Aller au contenu

La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/04-03

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 60-78).

Le knout, son emploi, ses effets[1]

Les ressources de l’Administration en ce qui concerne les punitions pour les crimes commis par les galériens sont excessivement limitées.

Elles consistent en mauvaises notes entraînant un séjour supplémentaire à la prison ; des privations portant sur la nourriture ; la mise aux fers, chaînes aux pieds et menottes ; enchaînement avec d’autres condamnés pour travailler aux carrières, à l’établissement de routes ou à d’autres travaux en dehors de la prison et peut-être le scellement d’un bout de la chaîne du prisonnier à sa brouette.

Pour des crimes d’une extrême gravité, il existe deux autres formes de punition. La première est la flagellation. Si celle-ci doit être infligée avec le knout, elle ne peut l’être qu’après un procès spécial et le rendu d’une sentence à cet effet ; il faut aussi qu’un examen médical ait eu lieu et que dans le délai de huit heures après cet examen, il y ait confirmation de la sentence. La flagellation au moyen des verges peut être ordonnée en tout temps par le gouverneur. Quant à la seconde punition, il est à peine besoin d’en parler puisque d’après la loi en Russie, il n’est au pouvoir d’aucun tribunal ordinaire de l’infliger. Je parle de la pendaison et de la condamnation à être passé par les armes.

Il est au pouvoir du tribunal ordinaire de connaître et de juger du crime de haute trahison. Dans ce cas, le prisonnier peut être jugé à nouveau par la cour martiale et cette cour, le crime établi, peut prononcer une sentence de mort. C’est ainsi qu’on agit, par exemple, pour le meurtre d’un haut fonctionnaire, mais le fait est si rare qu’un seul individu, m’a-t-on dit, a été pendu à Sakhaline et cela pour avoir assassiné un fonctionnaire.

Pour les crimes d’une extrême gravité, la principale punition et la seule vraiment profitable est la flagellation, les verges ou le fouet.

Pendant les plus mauvais jours de la relégation en Australie, les exécutions fréquentes qui avaient lieu, bien loin de supprimer le crime, produisirent parmi les convicts une véritable manie de la pendaison. On prétend même, que si étrange que cela puisse paraître, la contagion acquit une telle intensité que des convicts tuaient n’importe quelle personne rencontrée en chemin sans autre raison que celle de se procurer l’exécution publique avec l’impressionnante et tragique distinction qu’elle comporte. Sans essayer, pour le moment, de donner une explication psychologique, je puis faire cette remarque que d’après mes observations et les enquêtes que j’ai pu faire, je ne puis trouver qu’à Sakhaline ou en n’importe quel endroit de la Sibérie il y ait eu pour la flagellation une manie du genre de celle dont je viens de parler.

En comparant la valeur des deux sortes de punitions, ce fait est je crois d’une grande importance.

Les flagellations, à Sakhaline, sont de différentes espèces et aussi de différents degrés. La plus terrible à voir ou à recevoir est celle par le knout.

Le révérend M. Lansdell dit dans son excellent livre, qu’il a essayé, dans toute la Sibérie, de mettre la main sur un knout et n’a jamais pu en découvrir, pas même dans un musée, sauf quand il eut atteint Nickolaivsk, à l’extrémité même de la côte orientale.

La flagellation avec les verges ou ce que l’on nomme dans les écoles anglaises « birching » est celle qui est la plus habituellement pratiquée dans l’île.

Je n’ai pu découvrir un livre de voyage ou même un roman contenant la description d’un cas de flagellation par le knout dont l’auteur prétende avoir été témoin.

Une telle prétention, d’ailleurs, aurait besoin d’être accompagnée d’une explication spéciale car, on le sait très bien, il n’est permis d’assister à ce genre d’exécution qu’aux fonctionnaires dont c’est le devoir d’y être présents et, le cas échéant, à des prisonniers auxquels on croit utile de montrer ce spectacle.

Les fonctionnaires n’osent pas, les prisonniers ne peuvent pas publier le récit de ce qu’ils ont vu. Il est certain que des voyageurs étrangers seraient les dernières personnes qui pourraient être invitées à de tels spectacles.

Depuis près de vingt ans l’usage du knout a été prohibé dans toute l’étendue de la Sibérie continentale. Ce n’est plus qu’à Sakhaline qu’il est légalement autorisé et jusqu’au moment où je suis venu dans l’île, aucun écrivain de langue anglaise n’y ayant débarqué, toutes les descriptions qui ont pu être faites de ce genre de punition ne l’ont été que par ouï-dire.

