Aller au contenu

La Maquerelle de Londres/04

La bibliothèque libre.

La Maquerelle de Londres bandeau de début de chapitre
La Maquerelle de Londres bandeau de début de chapitre

[CHAP. IV.]

Avanture remarquable arrivée depuis peu à un Maître d’Hôtel près de Londres,


Une Maquerelle du prémier ordre, dont l’unique emploi eſt de procurer des jeunes débauchées, attendoit un Gentilhomme dans une Taverne auprès de Weſt-Smithfield, où elle devoit lui fournir un de ces morceaux que certaines gens appellent friands. Pendant cet intervalle notre Maître d’Hôtel entre dans la chambre voiſine avec un autre de ſes amis, qui devoit lui payer 50. Guinées : ce qu’il fit. Après qu’il eût delivré cette ſomme, & en avoir reçu la quittance, ils bûrent une bouteille de vin enſemble, en parlant de leurs connoiſſances à la campagne. Le Maître d’Hôtel lui demanda, comment ſe portoient tels & telles à Londres ; à quoi ſon ami lui repondit. Entre autres choſes il demanda, s’il ne connoiſſoit pas Mademoiſelle Pierpoint ? Je l’ai connu autrefois, lui repondit le Maître d’Hôtel ; mais il y a ſi longtems que je ne l’ai pas vuë, que je l’ai presqu’entiérement oubliée. Elle eſt déja âgée, lui dit ſon ami ; mais elle a une très jolie fille. Eſt-elle mariée ? demanda le Maître d’Hôtel. Non, lui repondit l’autre ; mais elle merite d’avoir un bon mari, car c’eſt une grande beauté, & outre cela elle a du bien pour vivre honnêtement. Après ce diſcours l’ami prend ſon verre. Allons, Mr. Brightwell, à la ſanté de Madame Pierpoint & de ſa fille, Mademoiſelle Betti. De tout mon cœur, repliqua Mr. Brightwell, c’étoit le nom du Maître d’Hôtel. Enſuite il but à ſon ami, & à tous ceux de Bedfordshire, & ſurtout de Hargrave. La Maquerelle, qui étoit dans la chambre voiſine, entendit diſtinctement toute la converſation, dont elle prit une exacte notice, étant réſoluë d’en faire uſage, ayant grande envie d’attraper les 50. Guinées, & medita les moyens d’y parvenir. Comme l’homme de qualité, qu’elle attendoit, lui manquoit de parole, elle ſe determina à ne pas perdre le tems inutilement ; & ayant payé le vin, qu’elle avoit demandé, elle attendit le départ de ces Mesſieurs, & les voyant prêts à ſortir, après les avoir bien examiné par un trou de la muraille, elle ſorti la premiére, & attendit dans un endroit convenable pour voir le chemin, qu’ils prendroient. Après les complimens ordinaires ils ſe ſeparerent, l’un entra dans une ruë, qu’on nomme Long-Lane, & alla vers l’hôpital de St. Barthelemi. La Maquerelle n’eût rien de plus preſsé à faire que de s’adreſſer au Maître d’Hôtel, qui avoit les 50. Guinées, qui lui tenoient fort à cœur. Elle le devancea dans la Long-Lane ; & comme elle étoit juſtement devant lui, elle s’arrêta : Je crois, Monſieur, avoir l’honneur de vous connoître, ſi je ne me trompe, vous étes de la Comté de Bedford. Il eſt vrai, Madame, mais je ne vous connois point. Non, Monſieur, je crois, que vous m’avés oublié ; mais mon nom eſt Pierpoint. Brightwell l’entendant parler ainſi, parût un peu étonné ; Comment, Madame, votre nom eſt Pierpoint ? Oui, Monſieur, lui dit-elle ; eſt-ce que vous avés oublié Pierpoint de Hargrave. J’y ai encore quelque peu de biens. Celui-ci lui dit, qu’il étoit charmé de la revoir ; il n’y a pas une heure, que j’ai bû à votre ſanté : J’eſpére, que Mademoiſelle votre fille ſe porte bien. Parfaitement bien, repondit la vieille ; & je crois, que vous me ferés le plaiſir de la venir voir. J’aurai une autre fois cet honneur, Madame, n’étant habillé pour paroître à préſent devant une jeune Demoiſelle. Vous étes parfaitement bien, repliqua-t-elle ; allons, venés avec moi : & en le prenant par la main, elle le conduiſit chés elle, où il alloit d’autant plus volontiers qu’il venoit d’entendre parler de la beauté de le prétenduë jeune Demoiſelle Pierpoint. Comme ils marchoient enſemble, elle lui fit pluſieurs queſtions touchant les perſonnes de la campagne, qu’elle avoit entendu nommer dans la Taverne, lorsque le Maître d’Hôtel y étoit avec ſon ami ; de ſorte qu’il ne douta en aucune maniére, qu’elle ne ſût celle dont elle empruntoit le nom. Entre autres choſes elle lui demanda, quel étoit celui avec lequel il venoit de boire à ſa ſanté, & lui ayant dit, que c’étoit un nommé Mr. Hanwell, immediatement elle lui en fit le portrait tel qu’elle l’avoit vû dans la Taverne avec lui. Enfin elle le conduiſit dans ſa maiſon, dont le derriere donnoit dans l’allée de St. Jean, & le fit entrer dans une ſale bien meublée, & lui dit, qu’elle alloit chercher ſa fille. Mais au lieu de cela elle alla parler à une des plus belles filles de joye, qu’elle entretenoit chés elle, à laquelle elle donna les inſtructions neceſſaires. Le Maître d’Hôtel la voyant, lui fit beaucoup de politeſſes, & lui dit, que tout ce qu’on lui avoit dit, touchant ſa beauté & ſes autres belles qualités, n’étoit rien en comparaiſon de ce qu’il remarquoit en elle, ajoutant, qu’il s’eſtimoit fort heureux d’avoir rencontré Madame ſa Mere, parce que par ce moyen il avoit eû le bonheur d’être introduit auprès d’elle.

