La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/1.III

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Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 24-26).


CHAPITRE III.

De la religion à Rome avant le christianisme.


Le rôle de la religion à Rome fut tout autre que dans la Grèce. Les collèges de prêtres y furent plus fortement organisés, et par conséquent plus puissants. Ils eurent un rang éminent, une autorité redoutable dans l’État. La religion fut mêlée à tous les grands actes de la vie privée et de la vie publique ; elle fit partie de la loi ; elle en fut la substance. Offenser les dieux et surtout les dieux romains, dî patrii indigetes, c’était offenser la patrie et la loi, commettre un sacrilège, et une trahison. Le respect des dieux et de la religion fut donc imposé par des lois cruelles, sévèrement exécutées par la politique des patriciens et le fanatisme du peuple.

Cependant qu’était-elle, cette religion comme corps de doctrine ? Elle était si compréhensive, et mêlée de tant de contradictions et d’horreurs, qu’il était impossible de la prendre au sérieux, d’y ajouter foi. On respectait en elle, et même à l’excès, l’idée de religion, qui est en effet respectable ; mais tout s’évanouissait à la moindre réflexion ; le symbole ne cachait plus rien. Les Romains éclairés, comme Cicéron, parlaient des dieux en souriant et du culte très-sérieusement. Le peuple, superstitieux à l’excès, était athée. Philosophes et populace étaient d’accord pour imposer la religion, et pour ne pas savoir ce que c’était. Varron l’a démontré jusqu’à l’évidence par l’étalage même de son érudition théologique[1]. Les Romains n’étaient intolérants politiquement qu’à force de ne pas l’être religieusement. Tandis que pour les Juifs, c’était quitter la religion que d’admettre un autre Dieu que Dieu, les Romains faisaient consister la piété à admettre tous les dieux qui se présentaient. En exclure un seul, c’était offenser tous les autres, parce qu’ils ne voyaient dans la religion que l’idée de religion, sans s’inquiéter un seul instant, si ce n’est dans quelques collèges de prêtres, de la différence des dogmes. La condamnation de tous les dieux étrangers, dogme fondamental de la religion des Juifs, les rendait odieux aux Romains qui le plus souvent les toléraient, les chassaient quelquefois[2], et en somme ne daignaient pas leur faire l’honneur d’une persécution. Ils y regardèrent de plus près quand les chrétiens professèrent au milieu d’eux cette même doctrine de l’adoration d’un seul Dieu à l’exclusion de tous les autres, parce que les chrétiens étaient animés de l’esprit de propagande. La religion naissante, qui excluait toutes les autres sous peine de sacrilège, et qui, en prêchant son dogme, prêchait la négation de tous les autres, était précisément le contraire de cette religion romaine, qui traitait de sacrilège l’exclusion d’une religion quelle qu’elle fût. Ces deux intolérances ne pouvaient se comprendre. S’il y eut, à l’égard des chrétiens, comme des intervalles d’indifférence sous quelques empereurs, cela tint à l’insignifiance de la secte dans les commencements, à son extrême prudence, aux soins qu’elle prenait de se conformer extérieurement aux lois. Il est probable qu’ils attirèrent surtout l’attention par leurs conquêtes dans les grandes familles. Menacés aussitôt comme impies, à cause de la propagande qu’ils faisaient contre les dieux romains et les dieux des autres nations, ils s’unirent et s’organisèrent comme il arrive entre proscrits. Leur religion d’ailleurs, qui proclamait l’égalité et la fraternité de tous les hommes, avait pour effet de créer une société nouvelle au milieu de la société ancienne. Ils ne pouvaient donc échapper ni à la politique romaine qui proscrivait toute association secrète, ni à la superstition romaine qui, de bonne foi les regardait comme les ennemis du genre humain, parce qu’ils refusaient de sacrifier aux dieux. L’indifférence en matière de dogme animait également contre eux les esprits éclairés, qui leur reprochaient leur fanatisme, et les accusaient d’être insociables[3].



  1. « Varron déclare lui-même qu’il y a des vérités que le peuple ne doit pas savoir et des impostures qu’il est bon de lui inculquer comme des vérités. » Saint Augustin. Cité de Dieu, l. IV, ch. 31. « On s’en est rapporté plutôt aux poëtes qu’aux philosophes, et c’est pour cela que les anciens romains ont admis des dieux mâles et femelles, des dieux qui naissent et qui meurent. » Idib., ch. 32. — Cf. l. VI, ch. 2 sqq.
  2. Tacite, Annal., II, 85.
  3. Igitur primum correpti, deindè indicio eorum multitudo ingens, haud perindè in crimine incendii quam odio humani geneiis convicli sunt. Tacite, Annal., XV, 44.