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La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/05

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 81-94).

Dans l’île de Sakhaline



B ien qu’il y ait cinq ans et plus que l’exil dans les affreux déserts de la Sibérie soit un châtiment rayé du Code pénal russe, tout le monde croit encore que les coupables d’un délit quelconque contre le Czar sont déportés et vont terminer leurs jours dans la solitude et le désespoir au milieu des froides et lugubres steppes. Demandez à un Russe si ses condamnés sont exilés, il s’écriera avec indignation que les temps de l’ancienne barbarie sont passés et que le prisonnier russe est bien traité, à peine un peu moins bien que la racaille de New-York qui expie ses fautes en jouant aux cartes, en éditant un journal dans la joyeuse et saine prison de Sing Sing. Du moins, c’est ce qu’un Russe de bonne éducation disait encore il y a quelques mois. Cette attitude a changé. Si l’on parle maintenant des condamnés au bagne, le Moscovite, terrifié à la pensée que ses remarques pourraient être entendues par l’un des innombrables espions au service du gouvernement, détourne la conversation. S’il est forcé de répondre, il se contentera de murmurer que « cela l’ennuie au dernier point ». Et tout cela vient de ce qu’un livre récent a été publié, entièrement consacré à l’établissement pénal de Sakhaline, par un nommé Doroshevitch, qui passa plusieurs mois dans cette île, étudiant les châtiments ordonnés par le code russe et la brutalité féroce de ceux qui ont la surveillance et la garde des prisonniers. Ce livre, on ne sait pourquoi, échappa à la vigilance du censeur, mais quand on se fut aperçu de son importance et des accusations terribles qu’il portait contre les fonctionnaires du tsar, on fit d’incroyables efforts pour le supprimer et ce fut un crime de faire une simple allusion à l’existence du bagne de Sakhaline.

La peine capitale n’est pas reconnue de nos jours en Russie. Celui qui s’est rendu coupable d’un meurtre est déporté dans l’île de Sakhaline. Il y devient, avec ses congénères, la proie des démons qui gouvernent là sans contrôle.

Sakhaline, nos lecteurs le savent, est une île assez vaste, située dans la mer d’Okotsk, au nord du Japon. Son climat est d’une extrême rigueur, le sol est gelé et couvert de neige jusqu’à la fin du mois de mai. Les bords de cette île sont assez élevés, formés de collines couvertes d’une végétation dense, mais l’intérieur n’est qu’un vaste marais connu sous le nom de Tigre. Les malheureux forçats ne craignent cependant pas de s’y aventurer en s’échappant du bagne, préférant y périr engloutis dans les boues mouvantes que d’attendre au milieu de lentes et cruelles tortures la mort libératrice.

Les forçats sont transportés dans l’île sur des vaisseaux qui partent d’Odessa, soit au printemps, soit à l’automne, et les amènent à destination après un voyage qui dure au moins deux mois. Chacun de ces navires transporte plusieurs milliers de prisonniers, entassés dans des cages de fer, au mépris de la plus élémentaire hygiène et de la plus simple décence.

À leur débarquement dans l’île, le sort des forçats dépend du fait qu’ils ont ou n’ont pas été accompagnés volontairement par leurs femmes. Si le forçat a sa femme avec lui, on lui permet de consacrer les deux premières années de son exil à se faire un foyer dans la colonie. On ne lui demande aucun travail et la seule obligation qui lui est imposée est de se présenter, à des dates fixées d’avance, devant les autorités. À l’expiration de ces deux ans, il est supposé s’être créé un asile personnel en défrichant la jungle. Alors on réclame ses services et il doit travailler chaque jour un certain nombre d’heures pour le compte du gouvernement.

