La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/1.II

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Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 6-23).


CHAPITRE II.

De l’intolérance en Grèce.


Les plus anciennes civilisations dont le souvenir soit venu jusqu’à nous reposent sur le principe de l’intolérance. L’Inde et l’Égypte sont des pays de castes où tout était enchaîné dans une hiérarchie inflexible. Les prêtres y gardaient dans l’ombre du sanctuaire le secret du dogme, ne livrant à la foule que des superstitions grossières. Instruits, mais pour eux seuls, ils se gardaient de propager des lumières qui, concentrées en leurs mains, assuraient leur autorité. Toute leur action au dehors se bornait à renfermer chaque homme dans sa classe, chaque classe dans sa fonction propre, et l’État dans la routine. Qui pourrait dire si ces prêtres avaient foi dans leurs dogmes, ou s’ils obéissaient seulement à la politique de leur race et de leur secte ? Il semble que, durant ces âges reculés, les hommes ne se rendaient pleinement compte ni de leurs idées ni de leurs sentiments, et que, dans cette longue suite de mages et de pontifes dont les noms demeurent inconnus et dont la politique fut immuable, les uns usèrent de la religion sans y croire, les autres l’imposèrent en y croyant, la plupart ne distinguèrent pas entre les intérêts de la vérité et ceux de leur caste, et obéirent à la routine sans la juger, ou même sans la comprendre. Il y avait, entre l’Inde et l’Égypte, un peuple confiné dans un étroit territoire, pauvre, sans commerce, sans industrie, sans gloire militaire, peu versé dans les sciences, ou réelles ou imaginaires, qui formaient ailleurs le prestige des castes hiératiques, destiné cependant à transformer le monde, et à l’occuper d’âge en âge, de son histoire, de sa civilisation et surtout de ses dogmes : c’était le peuple juif, le seul peut-être de tous les peuples pour qui l’intolérance fût un principe vital. Sa théologie était très-simple, puisqu’elle ne comprenait que le dogme de l’unité de Dieu, celui de la création, celui de la chute, avec la promesse d’un Messie. Son histoire, sans obscurité, sans lacune, remontait, selon la prétention de ses historiens, jusqu’aux premiers jours de l’humanité ; Dieu même avait dicté la loi, fondé le sacerdoce et l’empire. Il n’y avait ni place pour la dispute, ni distinction possible entre la politique et la religion. Un tel peuple ne pouvait qu’être impuissant et méprisé jusqu’à ce qu’il fît, par la religion, la conquête du monde.

Le mouvement, la liberté, la philosophie, dans l’antiquité, c’était la Grèce. Pendant près de mille ans, l’histoire de la Grèce est l’histoire du monde. Là la philosophie naît avec Pythagore ; elle s’épure avec Platon ; elle s’étend, elle se fortifie avec Aristote ; elle devient, avec le stoïcisme, la maîtresse et la régulatrice des mœurs. Eschyle éteint fait place à Sophocle. Chaque siècle apporte à l’art une nouvelle forme, une nouvelle idée à la science. Rien ne ressemble moins à la mystérieuse immobilité de l’Égypte et de l’Inde que ce peuple plein de mouvement et de contrastes, divisé en nombreux États, agité par des révolutions perpétuelles, créant chaque jour des constitutions pour les déchirer le lendemain, traitant la réalité comme des esprits curieux et légers traitent la théorie, vivant à l’armée ou sur la place publique, connaissant à peine la vie intérieure et laissant le travail aux esclaves, multipliant les dieux et les légendes théologiques suivant la fantaisie de ses poètes et les intérêts de ses prêtres, superstitieux sans être crédule, tour à tour fanatique ou sceptique, tantôt permettant aux sophistes de mettre tout en question jusqu’à l’existence des dieux, et tantôt livrant Socrate aux rancunes sacerdotales.

Cependant la Grèce a beau être libre dans son esprit, et dans la plupart de ses constitutions ; elle a beau être le berceau, le génie, la langue de la philosophie, elle débuta dans la philosophie, comme tous les peuples, par la religion. Ses premiers poètes, qu’on appelle aussi les théologiens, recueillirent pendant les temps antéhistoriques et transmirent à leurs successeurs un ensemble confus de légendes qui a reçu des anciens eux-mêmes le nom de mythologie. Les plus illustres parmi ces poètes sont Orphée, Musée, Homère, Hésiode, auxquels il faut peut-être ajouter deux écrivains beaucoup plus récents, Épiménide de Crète et Simonide de Céos. On conjecture qu’Orphée florissait 1250 ans avant J.-C., deux siècles et demi avant Homère. Il est impossible d’expliquer comment ces poèmes, remplis de fictions incohérentes, devinrent les livres sacrés de la religion grecque ; ce qui est certain, c’est que, dès l’origine de l’histoire, on trouve en Grèce une religion nationale, des temples, des collèges de prêtres, des oracles, et une théogonie fondée sur les poèmes d’Orphée, d’Homère et d’Hésiode. On trouve, dès la même époque, la Grèce partagée entre une minorité éclairée et à demi incrédule, et la foule ignorante et superstitieuse ; c’est dire qu’on y trouve aussi l’intolérance.