La carogne ſavoit déja le perſonnage, qu’elle devoit jouer avec lui, ce en quoi elle réuſſit tout au mieux ; & la vieille & la jeune firent ſi bien boire notre homme, qu’elles le rendirent fort joyeux & badin ; & la Betti faiſoit toujours les avances, à meſure qu’elle remarquoit en lui certaines inclinations. Mais comme il commençoit à faire tard, Brightwell voulut s’en aller ; mais la prétenduë Dame Pierpoint ne voulut pas le laiſſer partir avant qu’il n’eût ſoupé, au moyen de quoi il fût obligé d’attendre jusqu’à ce que le ſouper fût prêt : & pour lui faire paroître le tems moins long, la vieille demanda des cartes pour lui & ſa fille prétenduë. Enfin le ſouper arrive, les domeſtiques les ſervoient à table, & ſurtout la vieille comme une perſonne de qualité : Elle buvoit de tems en tems à la ſanté de Mr. Hanwell, & à celles de tous les amis à Hargrave, ſans oublier le convié ; ce qui l’engageoit à leur faire raiſon. Quand le repas fût fini, la Maquerelle demanda à un de ſes domeſtiques l’heure qu’il étoit. On lui répondit, qu’il étoit onze heures paſfées, ſur quoi notre homme voulut ſe lever ; mais il étoit alors trop tard. Elles lui dirent, qu’elles ne pouvoient abſolument pas le laiſſer aller à une telle heure de la nuit, diſant, que leur quartier étoit très obſcur, & très dangereux, quoique le plus grand danger pour lui étoit d’être chés elles ; elles lui offrirent un fort bon lit. Notre bon Maître d’Hôtel ſe trouvant un peu yvre, & ſe croyant en lieu de ſureté, convint d’attendre jusqu’au lendemain matin ; ſur quoi on apporta une autre bouteille de vin. Il commença à devenir gaillard, & à embraſſer & baiſer la Demoiſelle Betti, qui lui témoignoit beaucoup de tendreſſe, ce qui plût tant à Mr. Brightwell, qu’il ne voulut pas aller coucher ſans l’avoir pour compagne dans ſon lit ; ce que non ſeulement elle lui promit, mais elle lui tint encore parole, l’engageant même à n’en pas parler à ſa Mere. Auſſitôt qu’il ſût dans le lit, elle vint auprès de lui, & après avoir ſatisfait leurs deſirs, la drôleſſe lui dit, qu’elle ne ſe croiroit jamais plus heureuſe que lors qu’ils ſeroient mariés : La Betti tout d’un coup dit avoir beſoin du pot de chambre, & le pria de le lui donner ; mais le cherchant à tâtons pendant quelque tems, & ne le trouvant pas, elle lui dit, qu’elle ſe reſſouvenoit, que la ſervante l’avoit laiſſé ſur la fenêtre, & le pria de l’y aller prendre ; ce que voulant faire, & marchant ſur une trappe, elle tourna auſſitôt, & notre Galant amoureux tomba dans la ruë. Cette chûte n’étoit qu’une bagatelle en comparaiſon de ce que l’on va voir : ainſi elle ne fit que l’etourdire, & étant ſeulement en chemiſe, il ſentit d’abord le froid, qui étoit alors très grand. Etant