La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/1.XIII

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Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 79-85).


CHAPITRE XIII.

La Saint-Barthélemy.


À qui revient la plus grande part de responsabilité dans le massacre de la Saint-Barlhélemy ? Charles IX l’ordonna ; Catherine de Médicis, sa mère, le conseilla ; Retz, Tavannes, le duc d’Anjou, les Guises y poussèrent. Le but fut de finir d’un coup la guerre civile par l’extermination totale des huguenots ; le plan fut de les tromper, de les flatter, de les endormir, et tout d’un coup de fondre sur eux et de les exterminer sans quartier. À la veille du 24 août 1572, il se croyaient en pleine paix et même en faveur. L’amiral de Coligny se voyait déjà général de l’armée française pour combattre les Espagnols. Le roi l’appelait son père. Les noces du roi de Navarre et de Marguerite, sœur de Charles IX, étaient à peine finies. Même le roi de Navarre coucha cette nuit-là dans le Louvre et ne se douta de rien jusqu’à l’aube du jour. Jamais si vaste conspiration et si bien gardée. Dans la même maison, les assassins fourbirent leurs armes toute la nuit et les victimes dormirent sans défiance.

Au point du jour, le tocsin sonne à toutes les églises, les portes du Louvre sont ouvertes et laissent sortir les compagnies des gardes. Le duc de Guise, MM. de Retz et de Tavannes, tous les chefs de l’armée catholique parcourent les rues l’épée au poing, suivis de fantassins et de cavaliers. En même temps toutes les maisons vomissent des hordes de bourgeois armés de pistolets, de piques, de poignards, les manches retroussées et deux mouchoirs blancs attachés en croix sur leurs chapeaux. Leurs quarteniers sont à leur tête. Les portes des seigneurs huguenots sont enfoncées ; la foule des assassins inonde les cours, s’engouffre dans les escaliers, massacre les femmes, les enfants et les vieillards. Les cadavres sont abandonnés dans les salles, pendant que les assassins ouvrent les coffres et remplissent leurs poches d’argent et de pierreries ; quelques-uns, plus féroces, jettent les cadavres par les fenêtres, pour que leurs compagnons repaissent leurs yeux de ce spectacle. On foule ces tristes restes aux pieds des chevaux, on les traîne dans la fange, on les lance dans la Seine. Des pillards suivaient les massacreurs et prenaient aux morts leurs vêtements et jusqu’à leurs chaussures.

Au bruit du tocsin, des trompettes, des cris des assassins et des mourants, tout Paris s’éveille ; les huguenots se cachent ou essayent de fuir. On les voit courant par bandes le long des rues ou sur les bords de la Seine, poursuivis par les assassins. Montgomery s’échappe en faisant soixante-six lieues sans s’arrêter. La plupart sont massacrés dans leur fuite comme un troupeau de bêtes fauves sur lequel s’acharnent les chiens et les chasseurs. Des coups d’arquebuse partent des fenêtres. Tout Paris est à feu et à sang. On ne marche que sur des cadavres. C’est par centaines que le fleuve les charrie. Un grand nombre de catholiques périrent avec les huguenots : les uns par erreur, d’autres sacrifiés à la vengeance ou à la cupidité. En passant devant les maisons, les chefs demandaient :