Si le prisonnier n’a pas de femme avec lui, on le jette dans une prison horrible et on l’y garde pendant deux ans. Comme la majorité des condamnés sont dans ce cas, nous décrirons la vie quotidienne qui est la leur. On peut dire qu’elle commence le soir puisque c’est à ce moment que tous les prisonniers sont rassemblés et qu’on fixe à chacun la besogne pour le jour qui va suivre. Ceci fait, les gardiens-chefs font leur rapport au gouverneur et les condamnés signalés sont appelés. Il est inutile de dire que la parole d’un forçat n’est jamais prise en considération et qu’on ne lui permet de se défendre d’aucune façon. Tout gardien a donc le pouvoir de se venger à sa guise des griefs qu’il peut avoir contre l’un de ces malheureux. J’ai sous les yeux le récit d’un forçat relatant qu’il fut condamné à dix ans de servitude pénale et cela sans jugement, par le gouverneur lui-même, pour avoir répondu à son gardien ! Les prières qui suivent le prononcer des sentences sont dites en plein air dans la cour, puis on compte les prisonniers et on les enferme dans leurs cellules pour la nuit. Notons que les prisons sont dans un état de malpropreté si incroyable et infestées à un tel point par la vermine que M. Doroshevitch était obligé de brûler ses vêtements après chacune de ses visites dans les geôles.

À cinq heures du matin, été comme hiver, les forçats sont massés dans la cour, sous le vent glacé qui les transperce, presque tous étant vêtus de haillons sordides. L’appel terminé, les prisonniers sont formés en carré autour du triangle, de ce que les Russes nomment la jument. C’est sur cet appareil que sont juchés les prisonniers n’ayant pas été capables de terminer leur besogne de la veille ou ceux qui ont été signalés par les gardiens comme coupables d’un méfait quelconque. L’exécuteur, souvent c’est un forçat mais le plus souvent un gardien sanguinaire, s’avance tenant en main un terrible knout, un fouet aux lanières de cuir dur comme de l’acier, noir du sang des milliers de victimes sur le dos desquelles il s’est abattu. En présence de leurs compagnons d’infortune, on les fouette d’une façon terrible jusqu’à ce que des flots de sang découlent de leur dos et qu’ils s’évanouissent sous l’empire de la douleur. On frotte alors leurs plaies à vif avec de la neige ; on introduit de force entre leurs dents serrées quelques gouttes de vodki pour les ranimer tant bien que mal. Ils sont ensuite contraints de travailler comme si rien ne s’était passé. S’il arrivait qu’un prisonnier périsse sous les coups, son décès serait inscrit sur les registres de la prison comme dû à l’épuisement causé par le climat. Le gouverneur sait qu’aucun forçat ne peut le contredire.

Ainsi encouragés par la vue de ce châtiment sauvage, les condamnés sont envoyés à leurs besognes respectives jusqu’au soir, quelques moments de repos seulement étant accordés au milieu de la journée pour leur permettre de prendre leur maigre pitance.

Si cruel que soit ce traitement, c’est encore l’un des plus humains en usage dans l’île. Nous n’avons qu’à jeter un coup d’œil dans la prison spéciale où sont envoyés les hommes sur un simple caprice du gouverneur. Le gouvernement russe, il est vrai, a édicté des lois réglant les punitions qu’on doit infliger aux forçats réfractaires, mais ces lois sont lettre morte pour les autorités de Sakhaline qui savent que le bruit de leurs exploits ne peut parvenir à l’oreille de personne. Ils avaient compté sans la publication du livre de M. Doroshevitch et ne songent plus qu’à essayer de faire dire aux prisonniers qu’ils n’ont aucun motif de se plaindre.

C’est dans la prison dont nous parlons qu’on enferme les hommes accusés d’avoir commis de graves infractions aux règlements. Les uns sont chargés de lourdes chaînes de fer qui font de chaque mouvement un supplice ; d’autres sont attachés à des blocs de bois. Il en est enfin qui subissent une torture particulièrement barbare inventée par les démons de Sakhaline. On les enchaîne à une lourde brouette pesant au moins quatre-vingts livres, et les malheureux doivent traîner cette charrette partout où ils vont et cela pendant trois ou quatre ans. On ne les délivre même pas pour la nuit. L’homme le plus déterminé ne peut résister à une pareille torture. C’est une chose si terrible, le prisonnier ne pouvant goûter un seul instant de véritable repos, que les malheureux condamnées à la brouette font d’incroyables efforts pour s’en délivrer. Au risque de se briser les chevilles, ils réussissent parfois à rompre les solides anneaux rivés à leurs pieds pour goûter, au prix de souffrances indicibles, quelques heures de repos. Ils savent qu’ils seront flagellés le lendemain ; ils savent qu’on rivera de nouveau leurs chaînes à leurs membres enflés, mais la perspective d’un moment de répit le leur fait oublier.

