie, les séances sont par le fait d’un rituel spécial beaucoup plus calmes que celles des sections des partis politiques proprement dits. Il est fort rare qu’on s’y injurie ou qu’on s’y dispute ; le plus modeste des membres peut y prendre la parole et lorsque la loge est bien disciplinée, on l’écoute religieusement quelle que soit la valeur de ce qu’il dit. On comprend que les femmes qui le voudront pourront sans difficulté s’exercer à la parole dans les loges mixtes[1]. Dans les partis il leur faudra plus de ténacité ; car on y lutte un peu pour la parole, comme on lutte pour la vie dans la grande société ; malheur au mal doué, au timide, au délicat ; ils sont voués à une figuration éternelle.

Une fois entrée dans le parti politique la tâche de la femme sera tout d’abord de méditer très sérieusement sur l’attitude qu’elle y adoptera ; car cette attitude aura la plus haute importance, c’est elle qui presque toujours décidera du sort fait dans le parti et à sa personne et aux idées qu’elle viendra y défendre.

La plupart des femmes qui entrent dans les partis se bornent à y faire nombre ; elles ne demandent jamais la parole, ne prennent pas part aux luttes des tendances parce que leur timidité naturelle les empêche de s’affirmer. S’essaient-elles à formuler une proposition visant l’amélioration du sort de leur sexe ; elle le font dans le sens le plus timoré : abritant même parfois ce que la réforme peut avoir de libérateur, sous un prétexte plus ou moins plausible emprunté aux préjugés existants. Une telle manière de faire est condamnable à tous points de vue, car elle annihile les avantages que comporte pour le féminisme la présence des femmes dans les partis politiques.

En politique plus que partout ailleurs il

  1. Il y a à Paris une loge mixte, la loge Stuart Mill fondée spécialement pour l’émancipation politique des femmes.