Il paraît qu’en 1890, sur environ douze mille convicts qui se trouvaient à Sakhalin, cinq cent quatre-vingt trois furent fouettés d’une façon ou de l’autre. Je ne puis dire combien de fois le knout a été employé pour ces diverses flagellations.

On pourra donc trouver un intérêt spécial à ce fait qu’il m’est arrivé d’assister, comme témoin oculaire, à une flagellation par le knout, avec toutes les circonstances qui l’accompagnent, depuis le commencement jusqu’à la fin. J’ai même pris part à l’une des formalités officielles concernant l’exécution de l’horrible sentence.

Ceci arriva, comme on le verra par la suite, par un concours accidentel de circonstances où personne ne fut à blâmer. Les circonstances furent telles qu’on n’aurait pu les créer à l’avance, même avec beaucoup d’habileté et le gouverneur lui-même put en toute sûreté autoriser ma présence.

Le premier jour de mon arrivée à Sakhalin j’avais assisté à la visite cérémonieuse d’un nouveau fonctionnaire. Celui-ci venait dans l’île pour remplir les fonctions de médecin civil à l’établissement de Korsakoffsk.

Les devoirs incombant à ce fonctionnaire comprenaient la surveillance médicale de la prison, les soins aux prisonniers, à tous les fonctionnaires civils et à leurs familles, comme à toutes les personnes qui pouvaient se trouver dans l’établissement de Korsakoffsk, excepté les officiers et les soldats de la garnison qui avaient leur médecin.

La nouvelle qu’une personne venait de se noyer me fit courir sur la grève et je trouvai là ce Monsieur, le D’A…, essayant de ramener à la vie le noyé qu’on venait de tirer de l’eau. À la question que je lui posai pour savoir où il avait appris la méthode de respiration artificielle que je lui voyais pratiquer, il répondit que c’était la méthode américaine, connue sous le nom de « méthode directe » du professeur Howard et qu’il l’avait apprise à Saint-Pétersbourg. Son étonnement fut immense quand il sut que la personne dont le plaisir paraissait si vif en le voyant ranimer le patient étendu devant nous était l’auteur même de la méthode et, depuis ce jour, à l’hôpital aussi bien que partout ailleurs, le Dr A… me traita avec autant de considération et de respect que si j’avais été le médecin en chef et lui simplement mon aide.

Pour bien des gens qui ont une opinion spéciale sur les médecins de prison russe, le Dr A… aurait été, sur presque tous les points, le sujet d’un grand étonnement. Sa dignité, sa courtoisie, son éducation raffinée faisaient penser que, sans des circonstances accidentelles et que lui seul pouvait connaître, il eût été fait plutôt pour être un célèbre médecin recherché des dames à Moscou ou à Saint-Pétersbourg.

Quand je n’étais pas pris par d’autres soins, c’était en son agréable société que je passais ma matinée.

Un samedi, comme nous sortions, le Dr A… et moi, de l’hôpital plus tôt que de coutume (je ne savais pas pourquoi), j’observai, chose qui ne lui était pas familière, qu’il fronçait les sourcils et marchait les yeux fixés à terre, droit devant lui, paraissant très préoccupé.

D’un ton plaisant, je lui dis : « Mon cher docteur, on dirait que vous pensez à quelque chose que vous avez devant vous ». Il fixa d’un regard comique les deux premiers boutons de son gilet bien rempli, les deux seuls qu’il pût apercevoir et d’un air bon enfant répondit : « Oui, vous avez tout à fait raison. Et ce que j’ai devant moi est plus proche que je ne voudrais. Je dois être au tribunal à onze heures pour examiner un prisonnier. Il a été condamné à recevoir cent coups de knout, le maximum de ce que la loi permet d’infliger. C’est aujourd’hui que cela doit avoir lieu et si je décide qu’il peut supporter le châtiment sans mourir, la sentence sera exécutée presque immédiatement. L’homme me paraît faible et je suis très inquiet à l’idée de prendre une telle responsabilité. En même temps, comme vous le savez, je suis tout nouvellement arrivé, et il pourrait être fâcheux pour moi d’essayer de mettre obstacle à l’exécution d’une sentence prononcée par le tribunal, sauf pour des raisons qui seraient manifestement sans réplique. Et le fait est que je me demandais justement si je ne pourrais tenter d’avoir votre concours en l’espèce. Vous comprenez, vous avez été professeur d’Université, vous êtes l’hôte du gouverneur et votre concours professionnel donnerait du poids à l’opinion que je pourrais exprimer.