Cette prison n’est jamais aérée, jamais nettoyée. Les forçats dont le dos est écorché par le knout et les membres saignants et mis à vif par les chaînes sont atteints par la gangrène et l’empoisonnement du sang.

En différents endroits de l’île on trouve de petites prisons confiées aux soins de fonctionnaires subalternes qui tâchent de rivaliser de brutalité avec leurs supérieurs dans la conduite des malheureux qui leur sont livrés. L’île possède des hôpitaux. Peut-être pensera-t-on que la pitié, du moins, a dû se réfugier dans le cœur des médecins qui les dirigent. Il n’en est rien. Pour eux la vie d’un forçat n’a pas plus de valeur que celle d’un chien.

Il y a peu de temps, un de ces malheureux, en déchargeant un vaisseau porteur de provisions, eut




le crâne ouvert, la cervelle mise à nu. On le transporta à l’hôpital le plus proche. Le médecin qui le vit avoua qu’il était dans une situation très critique et réclamait des soins immédiats, mais refusa de s’en occuper parce qu’il appartenait à un dépôt éloigné de dix milles. « Je ne veux pas, dit-il, être importuné avec les malades de X… » On mit donc le malheureux sur une planche qu’on traîna sur la neige glacée jusqu’à l’hôpital de son dépôt. Bien entendu, quand on arriva, il était mort. Quand le médecin qui avait refusé de le recevoir apprit le décès, il se contenta de dire : « Pourquoi ce cochon n’appartenait-il pas à mon dépôt ! »

Des femmes sont également envoyées à Sakhaline. On les traite d’une autre façon que les hommes, mais il nous serait impossible de décrire en détail les indignités auxquelles elles sont exposées. Disons seulement que l’on s’efforce de détruire en elles le plus simple sentiment de pudeur. Suivant une coutume en vigueur dans ce bagne, la moitié des femmes condamnées qui arrivent, sont retenues comme concubines pour les fonctionnaires. Les autres sont données aux forçats qui se sentent disposés à coloniser et à échapper de cette façon à l’horrible vie de la prison. Supposons l’un de ces hommes désireux de sortir, s’il n’est pas du nombre de ceux que le gouverneur se fait une joie de fouetter et de charger de chaînes, il s’adresse au tyran lui-même, ajoutant à sa requête l’argent qu’il a pu obtenir de ses amis. On lui répond alors qu’il peut commencer sa vie de colon et pour préserver ses mœurs (!) on prend au hasard une femme parmi les prisonnières et on la lui livre comme maîtresse. Celle-ci vient-elle à mourir, il n’a qu’à en prévenir le gouverneur et on lui en donne une autre. Que la malheureuse soit mariée, qu’elle ait des enfants qui attendent sa libération et son retour, cela n’inquiète ni le gouverneur, ni ses favoris. Elle est femme, elle est condamnée ; cela suffit. Elle doit obéir. Faut-il s’étonner dans ce cas que la mortalité des prisonnières à Sakhaline soit effrayante !

Il n’y a pas très longtemps encore, les gouverneurs de Sakhaline étaient investis du pouvoir de tenir un tribunal et de condamner à mort ceux qui s’étaient mutinés contre leurs gardiens. Les jugements de ce genre étaient si fréquents qu’on fit une enquête et l’on découvrit que les galériens commettaient délibérément des délits passibles de la peine capitale dans le seul but d’échapper par la mort aux féroces traitements dont ils étaient victimes. Quel fut le résultat de cette enquête ? Le code de la prison fût-il adouci ? Contraignit-on les autorités à renoncer à leur système de tortures illégales ? En aucune façon. On inventa, avec une ingéniosité sans pareille, des méthodes nouvelles pour rendre l’existence intolérable à ceux qui essayaient de se révolter.

