La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/1.XIV

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Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 86-90).


CHAPITRE XIV.

L’assassinat religieux.


Tous ces règnes des derniers Valois sont pleins de guerres civiles, et toujours les querelles religieuses pour cause ou pour prétexte. Dans cette compétition entre deux religions ardentes dont chacune damnait l’autre, les âmes devenaient atroces. On s’habituait aux massacres ; on exaltait l’assassinat. Poltrot, l’assassin de François de Guise, avait ses dévots dans le protestantisme. Théodore de Bèze lui promettait le ciel, coronam. Le Réveille-matin, un pamphlet célèbre de l’époque, l’appelle

L’exemple merveilleux
D’une extrême vaillance,
Le dixième des preux
Libérateurs de France[1].

De même dans l’autre parti. Jacques Clément fut mis dans les litanies. On exposa son portrait sur l’autel entre deux cierges. Sa mère, qui demeurait dans un village aux environs de Sens, vint à Paris pour demander une récompense, le prix du sang que son fils avait versé. Madame de Montpensier l’hébergea : on fit pour elle une collecte ; quarante moines la reconduisirent comme en procession à son départ. « Les prédicateurs et les théologiens en leurs sermons, dit l’Estoile[2], criaient au peuple que Jacques Clément était un vrai martyr ; appelaient cet assassinat et trahison détestable une œuvre grande de Dieu, un miracle, un pur exploit de la Providence ; jusqu’à le comparer aux plus excellents mystères de son incarnation et résurrection. »

Sixte-Quint ne craignit pas, dans la première joie que lui causa la fin violente de Henri III, de l’égaler, pour l’utilité, à l’incarnation du Sauveur, et pour l’héroïsme du meurtrier, aux actions de Judith et Éléazar[3]. Quelques jours avant le meurtre de Henri III, un des principaux chefs de l’union, ayant scrupule de faire ses pâques à cause des sentiments de vengeance qu’il se sentait au fond de l’âme, était venu consulter Guincestre, curé de Saint-Gervais à Paris : « Vous avez conscience de rien, lui répondit le curé ; moi qui consacre chaque jour, en la messe, le précieux corps de Notre-Seigneur, je ne me ferais aucun scrupule de tuer le tyran, à moins qu’il ne fût à l’autel et ne tînt une hostie en main[4]. » Ainsi Bossuet a raison de dire, dans l’Histoire des Variations[5] (il parle pour son temps et les temps antérieurs) : « Les protestants et les catholiques sont d’accord sur la question de savoir si les princes chrétiens sont en droit de se servir du glaive contre leurs sujets ennemis de l’Église et de la saine doctrine. » Et il aurait pu ajouter qu’ils étaient d’accord aussi sur la question de savoir si les sujets avaient le droit du glaive contre les tyrans. Hotman[6] et Languet[7], les pamphlétaires protestants, pensaient sur ce point comme le jésuite Mariana et saint Thomas, l’ange de l’École[8].

Il va sans dire que les assassinats sous prétexte de religion se multipliaient. Les mémoires du temps en sont pleins. Je n’en citerai qu’un exemple, car je ne veux qu’effleurer cette histoire, et c’est encore l’Estoile qui me le fournira. « Vers le mois de mai de l’année 1588, dit-il[9], un professeur nommé Mercier fut pris à neuf heures du soir dans sa maison près Saint-André des Arcs à Paris, par un potier d’étain nommé Poccard, et Pierre de la Rue, tailleur, poignardé par eux, et jeté à la rivière sans autre forme ni figure de procès. Le prétexte de ces deux ligueurs était l’hérésie ; et pourtant Mercier avait fait ses pâques deux jours avant dans l’église de Saint-André, en présence de la présidente Séguier. Madame Séguier, en apprenant l’assassinat, fut remontrer au curé qu’il avait admis Mercier à la communion deux jours avant. Il lui répondit qu’il se souvenait bien qu’il l’avait lui-même administré et qu’il était tout auprès d’elle à la table ; mais qu’il n’en était pas moins huguenot, et qu’il avait fait ses pâques comme hypocrite et non comme catholique. Elle n’en put tirer autre raison, ni tous ceux qui s’en mêlèrent, même sa pauvre femme. Quand elle voulut s’adresser à la justice, on ne lui fit autre réponse, sinon que son mari était un chien de ministre, et que si elle en parlait davantage on la jetterait à l’eau dans un sac. »