À l’origine de toutes les civilisations, les monuments des vieux âges nous montrent des prêtres à côté ou au-dessus des rois. En Grèce, où toutes les institutions étaient mobiles, les prêtres, secondés par les politiques et abusant de la superstition populaire, avaient presque seuls une organisation stable. Ils employaient, pour se maintenir, le plaisir et la terreur, les fêtes et les menaces. Toutes les cérémonies nationales étaient inventées, réglées, présidées par eux. L’État, soit confiance ou habileté, suivant les temps et suivant les hommes, ne décidait rien sans les consulter, et les particuliers, comme l’État, les interrogeaient sur les événements à venir, sur les décisions à prendre, et les acceptaient pour intermédiaires entre ce monde et le monde invisible. Fidèles au génie du sacerdoce, ils s’entouraient de mystères : mystères dans les dogmes, mystères dans les cérémonies. Ils avaient obtenu ou inspiré des lois terribles contre le sacrilège, et, dernière force contre la mobilité du génie national, ils avaient arraché à la superstition, à la peur, à la vanité, de grandes richesses, de vastes territoires. Ils tenaient les États et les hommes par tous les liens. La mythologie n’était pas partout une religion riante et indulgente ; Mars, Pluton, les Furies avaient leurs temples à côté de ceux d’Apollon. Aux fêtes décentes et majestueuses des panathénées succédaient les orgies des bacchantes et les impurs mystères de Cybèle, d’Artémis et d’Aphrodite. Épiménide de Crète offrit dans Athènes même, et du vivant de Solon, un sacrifice humain ; deux amis, dont l’histoire a gardé les noms, Cratinos et Aristodemos, s’offrirent d’eux-mêmes au couteau. Des lois sévères punissaient la violation des jours fériés. Pour avoir tué un oiseau consacré à Esculape, un citoyen fut mis à mort. Un enfant paya de sa vie le malheur d’avoir ramassé une feuille d’or tombée de la couronne de Diane. On poursuivit, on condamna pour cause d’impiété des hommes considérables par leurs services ou par leur génie, Eschyle, Anaxagore, Diagoras de Mélos, Protagoras. Socrate n’est que la plus illustre victime de l’intolérance en Grèce. Un grand philosophe de nos jours déclare qu’il a été légalement condamné[1].