revenû de ſa ſurpriſe, il ſe releva ; & comme la nuit étoit très obſcure, il ne ſavoit ni où il étoit, ni où aller : mais tâchant de trouver une porte, il marcha jusqu’à ce qu’enfin il arriva dans un endroit, que l’on nomme Clerkenwell-Green, où voyant une lumiere au corps de garde, il s’y rendit. Un des gardes ayant vû une perſonne toute blanche, il en donna avis à ſes camarades, qui en furent tous effrayés, & commencerent à conjurer ce phantôme ſuppoſé, qui étant à demi mort de froid, leur dit, qu’il n’étoit pas phantôme, mais de chair & d’os auſſi bien qu’eux. Le principal des gardes n’en voulant rien croire, lui ordonna de s’arrêter, & envoya ; un des plus hardis de ſa troupe, pour ſavoir, ſi la choſe étoit vraië, ou non : l’ayant reconnû tel qu’il s’étoit annoncé, on le fit entrer dans le corps de garde, on le placea auprès du feu, en lui demandant, comment il avoit été reduit dans cet état. Il dit, qu’il avoit rencontré une certaine Dame Pierpoint, ſa païſe, qui l’avoit invité de venir chés elle, où cet accident lui étoit arrivé ; mais perſonne ne la connoiſſant, ils ſuppoſerent tous, que quelque Maquerelle lui avoit joué ce tour. Car en lui voyant une bague de prix au doigt, & des boutons d’or à ſa chemiſe, qui étoit très fine, étant tout ce qu’il avoit emporté, ils ſuppoſerent, que ce qu’il venoit de perdre étoit proportionné à ce qui lui reſtoit ; ce qui engagea le chef de la garde à lui prêter une robe de chambre pour couvrir ſa nudité, comme auſſi à lui prêter du ſecours pour recouvrer ſa perte : mais étant dans l’obſcurité, il ne connoiſſoit aucunement l’endroit, où il étoit tombé, de ſorte qu’il ne put leur en donner aucun indice, & que c’étoit chercher une epingle dans un chariot de foin. Quoi qu’il en fût, ils allerent chercher dans pluſieurs maiſons de plus connuës pour la debauche, ſans rien trouver, & n’ayant d’autre recompenſe que leur fatigue ; tandis que la Maquerelle avec ſa gueuſe triomphoit de leur méchanceté, & étant rejouïes d’y avoir ſi bien reuſſi.


Le matin étant venu, notre Galant derobé envoya chercher Mr. Hanwell, auquel il raconta ſon avanture. Ce dernier comprit d’abord, que ſon ami avoit été trompé, & lui prêta d’autres hardes, & de l’argent ; car on peut bien ſuppoſer, qu’il n’auroit oſé paroître devant ſa Dame dans cet équipage.


C’eſt ainſi que les vieilles Maquerelles continuent leurs anciens trains. Leurs buts ſont les mêmes, quoique les moyens, dont elles ſe ſervent pour y parvenir ſoient differens. Leurs amorces ſont de diverſe nature, elles s’en ſervent ſuivant les occaſions, pour ruiner ceux qui aiment le fruit defendu ; & par leur infame conduite nous nous appercevons enfin, qu’elles ſavent faire ſeche de tous bois & voguer à tout vent.