Voici un exemple de la façon dont les gouverneurs comprennent leurs fonctions :

Le gouverneur L.... un jour que les gardiens ne lui avaient signalé aucun prisonnier à punir, se montra très désappointé, car il avait la bonne habitude de faire donner chaque matin le knout à trente ou quarante galériens. Il se mit à rôder parmi les travailleurs et remarquant une légère déchirure au vêtement de l’un d’entre eux, il le héla brutalement : « Ici, cria-t-il, coquin. Qu’est-ce que vous avez fait ? On dirait que votre veste est déchirée ? »

— Oui, votre Excellence.

— Eh ! bien. Comment l’avez-vous déchirée ?

— En travaillant, votre Excellence.

— Et vous vous imaginez que je vais croire cela ? Vous ne travaillez jamais. Chien ! Brute ! Pourceau ! Pourquoi ne pas l’avoir raccommodée ?

— je n’avais pas ce qu’il fallait, Excellence.

— Hein ? Quoi ! Coupez un morceau de votre peau, cochon, et bouchez le trou de votre habit. Est-ce que vous m’entendez ? Je vais vous faire attacher et mettre en pièces. Ici, l’exécuteur, attachez-moi cette crapule sur la jument et fouaillez-le jusqu’à ce qu’il n’ait plus de peau depuis la ceinture jusqu’au cou !

L’ignoble brute resta pour assister à la torture de sa victime et, comme le malheureux galérien gémissait à fendre l’âme et osait émettre une plainte, il augmenta la peine prononcée : — Fouettez-le maintenant, dit-il, depuis les genoux jusqu’aux reins. Je lui apprendrai à murmurer !

Le galérien mourut sous les coups. Ce n’était plus qu’une masse sanglante quand on l’emporta. Son décès fut inscrit sur les registres de la prison avec la mention : succombé au climat.

Voici un autre exemple :

Ivan Ivanovitch se trouva un matin dans l’incapacité absolue de se lever pour aller au travail. C’était un colon, vivant en ménage avec Anna, la femme d’un noble qui s’était laissée aller un jour à commettre un crime et s’était vu déporter à Sakhaline. Elle vint au bureau dire que son « mari » était trop malade pour faire ses heures de travail et demanda la visite du médecin. Ce matin-là le gouverneur était d’humeur méchante, la liste des prisonniers à fouetter était courte. Il répondit qu’il irait lui-même, ce qu’il fit aussitôt, escorté d’un groupe de forçats. Entrant dans la hutte il cria : « Ivan, canaille, sortez ! » Pour obéir au maître, Ivan se traîna comme il put et sortit, tremblant sur ses jambes. « Vous voyez ! s’écria le gouverneur, Ivan veut fainéanter aujourd’hui. Il peut marcher, donc il peut travailler. Anna a menti. Déshabillez-les et liez-les à cet arbre. »

Quand ce fut fait, il se mit à hurler : « Exécuteur ! je vous ai dit de les déshabiller, vous ne l’avez fait qu’à moitié ».

On leur enleva donc tous leurs vêtements et on les suspendit, liés par les mains, nus comme des vers, à une grosse branche.

— Maintenant fouettez-les tous les deux !

L’exécuteur commença, mais ses efforts n’eurent pas le don de plaire au gouverneur qui lui arracha le knout des mains, lui en donna deux ou trois coups pour le punir de sa mollesse et se mit à fouetter avec rage les deux corps palpitants, éjaculant de grossières injures et de honteuses plaisanteries quand il frappait quelque endroit non encore flagellé. « Voilà, pourceaux, cria-t-il, quand il se sentit enfin exténué par sa hideuse besogne et que ses deux victimes furent couvertes de sang, ceci vous apprendra à essayer de me tromper ! » Et il partit, les laissant là, toujours liés à l’arbre, nus et sanglants sur la neige. Ce ne fut que plusieurs heures après qu’il ordonna d’aller les détacher. Comme on pouvait s’y attendre, l’homme succomba au climat, mais la femme revint à la santé. Comme sa libération était prochaine, le gouverneur se souvint un beau jour de la petite scène devant la hutte. Il s’effraya ; rien d’improbable, en effet, à ce qu’on crût à la parole d’une dame noble si elle venait à divulguer son crime. Il ordonna donc de la faire passer sous le knout, fit répéter cette torture plusieurs jours et ne s’arrêta que lorsqu’elle eut succombé, elle aussi, au climat, pour la plus grande tranquillité de son bourreau.