Ce qui est particulier aux Grecs, c’est d’abord que leurs prêtres formaient des collèges séparés, et ne constituaient pas un corps unique sous l’autorité d’un souverain pontife, et ensuite que, même dans la foule, une sorte d’incrédulité, une habitude de raillerie coexistaient avec la superstition. Le peuple condamnait Socrate, et Aristophane y poussait : cependant ce même Aristophane prenait de grandes libertés avec les dieux, à la joie et aux applaudissements de toute la Grèce. Cette histoire semble pétrie de contradictions. Peut-on s’en étonner d’un tel peuple, variable en tout, fidèle seulement à son amour pour les arts, où chaque ville formait un État séparé, où chaque État se composait de minorités très-éclairées et très-instruites, et d’une foule très-ignorante, à la fois légère et superstitieuse, et qui, obéissant à des démagogues, portait capricieusement la force tantôt aux philosophes et tantôt aux prêtres ? Les minorités mêmes n’étaient incrédules qu’à moitié, et la contradiction se retrouvait jusque dans l’âme des philosophes. Les plus anciens d’entre eux, ceux qui avaient succédé immédiatement aux théologiens, n’échappèrent pas au respect que les fables inspiraient à leurs contemporains, et ne pouvant les nier, ne le voulant pas, tentèrent de les interpréter pour les mettre d’accord avec leurs propres doctrines. « Plusieurs pensent, dit Aristote[2], que, dès la plus haute antiquité, les premiers théologiens ont eu la même opinion que Thalès sur la nature ; car ils avaient fait l’Océan et Téthys auteurs de tous les phénomènes de ce monde, et ils montrent les dieux jurant par l’eau que les poètes appellent le Styx. Or, on ne doit jurer que par ce qu’il y a de plus saint, et ce qu’il y a de plus saint est nécessairement ce qu’il y a de plus ancien. » On voit par ce passage qu’Aristote lui-même, tout en rejetant la fable, la regarde comme l’expression un peu grossière d’une doctrine. Ce qu’il ajoute aussitôt après n’est nullement contradictoire, et ne fait que montrer la justesse et la modération de son esprit : « Y a-t-il réellement un système de la nature dans cette vieille et antique opinion, dit-il ? C’est ce dont on pourrait douter. » Le doute ne porte que sur cette interprétation particulière. Par cette hésitation et cette mesure, il se sépare très-profondément des pythagoriciens qui confondaient toute la mythologie avec les mystères, et n’étaient pas très-éloignés de confondre les mystères avec la théologie. Il s’exprime ainsi dans le douzième livre de la Métaphysique[3] : « Une tradition venue de l’antiquité la plus reculée, et transmise à la postérité sous l’enveloppe de la fable, nous apprend que les astres sont des dieux et que la divinité embrasse toute la nature. Tout le reste sont des mythes ajoutés pour persuader le vulgaire dans l’intérêt des lois et pour l’utilité commune. Ainsi on a donné aux dieux des formes humaines, et même on les a représentés sous la figure de certains animaux, et on a composé d’autres fables de même genre. Mais si on en dégage le principe pour le considérer seul, savoir, que les premières essences sont des dieux, on pense que ce sont là des doctrines vraiment divines ; et que peut-être, les arts et la philosophie ayant été plusieurs fois trouvés et perdus, ces opinions ont été conservées jusqu’à notre âge comme des débris de l’ancienne sagesse. C’est dans ces limites seulement que nous admettons ces croyances de nos ancêtres et des premiers âges. » Ces paroles sont d’un esprit très-ferme et très-pénétrant. Elles montrent qu’Aristote pensait de la mythologie à peu près ce que nous en pensons nous-mêmes. Il laisse pourtant percer, jusque dans cette négation formelle, un certain respect, un penchant pour l’interprétation, pour le symbolisme. Dans les chapitres assez nombreux où il expose les opinions de ses devanciers avant de donner la sienne, il cite les théologiens aussi souvent que les pythagoriciens ou les Éléates ; il les cite en les interprétant, mais en les respectant : φιλόμυθος ὁ φιλόσοφος πῶς ἐστιν, dit-il[4]. « L’ami de la philosophie est aussi celui des mythes. » Aristote est l’esprit le plus net et le plus ferme que la Grèce ait produit. Sa doctrine sur la religion a beaucoup d’analogie avec celle de Platon qui fut son maître ; cependant Platon reste beaucoup plus religieux, plus pythagoricien, plus grec. Il nie autant qu’Aristote, et il croit davantage. Cette opposition, dans un si grand esprit, d’une pensée très-sûre d’elle-même et d’une sorte de crédulité, mérite bien qu’on s’y arrête, car c’est un fait très-considérable dans ce qu’on pourrait appeler l’histoire psychologique des religions.

Voici d’abord un passage qui rappelle très-exactement la doctrine du passage d’Aristote que nous venons de citer. « Quant aux autres démons, dit Platon dans le Timée[5], il est au-dessus de notre pouvoir de connaître et d’expliquer leur génération ; il faut s’en rapporter aux récits des anciens, qui, étant descendus des dieux, comme ils le disent, connaissent sans doute leurs ancêtres. On ne saurait refuser d’ajouter foi aux enfants des dieux, quoique leurs récits ne soient pas appuyés sur des raisons vraisemblables ou certaines ; et puisqu’ils prétendent raconter l’histoire de leur propre famille, nous devons nous soumettre à la loi et les croire. »

Platon a consacré deux livres de la République à faire ressortir l’absurdité et le danger des récits mythologiques, qui proposent à l’adoration des hommes un Jupiter parricide, une Junon impudique[6], qui transforment les dieux en enchanteurs toujours occupés à nous tendre des pièges, comme si la divinité pouvait mentir, et à changer de figure, comme si la divinité n’était pas parfaite, ou que la perfection pût se modifier sans déchoir[7]. Il déclare en termes formels qu’il n’y a rien de vrai dans ces fables[8]. C’est empoisonner la source de la morale que de représenter les malheurs des hommes et jusqu’à leurs crimes comme étant l’ouvrage des dieux, et de dire avec Eschyle[9] :

Quand Dieu veut la ruine d’une famille,
Il fait naître l’occasion de la punir ;

et c’est affranchir les méchants du frein de la terreur, c’est désarmer la justice des dieux que d’admettre qu’on peut la fléchir par des sacrifices, des prières et des offrandes[10]. « Je profiterai, dit-il, du fruit de l’injustice, et en faisant une part aux dieux sur mes bénéfices, j’échapperai à leur vengeance ? C’est comme si l’on disait que les loups donnent aux chiens une petite partie de leur proie, et que les chiens, gagnés par cette largesse, leur abandonnent le troupeau pour le ravager impunément[11]

