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La Femme en lutte pour ses droits/04

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V. Giard et E. Brière (p. 74-79).

IV

Conséquences sociales de l’émancipation
de la femme


Que deviendra le mari, que deviendront les enfants, qu’adviendra-t-il de la famille, lorsque la femme sera comme nous le désirons émancipée intellectuellement, moralement et socialement, telle est la question que ne vont pas manquer de poser les gens, en trop grand nombre, que toute transformation sociale remplit d’effroi.

En ce qui concerne le mari, j’avoue que mes appréhensions ne sont pas excessives ; il est le fort, il n’y a donc pas à se préoccuper de le protéger.

La perspective de la disparition de la famille n’a rien non plus de si terrifiant. Pour rendre intangibles leurs privilèges, les oligarchies de l’antiquité en avaient transporté dans l’Au-delà l’origine, mais pour nous qui croyons que tout est terrestre, il n’est par définition rien de sacré ni d’intangible. Ce que nos ancêtres ont fait, nous pouvons le défaire lorsque nous pensons pouvoir faire mieux ; si l’institution familiale opprime la femme et c’est le cas ; il ne faut donc pas hésiter à la supprimer.

Ce à quoi doit viser la société, c’est à la protection de l’enfance. Dans une société équitable et bien ordonnée, tout doit être de telle sorte que le moins possible d’individus ne souffrent, et les enfants qui sont plus faibles, moins encore que les adultes.

Mais du moment que l’enfant se développe normalement, on conviendra qu’il importe peu que les soins lui viennent de sa propre mère, d’une autre femme, ou d’un service public. Quel que soit l’intérêt que présente l’enfant, il est excessif de lui sacrifier la vie entière de toute une moitié de l’humanité comme le fait la société présente. Chacun a droit au bonheur, mais il est déraisonnable en même temps qu’injuste que ce bonheur soit fait de la contrainte d’un autre individu.

Dans la société vers laquelle nous marchons, je l’espère, la femme pourra, si elle le désire :

1o Renoncer à l’amour ;

2o S’adonner aux plaisirs de l’amour et ne pas avoir d’enfants ;

3o Avoir des enfants et se décharger sur la société du soin de les élever ;

4o Avoir des enfants et les élever.

À aucune de ces déterminations il ne sera affecté de coefficient moral quelconque. Telle femme qui par exemple n’aura pas d’enfant, pourra rendre beaucoup plus de services à la société dans un autre domaine qu’elle n’aurait fait en consentant à être mère. On considérera que quiconque ne nuit à personne remplit tout son devoir et l’orientation de l’existence sera affaire purement individuelle dans laquelle la société n’aura pas à intervenir. Si cependant il arrivait, ce que je ne crois pas, étant donné que la majorité des femmes et une bonne minorité d’hommes aiment les enfants et ont plaisir à les élever ; si cependant il arrivait que les maternités diminuent en nombre ; il serait sage de les encourager en leur attachant des avantages quelconques. Mais pour que le vieil assujettissement de la femme ne reparaisse pas ; il sera nécessaire que ces avantages n’entraînent après eux aucune surélévation morale, tendant à réimplanter cette idée que la femme qui n’est pas mère ne remplit pas son devoir et que par suite le sexe féminin tout entier n’a pas sa fin en lui-même. L’avantage conféré par une maternité pourra par exemple être de même ordre que ceux conférés actuellement par un séjour aux colonies.[1]

Quant au mariage, nous sommes bien entendu pour sa suppression. La femme pouvant au même titre que l’homme pourvoir par son travail à sa subsistance, point ne sera besoin de réglementer l’union des sexes ; elle se fera au gré des individus et sera de domaine privé. Ce serait une erreur de croire que de cette liberté doive découler un débordement de débauche sexuelle. Actuellement l’amour libre n’est pas réalisable, car la femme ne pouvant assurer par son travail son existence, devient nécessairement la prostituée de l’homme et perd toute moralité. Dans les conditions dont je parle, il en sera autrement, et l’amour libre n’enlèvera à la femme rien de sa dignité.

Mais que les timorés n’aient aucune crainte, ce n’est pas l’octroi des droits politiques à la femme qui amènera d’un coup ces profondes transformations des mœurs.

Longtemps encore, après qu’on en aura fait des citoyennes, les femmes continueront de se marier et d’enfanter dans les conditions actuelles. Leur esprit s’élargira un peu ; elles s’intéresseront plus qu’aujourd’hui à la vie sociale. Dans les carrières libérales le nombre des femmes ira en augmentant, dans les professions manuelles, leur salaire se rapprochera de celui des hommes. Les maris perdront un peu de leur morgue autoritaire, les épouses gagneront en intelligence et en caractère.

Mais il ne faut pas oublier, que si nous allons vers le féminisme, nous allons aussi vers le socialisme. Pense-t-on que la révolution, pacifique ou violente, qui aura socialisé le laboratoire, le bureau et l’atelier ne socialisera pas le ménage ? Toutes les transformations que nous avons esquissées, ce sera le Socialisme qui les réalisera, il faut l’espérer, et il le fera pour le plus grand bonheur de l’un comme de l’autre sexe.


Dr Madeleine Pelletier.
  1. Ceci n’est pas, quoi qu’il puisse en sembler, en contradiction avec ce qui a été dit plus haut ; à savoir que la maternité ne doit pas être revendiquée par les femmes à titre d’équivalent du service militaire. Plus haut nous nous plaçons au point de vue de la tactique d’une organisation qui a pour but d’obtenir ce qu’elle n’a pas encore à savoir : l’égalité des sexes ; et nous montrons que cette égalité sera plus vite obtenue, si simplement sans objections les femmes assument les responsabilités et les obligations que les détenteurs actuels de la puissance affirment être les corollaires des droits. Une fois l’égalité sexuelle réalisée, si on constate que la maternité diminue, on pourra y attacher les avantages qui inciteront les femmes à y consentir ; mais cette maternité ne sera jamais considérée comme l’équivalent chez les femmes d’une fonction accomplie uniquement par le sexe masculin ; elle sera l’un des devoirs sociaux désagréables, auxquels la collectivité prévoyante attachera des compensations agréables ; afin que les individus s’y soumettent sans difficultés.