La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/1.IV

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Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 27-31).


CHAPITRE IV.

Les empereurs romains persécutent le christianisme.


Au moment où le christianisme apportait dans le monde romain cette grande révolution, le décrépitude était partout, dans les choses et dans les âmes. Caton avait emporté en mourant ce qui restait des mœurs de la république. Rome avait crû par le patriotisme ; elle tomba par la servitude. Les patriciens, devenus courtisans, prirent des âmes de courtisans, despotes chez eux, flatteurs chez le maître. Ils se jetèrent dans un luxe effréné qui traîna la misère à sa suite ; car le luxe, quoi qu’on en dise, est le contraire de l’art, et il aboutit toujours à une déperdition de forces. Le peuple, qui ne savait pas travailler et n’avait plus de guerres, s’accoutuma à vivre de largesses. Quand il y eut au-dessus des tribunaux la volonté d’un homme, la loi perdit son autorité et sa fixité. Point de philosophie ; le stoïcisme même était inconnu comme théorie. Sous la république, il n’avait été que dans les lois et les mœurs : il eût effrayé les courtisans de César. Le père de famille avait-il besoin pour ses enfants d’un maître de philosophie ? il le faisait acheter au marché. Ce maître était stoïcien ou épicurien, selon la vente et le hasard de la journée. À vrai dire, la philosophie n’était plus qu’un art frivole, qu’on se hâtait d’oublier en quittant la robe prétexte. S’il restait un fantôme de religion, elle était toute en cérémonies, sans aucune croyance. Quel homme sérieux aurait pu croire à cette absurde religion du polythéisme ? Cicéron, qui était pontife, assure que les vieilles femmes elles-mêmes en riaient. Rome ne manquait pourtant ni de temples ni de collèges sacerdotaux. Jamais elle n’avait eu sur ses places plus de statues de dieux, que depuis qu’elle ne croyait à rien. Ces simulacres amusaient la superstition populaire ; ils servaient au faste des grands ; tout au plus rappelaient-ils quelques souvenirs patriotiques, selon la mode des Romains, pour qui la religion n’avait jamais été qu’un symbole de la patrie ; mais depuis l’avènement des Césars, l’empereur avait pris dans le Panthéon romain la place de Rome. Il avait sa statue parmi les statues des dieux, et ce dieu-là était le seul qui conservât des adorateurs.

Tel était le monde, quand le christianisme commença à prendre des forces. Rome, qui avait à peine entendu le nom de Jésus-Christ, apprit tout à coup que cette religion nouvelle, née parmi les barbares, à l’extrémité du monde civilisé, recrutait chaque jour des milliers de sectateurs. Ils suivaient les apôtres en grandes troupes et campaient à l’approche des villes, vivant entre eux avec austérité, et enseignant une doctrine que les païens n’avaient pas connue, la doctrine de la fraternité universelle et de l’égalité des hommes devant Dieu, Une école philosophique, au milieu de tant de sophistes hardis et subtils dont les disputes n’étaient considérées que comme un vain amusement, n’aurait à coup sûr ému personne ; une religion même pouvait s’établir sans alarmer le pouvoir, car il y avait toujours au Capitole un piédestal vacant pour les divinités de fraîche date : mais il ne s’agissait cette fois ni de disputes entre savants, ni d’une forme nouvelle de la religion commune. Le nouveau dogme paraissait fait exprès pour les ignorants et les simples ; grand scandale pour les philosophes grecs, qui voyaient leur science méprisée. Il établissait un lien entre les petits, dans un monde où l’oligarchie était oppressive et se sentait menacée. Il affectait le dédain pour les grandeurs de convention, et ce que Pascal appela plus tard « la grimace. » Il n’attaquait pas la propriété, mais il enseignait à s’en passer et à la dédaigner. Il créait entre les nouveaux sectaires une affiliation étroite et secrète, contraire par cela seul aux lois de l’empire. Enfin, ce qui paraissait dans les idées antiques un attentat contre la majesté du peuple, les chrétiens, non contents d’annoncer un nouveau Dieu, proclamaient la déchéance de tous les autres. Cette religion exclusive frappait d’étonnement les Romains. Devenus tolérants en matière de dogmes à force d’indifférence, ils se voyaient pour la première fois en face de l’intolérance religieuse.