De ces citations, qu’il serait facile de multiplier, on peut conclure que Platon, ainsi qu’Aristote, et avant lui, regardait la mythologie comme une première tentative d’explication philosophique de la nature ; qu’il ne s’exagérait pas la valeur de ces hypothèses, inspirées par le besoin de croire en l’absence de tout élément scientifique, rêves brillants et inconsistants de l’enfance de l’humanité ; et enfin qu’il appréciait à leur juste valeur les fables dans lesquelles était enveloppée la doctrine des anciens poètes, à l’insu des poëtes eux-mêmes.

Voici maintenant, après le Platon clairvoyant et résolu, le Platon à demi superstitieux et crédule.

On ne saurait douter que ce même philosophe, qui repoussait avec indignation les récits mensongers des poëtes[12], qui déclarait expressément qu’il faut tout accepter ou tout rejeter dans la mythologie[13], et qui reprochait aux prêtres de vendre les bienfaits[14] et l’indulgence des dieux[15], se laissait souvent entraîner au delà des limites de la philosophie par un certain attrait pour le merveilleux et le surnaturel dont son âme poétique et religieuse ne put jamais se défendre. Rappelons-nous ce qu’il dit de Socrate ; nous n’insisterons pas sur le démon familier, qu’on peut interpréter diversement[16] ; mais quand Alcibiade raconte, dans le Banquet, que Socrate resta un jour et une nuit immobile à la même place, et qu’il se retira à l’aurore après avoir fait sa prière au soleil[17] ; quand Socrate lui-même, dans l’Apologie (c’est-à-dire Platon par la bouche de Socrate), donne une importance sérieuse à l’oracle qui l’a proclamé le plus sage des hommes[18] ; quand il déclare qu’il s’abandonne avec confiance à ses juges et au dieu de Delphes[19] ; quand il affirme qu’il ne mourra pas avant trois jours, parce qu’une femme le lui a révélé en songe[20] ; quand, pour obéir à un autre songe, il compose en prison un hymne en l’honneur d’Apollon[21] ; quand il demande à l’esclave des Onze s’il est permis de faire une libation avec la ciguë[22] ; quand il se réveille au dernier moment de son agonie pour dire à Criton : « Nous devons un coq à Esculape, n’oublie pas d’acquitter cette dette[23] : » est-il possible de ne pas voir que Socrate n’a pas absolument secoué le joug, et qu’il lui reste quelque chose des préjugés religieux de son éducation ? Platon, dans le Ménexène, parle ainsi de l’Attique : « Pays chéri du ciel : témoin la querelle et le jugement des dieux, qui s’en disputaient la possession[24]. » Dans le premier Alcibiade, il jure par le Dieu qui préside à l’amitié, et « qui est de tous les dieux celui que je voudrais le moins offenser par un parjure[25]. » Dans une foule de passages, il invoque les dieux mythologiques, il les prend à témoins, il raconte leur histoire sans donner aucune marque d’incrédulité[26] ; il dit dans les Lois[27] qu’il est manifeste, par l’exemple de Thésée, que les dieux exaucent les prières des parents contre les enfants. Il a, sur les démons, une théorie au moins étrange, si on la considère au point de vue purement philosophique. « Ce sont des dieux ou des enfants des dieux, dit-il[28]. Ils servent d’entremetteurs entre les dieux et les hommes, apportant au ciel les vœux et les sacrifices des hommes, et rapportant aux hommes les ordres des dieux et les récompenses qu’ils leur accordent pour leurs sacrifices. Les démons entretiennent l’harmonie de ces deux sphères ; ils sont le lien qui unit le grand tout. C’est d’eux que procède la science divinatoire et l’art des prêtres relativement aux sacrifices, aux initiations, aux enchantements, aux prophéties et à la magie[29]. »