« Qui demeure là ? » Le catholique qui n’aurait pas dénoncé son hôte aurait péri avec lui. Il fallait, selon le mot du roi, qu’il n’en restât pas un pour demander vengeance. La plupart des apologistes du massacre insistent pour leur défense sur cette résolution de tout tuer : le coup aurait été manqué sans cela. Cette extermination rendait impossible le retour de la guerre civile. Les capitaines et les soldats ployaient sous le faix du butin. Le fils aîné de Montluc, qui mourut au siège de la Rochelle, en contrition, dit Brantôme, du grand sang qu’il avait versé au massacre de Paris, suivit toutes les traditions de son père qu’on appelait, dans le Languedoc, le boucher royaliste, et qui laissait partout après lui deux marques de son passage : les caisses vides et les arbres chargés de pendus. Des gentilshommes et capitaines huguenots avaient passé la nuit dans la chambre du roi : ils en furent tirés et tués sur les escaliers. M. de Téjan faillit être tué sur le lit même de la reine de Navarre. « Comme j’étais le plus endormi, voici un homme frappant des pieds et des mains à la porte et criant : « Navarre ! Navarre ! » Ma nourrice, pensant que ce fût le roi mon mari, court vitement à la porte. Ce fut un gentilhomme nommé M. de Téjan, qui avait un coup d’épée dans le coude et un coup de hallebarde dans le bras, et était encore poursuivi de quatre archers qui entrèrent tous après lui dans ma chambre. Lui, se voulant garantir, se jeta dessus mon lit. Moi sentant ces hommes qui me tenaient, je me jette à la ruelle et lui après moi, me tenant toujours à travers du corps. Nous criions tous deux et étions aussi effrayés l’un que l’autre. Enfin Dieu voulut que M. de Nancey, capitaine des gardes, y vînt, qui se courrouça fort aux archers de cette indiscrétion, les fit sortir et me donna la vie de ce pauvre homme qui me tenait, lequel je fis coucher et panser dans mon cabinet jusqu’à ce qu’il fût guéri. » La reine, toute couverte de sang et à demi vêtue, se rend chez sa sœur la duchesse de Lorraine, qui logeait aussi dans le Louvre ; « et, entrant dans l’antichambre dont les portes étaient toutes ouvertes, un gentilhomme nommé Bourse, se sauvant des archers qui le poursuivaient, fut percé d’un coup de hallebarde à trois pas de moi, » Pendant ce temps, Charles IX était dans une salle voisine, « prenant fort grand plaisir de voir passer sous ses fenêtres par larivière plus de quatre mille corps se noyant ou tués… Il fut plus ardent que tous au massacre, si bien que lorsque le jeu se jouait et qu’il fut jour, et qu’il mit la tête à la fenêtre de sa chambre, et qu’il voyait aucuns dans le faubourg Saint-Germain qui se remuaient et se sauvaient, il prit une grande arquebuse de chasse qu’il avait et en tira tout plein de coups à eux, mais en vain, car l’arquebuse ne tirait pas si loin. Incessamment criait : « Tuez ! tuez ! » et n’en voulut jamais sauver aucun, sinon Ambroise Paré, son chirurgien. »

Coligny était la principale victime désignée. Il entend le bruit, comprend le danger, fait ses prières, et pendant qu’on brise les portes force ses gens à pourvoir à leur sûreté. Besme entra le premier dans la chambre, l’épée à la main. Il n’y avait plus là que l’amiral qu’il ne connaissait pas. Il lui dit : « Est-ce toi qui es Coligny ? — C’est moi-même, répond l’amiral d’un air tranquille ; » et il ajouta : « Jeune homme, tu devrais respecter mes cheveux blancs ; mais fais ce que tu voudras, tu n’abrèges ma vie que de peu de jours. » Pour toute réponse, Besme lui enfonce son épée dans le corps, la retire pour lui en donner à travers le visage et le défigure entièrement. Guise, resté dans la cour, criait de là : « Est-ce fini ? » Besme répondit que oui. « M. d’Angoulême, reprit Guise, ne le croira point, s’il ne le voit à ses pieds. » En même temps on le jeta par la fenêtre, non sans peine, car l’amiral était grand et pesant, et il fallut s’y prendre à plusieurs. Le bâtard, pour se bien convaincre, essuya avec un linge le sang dont le visage était couvert et donna plusieurs coups de pied au cadavre. Puis il sortit avec son cortège en disant : « Allons, camarades, à notre ouvrage ! Le roi l’ordonne ! » On mutila le corps qui fut traîné dans une écurie voisine où la tête fut séparée du tronc pour être envoyée au pape, suivant les uns, et suivant d’autres au roi d’Espagne. Ce fut là la besogne d’une nuit ; mais le massacre dura cinq jours et s’étendit à toute la France. On dit que cent mille hommes périrent. Le chiffre est incertain et importe peu. Dans Paris, il fallut recourir à la force pour faire cesser le meurtre et le pillage. Le maréchal de Tavannes en eut la charge avec ses archers, et il partagea pour cet effet les quartiers de la ville à divers seigneurs, qui mirent fin à la curée, non sans peine.