« Soit, lui dis-je, mais à une condition formelle, c’est que je serai absolument libre de donner mon avis et de dire ce que je jugerai être la vérité. Pour le reste, vous pouvez absolument compter sur moi. »

Nous nous dirigeâmes donc vers la maison où siégeait le tribunal et, en arrivant dans la salle même, nous trouvâmes le gouverneur déjà présent avec trois autres fonctionnaires.

Je crus bien voir en entrant que mon ami le gouverneur laissait voir un peu de surprise et une vague contrariété à mon apparition. Le docteur vint lui causer à voix basse, puis, se retournant vers moi, me dit, l’air assez embarrassé, qu’il avait expliqué au gouverneur pourquoi il réclamait mon aide et que tout allait bien.

Il ne m’échappa pas toutefois que c’était la première fois que, dans la matinée, nous étions si longtemps sans nous voir, le gouverneur et moi. Ce qui allait se passer était d’un intérêt et d’une importance assez grands pour qu’il eût pu m’en parler, à moins que, tout compte fait, il n’ait préféré que je n’en sache rien.

Tout en comprenant parfaitement son ennui de me voir, l’affaire était pour moi d’un intérêt si exceptionnel, bien que je dusse en souffrir, que je m’étais mis en tête de voir jusqu’au bout, à moins qu’il ne s’y opposât formellement.

Au-dessus du banc des juges, on voyait suspendus les habituels chromos représentant le czar et la czarine. Sauf un siège pour le greffier, il n’y avait de meuble d’aucune sorte dans la salle, le public n’assistant jamais aux jugements.

Quelques minutes s’écoulèrent, puis on entendit un bruit de chaînes, le martèlement d’une marche de soldats : le coupable venait d’entrer dans le bâtiment. Le gouverneur prit place sur le siège élevé qui lui était destiné et l’on découvrit, en enlevant une serge verte qui le cachait, une sorte de surtout d’argent. Cette pièce d’orfèvrerie, comme la masse en d’autres pays, symbolisait la présence royale. Le greffier, également en grand uniforme comme le gouverneur, ayant accompli cette cérémonie, vint avec beaucoup de solennité prendre sa place officielle. Il fit alors un signe, les portes s’ouvrirent et cinq soldats dont deux avaient à la main un revolver chargé, amenèrent le prisonnier. Celui-ci était lié très étroitement, chargé de lourdes chaînes qui le tenaient aux chevilles, aux jambes, à la taille et aux poignets ; une de ces chaînes le liait de chaque côté à un soldat.

Le greffier ayant lu l’acte d’accusation et le verdict, le prisonnier fut dévêtu jusqu’à la ceinture et l’on invita le Dr A… à l’examiner. Nous procédâmes tous deux à cette formalité, séparément, puis de concert.

À la consultation qui suivit, nous eûmes à répondre en dernier lieu à cette question : « L’exécution de la sentence pourrait-elle provoquer une issue fatale ? » Je fus obligé de confirmer l’avis du Dr A…, savoir qu’il n’y avait aucune maladie organique du cœur et des poumons et que le système circulatoire était essentiellement normal. Toutefois, je me refusai formellement à tirer de ce diagnostic une conclusion. Je dis que n’ayant aucune expérience de cette forme de châtiment, je ne pouvais exprimer une opinion raisonnable quant à l’endurance du prisonnier. Il était de mon devoir de laisser entièrement ce soin au jugement plus expérimenté du Dr A… Celui-ci, de son côté, déclara qu’il ne pouvait se prononcer contre la décision du tribunal, n’ayant constaté l’existence d’aucune lésion organique et que, dans ce cas, il serait encore utile que cette lésion fût vérifiée par un autre médecin.

Devant cette décision, le gouverneur confirma la sentence du tribunal et donna l’ordre qu’on l’exécutât. L’affaire fut de nouveau rappelée devant le prisonnier que l’on reconduisit en prison.

J’avais supposé que nous nous dirigerions aussitôt vers le lieu de l’exécution, mais à mon grand soulagement, après avoir levé la séance, le gouverneur m’emmena dans une maison toute proche, celle d’un fonctionnaire militaire. Notre arrivée ne parut causer aucune surprise, car la première chose qui attira mon attention fut le spectacle très inattendu d’une table installée dans le jardin, sur laquelle étaient mis des couverts pour quatre, tandis que la famille de notre hôte ne comportait qu’une seule personne puisqu’il était célibataire.