On répète assez volontiers que les mythes célèbres répandus dans les Dialogues ne sont guère que des ornements poétiques, et que Platon y a recours pour combler, en quelque sorte, par des solutions imaginaires, les lacunes de sa philosophie. Il est certain qu’après avoir employé la dialectique pour démontrer l’immortalité de l’âme, quand il en vient à décrire cette immortalité, c’est à l’hypothèse et à l’imagination qu’il a recours, non à un procédé démonstratif et vraiment scientifique. La question est de savoir si toutes les théories ainsi voilées sous un mythe doivent être bannies de la philosophie, et considérées partout comme de purs jeux d’esprit. Pour Platon en particulier, quand on lit le mythe du Phèdre[30], repris et développé dans le mythe de la République[31], celui des Lois, sur l’âge d’or[32], celui du Politique[33], sur les cataclysmes périodiques dont il reparle encore à plusieurs reprises, on ne peut douter que, sans en accepter tous les détails au pied de la lettre, et sans confondre ces théories avec les résultats directs et positifs de la dialectique, il n’ait vu en elles des parties intégrantes de son système, et, en tout cas, quelque chose de plus que des rêveries. Il interprétait comme des symboles les fables des poëtes qu’il ne pouvait pas admettre comme articles de foi, et, à son tour, il enveloppait dans des symboles les doctrines philosophiques qu’il ne pouvait pas démontrer.

La crédulité de Platon est plus manifeste encore dans tout ce qui a rapport aux songes, aux oracles, à la divination, aux sortilèges. Nous avons vu ce qu’il rapporte des songes de Socrate. En beaucoup d’endroits, il parle très-sérieusement de l’art de la divination, qu’il appelle « le plus beau de tous les arts[34], l’ouvrière de l’amitié qui est entre les dieux et les hommes[35]. » Il vante les services rendus à la Grèce par les prêtresses de Delphes et celles de Dodone[36]. Quoiqu’il ait des paroles de mépris pour « ces devins et ces sacrificateurs ambulants qui assiègent la porte des riches, leur persuadant qu’ils ont obtenu des dieux, par certains sacrifices et enchantements, le pouvoir de remettre les crimes[37] », il croit lui-même aux enchantements[38], aux maléfices, aux talismans[39]. Comme législateur, il ne s’écarte pas des formes consacrées du culte grec. Après avoir, dans le quatrième livre des Lois, démontré la nécessité de faire aux dieux des sacrifices, et de communiquer avec eux par des prières, des offrandes et un culte assidu[40], il ajoute, dans la République : « C’est à Apollon Delphien de faire les plus grandes, les plus belles, les premières des lois, celles qui concernent la manière de construire les temples, les sacrifices, le culte des dieux, des génies, des héros, les funérailles et les cérémonies qui servent à apaiser les mânes des morts[41]. » Il fait toujours intervenir les oracles dans tout ce qui touche à l’organisation du culte et à la réglementation des funérailles[42]. Sa première préoccupation, quand il commence à construire sa ville, est d’y placer des temples : « Que d’abord, dans chaque bourg, il y ait autour de la place publique des temples consacrés aux dieux et aux génies En chaque endroit, il y aura des temples consacrés à Vesta, à Jupiter, à Minerve[43]. » Ces temples deviendront le point de départ de la division et du partage du territoire : « Ensuite, après avoir consacré dans le cœur même de la ville une citadelle entourée de murailles à Vesta premièrement, puis à Jupiter et à Minerve, de cet endroit, comme d’un centre, on partagera[44], etc. » C’est dans le temple réputé le plus saint de la ville que se feront les élections, c’est sur l’autel qu’on déposera les suffrages[45]. Ces temples seront richement dotés ; on leur attribuera des forêts dans le partage des terres[46] ; ils toucheront directement la plupart des amendes. Ainsi, par exemple, les citoyens qui ne se marieront pas payeront une amende à Junon[47]. On élira des économes pour administrer les revenus de chaque temple, faire valoir les lieux sacrés, les affermer[48]. Chaque division du peuple aura son Dieu, son autel et son culte[49] ; il y aura même un Dieu pour chaque famille[50], afin qu’il y ait tous les jours un sacrifice. Il donne tant d’importance à ces institutions religieuses, qu’il n’hésite pas à les sanctionner par une loi terrible sur le sacrilège. « Si c’est un étranger domicilié, qu’il soit marqué au front et sur les mains, fouetté et chassé nu du territoire de la république. Si c’est un citoyen, qu’il meure[51]. » Il entend que rien ne soit changé au culte, une fois qu’il a été établi conformément aux oracles, ou par d’anciennes traditions. « Soit qu’on bâtisse une cité nouvelle, soit qu’on en rétablisse une ancienne tombée en décadence, il ne faut point, si l’on a du bon sens, que, relativement aux dieux et aux temples, on fasse aucune innovation contraire à ce qui aura été réglé par l’oracle de Delphes, de Dodone, de Jupiter Ammon, ou par d’anciennes traditions, sur quelque fondement qu’elles soient appuyées, comme sur des apparitions ou des inspirations[52]. » On ne peut parcourir tous ces passages si concordants entre eux, sans se sentir intimement convaincu que Platon modifie l’interprétation du culte grec, mais ne le rejette pas. Dans un passage où il distingue trois sortes d’impies[53] il met au premier rang, comme les plus coupables, « ceux qui feignent une religion qu’ils n’ont pas. » Puisqu’il créait des hommes tout exprès pour sa république, rien ne lui était plus facile que de créer aussi une religion, s’il n’avait pas admis, à sa manière, il est vrai, et avec tous les retranchements et toutes les interprétations nécessaires, la religion de ses ancêtres. On n’observe pas les convenances scéniques avant que la pièce soit commencée, et quand on en est encore à construire le théâtre.