Il importe de le bien comprendre : à ce moment de l’histoire, l’intolérance religieuse et l’intolérance civile sont en lutte ; et dans cette lutte la liberté de conscience est du même côté que l’intolérance religieuse. Les chrétiens usent de leur droit en refusant d’adorer les faux dieux ; les Romains abusent de leur force en contraignant les chrétiens à faire profession extérieure d’un culte que leur conscience repousse. Cette distinction entre l’intolérance religieuse et l’intolérance civile est d’une telle importance que, faute de l’avoir comprise, la plupart des controverses aboutissent à embrouiller les questions et à raviver les querelles. Une Église est dans son droit lorsqu’elle impose à ses fidèles l’obligation de croire tout ce qu’elle enseigne, c’est-à-dire, lorsqu’elle pratique sur elle-même l’intolérance religieuse ; elle ne fait alors qu’obéir à son principe, qui est le principe d’autorité. C’est pour elle une question de vie ou de mort ; elle ne peut introduire en elle-même le droit absolu de libre examen, sans cesser d’être une religion pour devenir une philosophie. Mais lorsqu’elle ne se borne pas à retrancher les dissidents de sa communion, lorsqu’elle emploie contre eux d’autres armes que les armes spirituelles, ou lorsque, s’adressant aux incrédules, elle veut les contraindre, par la ruse ou par la force, à mentir à Dieu et aux hommes, elle se rend coupable du plus grand de tous les crimes, car elle viole la liberté dans la conscience qui en est le sanctuaire, et elle emploie la violence pour commander l’hypocrisie et le parjure.

Les apôtres disaient à leurs disciples : « Croyez ce que nous vous enseignons au nom de Dieu, si vous voulez gagner la vie éternelle ; mais si vous n’avez pas une foi d’enfants, quittez-nous, et allez en paix. »

Et les proconsuls disaient à ceux qu’on traînait devant leur tribunal : « Désobéissez à votre conscience et à votre Dieu, et adorez les dieux de notre empereur, sous peine de la vie. »

Que devaient faire les chrétiens ?

Leur maître avait dit : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu[1]. »

Ils étaient prêts à obéir à César, pour tout ce qui ne heurtait pas la loi divine. Si César demandait l’impôt, ils étaient prêts à le payer ; s’il demandait leur sang, ils étaient prêts à le répandre. Mais quand il ordonnait un crime, ils ne savaient plus que résister jusqu’à la mort. Ils ne résistaient pas les armes à la main, car on leur avait dit : « Si quelqu’un vous frappe sur une joue, tendez l’autre[2]. » Ils venaient comme des troupeaux de moutons qu’on mène à la boucherie, paisibles, désarmés, résignés. Ils répondaient avec une fermeté douce. Si le proconsul, par pitié, essayait d’argumenter contre eux, ils ne le comprenaient pas, car ils étaient presque tous sans lettres ; ils répétaient leur symbole, et tendaient la gorge. Ce fut bientôt un spectacle terrible que ces populations décimées. Les juges subissaient la triste loi des persécutions ; ils inventaient des supplices dont le récit fait frémir après tant de siècles. N’étaient-ils pas citoyens de cette Rome, dont les patriciens avaient droit de vie et de mort sur des troupeaux d’esclaves, et dont les jeux étaient de voir des gladiateurs mourir avec grâce[3] ? Pendant trois siècles, les bourreaux ne se lassèrent pas de frapper, ni les victimes de souffrir. Le christianisme recevait le baptême du sang. Il rendait témoignage à la liberté de conscience. C’était son âge héroïque.



  1. Saint Marc, XII, 47.
  2. Saint Matthieu, V, 30.
  3. « Les combats du cirque avaient endurci le peuple à regarder la mort d’autrui avec indifférence. Dans les entr’actes des spectacles, on faisait mourir un gladiateur « pour passer le temps, ne nihil agatur. » La toute-puissance des empereurs inventait de si atroces supplices que la mort, dépouillée de cet appareil, perdait son horreur. Chaque jour on racontait un nouveau suicide, ou un supplice, et personne n’osait frémir. Quand Néron empoisonna Britannicus dans un festin, les convives expérimentés continuèrent de sourire. » Jules Simon, Sénèque, IIe partie, ad fin.