Notre dîner en plein air ne fut pas tout à fait aussi gai que de coutume et je crois bien que le gouverneur était plus affecté qu’il n’eût voulu le paraître de la tâche qu’il allait avoir à remplir. J’essayai de causer de divers sujets pouvant l’intéresser, mais en me gardant de la plus lointaine allusion au sujet qui nous préoccupait tous.

Comme en sortant de chez notre hôte nous approchions de la prison, il tourna brusquement vers la droite et au lieu d’entrer dans cet édifice, pénétra directement chez lui. Je me pris alors à songer qu’il devenait peut-être urgent que je m’en aille et cesse de l’embarrasser plus longtemps de ma présence. Mais à peine avions-nous franchi le seuil de sa porte qu’on vint dire que le dîner nous annonçait depuis longtemps et Madame S… elle-même nous poussa presque dans la salle à manger. Nous nous mîmes donc à table sans souffler mot, le gouverneur et moi, du dîner que nous venions de prendre.

Quatre heures allaient sonner quand nous finissions et pas un seul mot n’avait encore été prononcé, si ce n’est sur des choses sans importance et qui ne nous intéressaient en aucune façon.

À mon grand soulagement, le Dr A… entra dans la maison et, le voyant marcher un peu au hasard en donnant des marques d’inquiétude, je le rejoignis comme par hasard. Après un échange de politesses, je lui dis que l’heure étant avancée, l’affaire dont nous étions préoccupés avait sans doute été remise. Sa seule réponse fut : « impossible », mot qu’il prononça presque à voix basse.

J’entendis à ce moment remuer dans une chambre voisine où se trouvait le gouverneur, et le bruit de son sabre me fit comprendre qu’il se mettait en grand uniforme. Un instant après je le vis sortir et, sans qu’il ait ouvert la bouche, sauf pour dire : « Khorosho-Pashol » (Allons partons), nous traversâmes tous les trois ensemble la rue et pénétrâmes dans la prison qui se trouvait en face.

Dans la cour, où se tenait une garde militaire massée au centre, juste en face la cellule réservée aux criminels, je vis un grand banc de bois, long et étroit, mais qui paraissait excessivement solide, mesurant environ quatorze pouces de long et dont chaque extrémité était percée de trous. C’était la « kabyla » ou la jument, c’est-à-dire la table pour flagellation.

De la cellule qui se trouvait auprès, deux gardes sortirent, amenant le criminel. Le Dr A… s’approcha et lui ausculta une fois encore la poitrine.

Débarrassé de ses menottes, le prisonnier s’étendit tout de son long sur la kabyla, le visage contre le bois. Au moyen de courroies que l’on fit passer par les trous ménagés à chaque extrémité, il fut attaché solidement par les chevilles, les jambes, la poitrine et les bras, à peu près comme on attache les suppliciés à la Roquette.

À une distance de huit pas environ, en face de la kabyla, du côté de la tête du criminel, se tenaient, échelonnés de droite à gauche, la garde, le gouverneur, le médecin civil et moi. Tout près du coupable, à sa gauche, se tenait un fonctionnaire de rang inférieur, le marqueur, ayant en main un grand carnet. On voyait aux portes et aux fenêtres ouvertes des têtes de prisonniers par groupes, guettant l’apparition de l’exécuteur.

C’est de la même cellule d’où l’on avait extrait le coupable qu’on le vit sortir, une sorte de colosse au visage sévère mais sans méchanceté. Il avait à la main un long fouet à manche court qu’on eût pu prendre à première vue pour un fouet de meneur de bestiaux. Tout en s’avançant, il tirait sur les nœuds du fouet comme pour les durcir, puis il compta trois ou quatre pas, depuis la kabyla, sur la droite, et marqua la distance avec son talon. Avec une précision toute militaire il posa son pied droit d’un mouvement ferme sur la marque qu’il avait faite, et levant la main aussi haut que possible, avec un tournoiement habile du poignet, il fit aller et venir le fouet qui claquait sec comme un coup de fusil. Bougeant un peu le pied, il répéta ces gestes deux ou trois fois. Il mesurait tout simplement la portée et la force de ses coups.