Quelques historiens ont prétendu que Platon, incrédule au fond, affectait de parler comme le vulgaire pour éviter le sort de Socrate. C’est injurier Platon, c’est mal connaître la nature de la religion grecque. Il n’y a qu’à lire les dialogues pour y sentir partout l’accent de la sincérité. Si Platon ne croyait pas, que n’imitait-il le silence d’Aristote, qui n’a parlé des dieux qu’une ou deux fois, et seulement en quelques mots ? Il y a au moins de la dignité dans ce silence. Était-ce de la part d’Aristote dédain ou habileté ? L’habileté serait médiocre. On ne manquait pas de prétexte pour condamner Platon malgré sa croyance, ou Aristote malgré son silence. Il suffit d’avoir nié une fois. Ou plutôt ce n’est pas la négation, c’est l’interprétation, le symbolisme, qui fait le péril. Tous les prêtres ressemblent à ce Louis XIV qui préférait un athée à un hérétique, parce qu’ils sentent par instinct qu’une doctrine ne peut être vaincue que par une doctrine. Socrate fut condamné pour avoir nié les dieux de la république, et mis en leur place des extravagances démoniaques : le second crime était le plus grand. Aristote faillit avoir le même sort, non pour avoir nié les dieux, mais pour avoir élevé dans sa maison un autel à sa femme et un autre à son ami. Les chœurs de danse des dieux immortels, que Platon décrit dans le Timée, au lieu d’apaiser les prêtres, ne faisaient que les irriter contre lui par une apparence de doctrine religieuse nouvelle. Et en effet, ce qui dura, ce fut le symbolisme de Platon, et non le dédain d’Aristote. La religion grecque ne fut pas détruite, elle fut transformée. Toutes les écoles continuèrent de jurer par Jupiter. Les philosophes Alexandrins étaient des pontifes. Le symbolisme, un peu grossier dans les premiers philosophes, inspiré alors peut-être par la peur, sans doute aussi par une crédulité réelle, plus savant et plus libre dans Platon, presque nominal dans Aristote, devint à la fois profond et sérieux dans l’école de Plotin, parce qu’elle entreprit d’allier la raison, qui est le principe du progrès, à la tradition, qui est le principe de l’autorité.