Le soir de la Saint-Barthélemy, la reine-mère, « pour se rafraîchir un peu et se donner plaisir, » dit l’Estoile, sortit du Louvre avec ses dames et demoiselles pour voir les corps morts des huguenots qu’on avait tués, et entr’autres, elle voulut voir le corps mort de Soubise qu’elle connaissait. Le lendemain, vers midi, on vit une aubépine en fleurs au charnier des Innocents. Le bruit s’en répandit par toute la ville ; le peuple accourut de toutes parts en si grande foule qu’il fallut poser des gardes à l’entour. Les cloches sonnèrent à grande volée, pour annoncer le miracle, et la tuerie recommença de plus belle. Une foule compacte se porta au logis de l’amiral, entra dans cette écurie où son corps, séparé de la tête, baignait dans le sang, s’acharna de nouveau sur le cadavre et le mutila affreusement avant de le traîner à la voirie. Il n’y demeura que deux jours. Le 27, malgré les vacances du parlement, on assembla des conseillers, qui condamnèrent Coligny, déjà mort et mis en pièces, à être traîné sur la claie et pendu à un gibet en place de Grève, et porté de là aux fourches de Montfaucon. L’exécution se fit aux flambeaux ; Briquemont et Chavagnes, condamnés par le même arrêt, furent traînés, eux vivants, sur la même claie, pendus au même gibet. Le roi assistait à l’exécution. Quelques jours après, comme si rien n’eût pu le rassasier, il alla à Montfaucon, où ce qui restait du corps de l’amiral était attaché à une traverse avec une chaîne de fer. Ses courtisans se bouchaient le nez, à cause de l’horrible puanteur. « Mais il les reprit et leur dit : — Je ne le bouche comme vous autres ; car l’odeur de son ennemi est très-bonne. »

Le parlement ordonna qu’on ferait tous les ans une procession le jour de la Saint-Barthélemy pour célébrer cette victoire. Cette procession n’eut jamais lieu. Grégoire XIII en fit une à Rome ; il se rendit lui-même, à pied, en cérémonie, à Saint-Louis des Français, et fit frapper une médaille commémorative. Il fit peindre une fresque représentant la Saint-Barthélemy, à main droite de la porte de la chapelle Sixtine, dans le grand vestibule où sont représentés tous les événements glorieux de l’histoire de l’Église. On peut voir cette fresque encore aujourd’hui. Il n’y manque que la légende, qu’on a eu la pudeur d’effacer. Dans un sermon prononcé quelques jours après le massacre en présence du pape. Muret, le prédicateur, s’écria : « nuit mémorable ! nuit glorieuse entre toutes dans les fastes de l’histoire ! Par le trépas de quelques séditieux, elle sauva la vie du roi et délivra le royaume de l’appréhension continuelle des guerres civiles ! Oui, sans doute, pendant cette nuit les étoiles elles-mêmes apparurent plus brillantes, et la Seine enfla ses eaux pour emporter d’un cours plus rapide les cadavres de ces hommes impurs et les vomir dans l’Océan. Ô heureuse entre toutes les femmes, heureuse la mère du roi, qui, après avoir travaillé pendant tant d’années, avec une sagesse et une sollicitude admirables, à conserver le royaume à son fils et son fils au royaume, put voir enfin sans inquiétude son fils maître de la France ! heureux aussi les frères du roi ! Enfin, très-saint Père, quel jour de joie et d’allégresse que celui où, recevant cette nouvelle, vous avez voulu aller remercier Dieu et le roi saint Louis (car cet événement arriva la veille de sa fête), et où vous vous rendîtes à pied dans son église pour assister aux solennelles actions de grâces ordonnées par vous ! En effet, quelle nouvelle pouvait-on vous apporter qui vous fût plus agréable ! » La chaire chrétienne retentit partout d’acclamations et de louanges « pour les très-chrétiennes et héroïques délibérations et exécutions faites, non seulement à Paris, mais aussi par toutes les principales villes[1]. » Je citerai, comme dernier exemple, un sermon de Panigarolle, prêché devant le roi, un mois après la Saint-Barthélemy : on sait que Panigarolle fut évêque de Ferrare l’année suivante, et bientôt après évêque d’Asti : « Charles IX a sacrifié son bonheur et ses intérêts, s’écria-t-il en parlant à Charles IX lui-même, pour faire observer la loi du Seigneur. Il sera immortel dans les cieux, il sera immortel dans la bouche des hommes pour avoir exposé sa vie, sa dignité royale, à tant de dangers, en faveur de la religion et du peuple. Il a rendu ses lis d’or à cette France naguère si lugubre. Par un seul acte, il a changé la malédiction en bénédiction. D’un seul signe de ses lèvres, il a chassé l’hérésie depuis la Garonne jusqu’aux Alpes, depuis le Rhône jusqu’au Rhin[2]. »



  1. Expressions du cardinal de Lorraine dans sa lettre de félicitation au roi Charles IX. Coll. Michaud, t. Ier de la 2e série, p. 25.
  2. Cf. Labitte, les Prédicateurs de la Ligue, p. 40.