Puis, reprenant sa première position, l’exécuteur se tint immobile, le fouet levé, comme un aigle qui va fondre sur sa proie. Tout à fait sûr de lui maintenant, il eut un coup d’œil rapide et impatient vers le gouverneur qui, accoutumé au signal, donna d’une voix grave l’ordre attendu. Du moins, je sais qu’il commençait à le donner, mais avant que le mot soit sorti de sa bouche, le bruit de sa voix fut couvert par les cris du condamné. C’est à peine si j’entendis l’exécuteur disant à voix haute et nette : « Numéro Un ! » et celle du marqueur répétant ce chiffre en l’inscrivant. Je compris très vite le pourquoi de ce qui ne m’avait semblé tout d’abord qu’une simple ostentation alors que l’exécuteur faisait claquer son fouet. Car, une fois parti, celui-ci décocha des coups solides, rythmés et précis comme si son bras avait été l’infatigable piston d’une machine à vapeur. Telle était la précision de ses coups qu’après le cinquième il y avait exactement quinze lignes sur les fesses, aussi régulières que si elles avaient été tracées avec un morceau de craie. Leur violence chassait si bien le sang de la surface que même avec de la craie, les lignes n’auraient pas été plus blanches. Par son habile tournoiement du poignet, les coups étaient appliqués avec une force si soigneusement graduée qu’à la fin de la première série la partie déjà attaquée avait l’air d’être recouverte d’une feuille de papier blanc. On ne voyait pas une goutte de sang.

Jusqu’au vingt-cinquième coup environ, le prisonnier fit des efforts si violents pour se débattre et pour crier qu’il semblait devoir mourir autant par la suffocation que par la flagellation elle-même. Puis, ce fut un silence de mort.

Le seconde partie commença quand le sang se mit à couler, ce qui se produisit plus abondamment à chaque coup et la victime parut en être ranimée. Ce fut là, au point de vue du spectacle, ce qu’il y eut de plus horrible dans le châtiment, bien que pour la victime ce fût une diminution de souffrance. À chaque coup, les trois lanières au bout du knout, comme les serres et le bec d’un vautour, enlevaient des fragments de chair sanglante qui volaient de tous les côtés. Pour les éviter, les fonctionnaires qui étaient en uniformes blancs, et moi, nous dûmes nous reculer de plus en plus jusqu’à une distance considérable. Après que la peau du côté attaqué eut été complètement détachée, les cris du pauvre diable avaient fait place à de sourds gémissements et à des sanglots. Une sorte d’excavation, un trou ayant la largeur et la profondeur d’une assiette à soupe, s’était creusé dans la chair et remplie de sang qui débordait sur les bords de la kabyla ; la force des coups s’en trouvait considérablement amortie. Plus le trou s’agrandissait, moins vive était la douleur.

Enfin, après un temps qui m’avait semblé d’une incroyable longueur, le marqueur, tout d’une voix, cria : « Cinquante ! » Le gouverneur dit : « Halte ! »

Alors, le Dr A… s’avança vers le prisonnier, l’examina quelques instants, lui tâtant le pouls et, revenant vers le gouverneur, lui fit un bref rapport verbal sur l’état du condamné. Après une pause d’environ cinq minutes, l’exécuteur et le marqueur changèrent de côté, comme le font des joueurs au cricket.

De nouveau, l’exécuteur reprit sa posture du début. De nouveau, l’ordre fut donné et avec les mêmes cris et les mêmes appels désespérés de la part du coupable, avec le même rythme mécanique, persistant, inlassable de la part de celui qui frappait, la scène se continua jusqu’au moment où, à mon immense soulagement, soulagement qui, j’en ai la certitude, fut partagé par tous aussi bien que par le coupable lui-même, le marqueur cria le mot magique et bienvenu : « Quatre-vingt-dix-neuf ! » C’était la fin ; le centième coup est toujours omis en signe de mansuétude impériale.

Quand on délia le malheureux, il respirait encore ; on le transporta, tout pantelant, à l’hôpital. La kabyla fut nettoyée à grands seaux d’eau et, pendant ce temps je pris, pour l’examiner, le knout ensanglanté. La principale courroie était de cuir très épais, formant un nœud à la longueur de huit pieds à partir du manche et s’y divisant alors en trois lanières plus courtes. Celles-ci avaient environ trois pieds de long, terminées à l’extrémité non par des pointes en acier comme je l’ai vu souvent assurer à tort, mais par des nœuds si petits et si durs que cela revenait presque au même. Quand je tins ce knout en mains, les courroies étaient presque recouvertes de caillots de sang et de petits morceaux de chair collés au cuir. C’était écœurant et horrible.



  1. Benjamin Howard, N.-A., M.-B., F. R. C. S. E. Prisoners of Russia. A personal study of convict life in Sakhalin and Siberia, Ch. XI, p. 180 et sq.