Il faut nous souvenir ici qu’au moment où Platon flottait entre la négation et la superstition, la Grèce avait déjà produit Thalès, Pythagore, les Éléates, dont la hardiesse métaphysique n’a jamais été dépassée. Ces spéculations transcendantes, au début de la philosophie, étonnent moins peut-être que la subite invasion des sophistes, qui arrivèrent au scepticisme absolu en soulevant sur l’origine des connaissances humaines les questions mêmes que Kant a débattues avec tant d’éclat presque de nos jours. Ce qui manquait à ces esprits aventureux, c’était le sentiment du réel. Semblables à ces navigateurs qui enivrés de leurs nouvelles découvertes, ne se soucient plus de rentrer dans leur patrie, ils se jetaient avec une audace inouïe dans le champ de la spéculation, ne reculant ni devant les faits les plus positifs ni devant l’absurde, et poussant la dialectique jusqu’à ces extrémités que Leibnitz apercevait et proscrivait quand il disait avec un bon sens supérieur : cave à consequentiariis. Socrate fut préservé de ces excès par le bon sens, Platon par le sentiment exquis de l’art, qui lui donne en tout de la mesure, Aristote par l’intelligence profonde de la méthode et des conditions vraies de la science. Il n’en reste pas moins qu’il y avait une certaine confusion dans les âmes même supérieures. L’étude attentive de Platon explique, autant que l’état politique d’Athènes, la condamnation de Socrate. Cet homme excellent, qui représente le bon sens dans la vie comme dans la philosophie, avec peut-être un peu de subtilité pour rappeler qu’il était Grec, fut condamné à l’époque de la civilisation la plus florissante, après un développement immodéré, mais puissant et fécond de l’esprit philosophique, dans le siècle glorieux de Périclès, et dans cette république Athénienne qui venait de renverser les tyrans, qui dans le siècle précédent avait détruit l’aristocratie des Eupatrides, qui tirait au sort les fonctions de prytanes et d’épistate, et faisait décider toutes les affaires par l’assemblée générale de la nation ; par ce peuple intelligent, rusé, frondeur, et nécessairement un peu sceptique, capable de tout comprendre et de tout mépriser ; à côté de ces sophistes qui ne laissaient debout ni une vérité morale, ni un principe politique, ni une maxime de sens commun. Sans ce fond de crédulité, dont Platon lui-même eut tant de peine à s’affranchir, on ne saurait s’expliquer cette condamnation. Libéraux et intolérants, superstitieux et incrédules, indifférents et cruels, voilà Athènes, voilà les juges de Socrate. Est-ce qu’Anytus, qui le fit condamner, n’avait jamais lu Platon ? Pendant qu’on jugeait Socrate pour avoir nié les dieux de la république, tous ceux qui étaient là, au moins tous les lettrés, connaissaient Platon, lisaient ses œuvres, conversaient avec lui, savaient à n’en pas douter qu’il était justement aussi coupable que son maître. Il est même très-probable, pour ne pas dire tout à fait certain, que la grande majorité des juges et Anytus lui-même, se souciaient de Jupiter et de Bacchus tout autant que Socrate et les prenaient tout simplement pour des légendes ou des symboles, sauf en rentrant chez eux à en avoir peur, et à leur offrir très-sérieusement des sacrifices. Qui ne connaît pas les contradictions humaines ne connaît pas la nature humaine, et bien moins encore la nature grecque. Les prêtresse sentaient irrités d’un scepticisme qu’au fond ils partageaient. Ils se seraient tus, s’il ne s’était agi que de la foi. Ils frappèrent dans Socrate un honnête homme qui compromettait leurs honoraires, les politiques proscrivirent un citoyen hardi, qui, en attaquant les dieux, donnait au vulgaire l’habitude dangereuse de tout discuter, et la foule apparemment obéit à un de ces entraînements cruels qui la poussent quelquefois à s’irriter de ce qui la dépasse. Anytus fut très-habile quand il dit aux juges : Peut-être ne fallait-il pas accuser Socrate ; mais dès qu’il est accusé, il doit être condamné. Ce mot explique la sentence de tout ce qui était intelligent parmi les juges qui votèrent pour la condamnation. Il explique aussi l’impunité de Platon, et la fuite d’Aristote à Chalcis, pour épargner, disait-il, un crime aux Athéniens. On pourrait dire aussi justement que les Athéniens favorisèrent cette fuite, pour s’épargner un crime. Ce sont les mêmes hommes, qui, le jugement rendu, passèrent du côté de Socrate qu’ils venaient de condamner. La religion dans tout cela, sans être absente, n’était guère que le prétexte. On ne parlait que des dieux, mais on pensait à eux et à autre chose. Il y avait dans le procès quelques traces d’intolérance religieuse, mais c’était surtout un accès d’intolérance civile.

On s’oublierait à raconter l’admirable développement de la civilisation grecque, et cet étrange phénomène d’un si petit peuple gouvernant le monde pendant plusieurs siècles par l’ascendant de ses mœurs et de ses idées. La Grèce est notre patrie intellectuelle ; son histoire est comme un chapitre de notre histoire nationale. Un jour vint où le génie de la Grèce commença à décroître. L’imitation, dans les arts, prit la place de l’invention. La philosophie, épuisée, et désormais incapable d’enfanter de nouveaux systèmes, ne songea plus qu’à tirer parti des systèmes anciens par un ingénieux et stérile éclectisme[54]. La grandeur de Rome, en ôtant à la Grèce toute importance politique, avait contribué à cette décadence, car il est impossible qu’un peuple qui n’agit plus conserve longtemps la supériorité de la pensée.