Je voudrais me borner, mais les noms se pressent dans la mémoire. Un des plus glorieux sans doute, est ce Bernard Palissy, aussi grand citoyen qu’artiste incomparable, et qu’Henri III laissa mourir dans les cachots de la Bastille[10]. Le roi fut le visiter dans sa prison, et lui dit : « Mon bon homme, si vous ne vous accommodez pas sur le fait de la religion, je serai forcé de vous laisser entre les mains de mes ennemis. — Sire, répondit-il, j’étais bien tout prêt de donner ma vie pour la gloire de Dieu : si c’eût été avec quelque regret, certes il serait éteint en ayant oui prononcer à mon grand roi : je suis contraint. C’est ce que vous, sire, et tous ceux qui vous contraignent, vous ne pourrez jamais sur moi, parce que je sais mourir. »

La liste des exécutions juridiques est longue depuis Louis Berquin et Anne du Bourg, et parmi les premiers et les plus célèbres. Voici d’abord, à Genève, un protestant, Michel Servet, condamné au feu, comme hérétique, par Calvin. Michel Servet avait publié son livre en France ; le cardinal de Tournon ordonna des poursuites contre lui ; menacé de mort par les catholiques, Servet se réfugia à Genève, où il ne trouva que le bûcher. Le 17 février 1600, à la veille du dix-septième siècle, c’est Giordano Bruno que l’inquisition fait brûler à Rome sur le champ de Flore. Le cardinal Bellarmin, une des lumières de l’Église, le même qui fut attaché au légat du pape à Paris pendant la Ligue, avait figuré au procès comme un des juges de la foi. Et comment pourrais-je oublier dans cette foule de victimes, ces deux nobles filles qu’on appelait les Foucaudes, qu’Henri III alla visiter dans leur prison, et à qui il promit la liberté, si elles voulaient aller à la messe ? Pendant une heure, aidé de deux curés de Paris qu’il avait amenés, il argumenta contre elles, sans triompher de leur conscience : « Je vois bien, dit-il, que vous êtes des obstinées qui ne serez converties que par le feu. » Elles furent en effet pendues, puis brûlées en place de Grève le 28 juin suivant (1588). On les mena bâillonnées au supplice, harcelées au pied de la potence par tous ceux qui se trouvèrent là, et qui leur criaient de se réconcilier ; elles demeurèrent inébranlables. Telle fut la fureur du peuple, qu’il se jeta sur l’une d’elles, coupa la corde avant qu’elle fût étranglée et la brûla vive. Douze ans après, le bûcher s’allume pour Lucilio Vanini. C’est en France, et par arrêt du parlement de Toulouse, rendu dans les formes ordinaires de la justice française, qu’un philosophe est publiquement condamné pour le crime d’avoir pensé sur la nature de Dieu autrement que ses juges. On le traîne sur la place du Salin ; on l’enchaîne au bûcher ; on lui ordonne de tirer la langue, pour que le bourreau puisse l’extirper jusqu’à la racine : il refusa, il fallut enfoncer le forceps jusqu’à la gorge pour cette exécution sanglante ; puis les flammes dévorèrent ce corps mutilé, et ses cendres furent jetées dans l’air. Descartes vivait alors ; Bacon avait publié son Novum Organum, Corneille avait treize ans ; nous entrions dans le grand siècle de notre littérature.



  1. Leber, De l’état réel de la presse et des pamphlets depuis Francois Ier, p. 82.
  2. Août 1589.
  3. Anquetil, Esprit de la Ligue, t. III, p. 94.
  4. Ch. Labitte, les Prédicateurs de la Ligue, p. 79.
  5. Liv. X, par. 56.
  6. Voir le Franco-Gallia, par François Holman, 1573, in-8o, p. 8.
  7. Vindiciæ contra tyrannos, par Hubert Languet, Amsterdam, 1660, p. 295.
  8. De regimine principum, l. I, col. 6 et 8.
  9. Tome 1er, p. 255 (coll. Michaud).
  10. En 1589.