  1. M. Cousin, traduction de Platon, t. I, argument de l’Apologie.
  2. Métaphysique, liv. I, c. III.
  3. Mét., liv. XII, chap. VIII.
  4. Liv. I, ch. II.
  5. Trad. de M. Cousin, t. XII, p. 436. Voyez aussi l’Euthyphron, t. I, p. 49.
  6. Républ., II. Trad. fr., t. IX, p. 407, 409. Cf. Hésiode, Théog., v. 454 sqq.
  7. Ib., II. Trad. fr., t. IX, p. 443.
  8. Ib., p. 408.
  9. Rép., p. 442. — Les vers attribués à Eschyle sont probablement tirés de la tragédie de Niobé, qui est perdue.
  10. Ib., II. Trad. fr., t. IX, p. 80 sqq.
  11. Les Lois, liv. X. Trad. fr., t. VIII, p. 268 sqq.
  12. Ib., liv. I. Trad. fr., t. VII, p. 33 ; II, t. VII, p. 422 ; IX, t. VIII, p. 215 sq. Rép. II, t. IX, p. 406 sqq., 144 sq., 132 ; III, t. IX, p. 473.
  13. Rép., II, t. IX, p. 84.
  14. Lois, X, t. VIII, p. 268, 270.
  15. Rép., II, t. IX, p. 84.
  16. Apologie, t. I, p. 93, 94, 96, 116. — Théétète, t. II, p. 59. — Premier Alcibiade, t. V, p. 20, 85. — Phèdre, t. VI, p. 37. — Théagès, t. V. p. 258, etc.
  17. Banquet, t. VI, p. 338.
  18. Apologie, t. I, p. 71.
  19. Ib., p. 107.
  20. Criton, t. I, p. 130.
  21. Phédon, t. I, p. 492. Cf. Diogène Laërce, t. II, ch. XLII.
  22. Phédon, t. I, p. 320.
  23. Ib., p. 322
  24. Ménexène, trad. fr., t. IV, p. 192.
  25. Trad. fr., t. V, p. 35.
  26. Le Phèdre, trad. fr., t. VI, p. 25, 53, 119, 434. — Le Banquet, p. 219. — Les Lois, liv. I, t. VII, p. 54, 73, 83 ; liv. III, t. VII, p. 446, 173, 175 ; liv. IV, t. VII, p. 236 sq., 254 ; liv. V, t. VII, p. 283 ; liv. VI, p. 308.
  27. Liv. X, trad. fr., t. VIII, p. 320.
  28. Apologie, trad. fr., t. I, p. 88.
  29. Le Banquet, trad. fr., t. VI, p. 209.
  30. Trad. fr., t. VI, p. 53 sqq.
  31. Liv. X, Irad. fr., t. X, p. 279 sqq.
  32. Liv. IV, trad. fr., t. VII, p. 226.
  33. Trad. fr., t. XI, p. 370.
  34. Phèdre, trad. fr., t. VI, p. 42.
  35. Le Banquet, t. VI, p. 269.
  36. Le Phèdre, Irad. fr., t. VI, p. 43.
  37. La République, liv. II, trad. fr., t. IX, p. 77.
  38. Maléfices, enchantements, figures de cire, etc. « Il est bien difficile de savoir au juste ce qu’il y a de vrai dans tout cela, » dit-il. Cependant, en proposant une loi pour réprimer les préjudices causés à autrui, il ajoute : « Si le coupable est devin, ou versé dans les enchantements, qu’il meure. » Les Lois, liv. X, trad. fr., t. VIII, p. 325.
  39. « Diotime était savante en amour et en beaucoup d’autres choses ; ce fut elle qui prescrivit aux Athéniens les sacrifices qui suspendirent dix ans une peste dont ils étaient menacés. » Le Banquet, trad. fr., t. VI, p. 296.
  40. Trad. fr., t. VII, p. 235.
  41. République, liv. IV, trad. fr., t. IX, p. 208.
  42. Les Lois, liv. V, trad. fr., t. VII, p. 254 ; liv. VI, t. VII, p. 322 ; liv. VIII, t. VIII, p. 90. — Républ., liv. IV, t. IX, p. 208 ; liv. V, t. IX, p. 295.
  43. Ib., tr. fr., t. VIII, p. 139.
  44. Ib., tr. fr., t. VII, p. 205.
  45. Lois, liv. VI, trad. fr., t. VII, p. 308.
  46. Ib., liv. V, trad. fr., t. VII, p. 279.
  47. Ib., liv. VI, trad. fr., t. VII, p. 353.
  48. Ib., liv. VI, trad. fr., t. VII, p. 322.
  49. Ib., liv. VI, trad. fr., t. VII, p. 348.
  50. « Qu’il y ait un sacrifice tous les jours, et de plus grands en l’honneur des grands dieux. » ib., liv. VIII, trad. fr., t. VIII, p. 90.
  51. Ib., liv. IX, trad. fr., t. VIII, p. 147.
  52. Ib., liv. V, trad. fr., t. VII, p. 279.
  53. Lois, liv. X, trad. fr., t. VIII, p. 275. Les impies dont il parle dans le passage cité ne sont condamnés ni pour leur incrédulité ni pour leur hypocrisie, mais pour avoir enseigné de fausses doctrines sans y croire, et pour avoir poussé à des pratiques superstitieuses.
  54. Cf. Jules Simon, Histoire de l’École d’Alexandrie, 2 vol. in-8. Paris, 1845.