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La Maquerelle de Londres/05

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La Maquerelle de Londres bandeau de début de chapitre
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[CHAP. V.]

Autre intrigue d’une Maquerelle.


Un certain Bourgeois de Londres avoit épouſé une jeune fille, qui, ſi elle eût été auſſi ſage que belle & ſpirituelle, elle auroit pû meriter le premier rang parmi les femmes. Mais l’incontinence avoit pris un tel aſcendant ſur ſon eſprit, que ſon mari n’étoit pas capable de contenter les deſirs ardens, qu’elle avoit pour les plaiſirs de Venus.


C’eſt pourquoi ayant communiqué ſes penſées à une vieille Maquerelle, qui tenoit une maiſon pour y entretenir en particulier des perſonnes de qualité de l’un & de l’autre ſexe ; elle lui mit une Guinée dans la main, avec deux autres pour faire faire ſon portrait, en lui demandant, ſi par ce moyen elle pourroit être admiſe dans ſon academie ? Sur quoi la vieille lui repondit : „Vous pouvés avoir la double ſatisfaction, dont vous avés beſoin, & gagner auſſi de l’argent. Les trois Guinées, que vous venés de me donner, ſont toute la premiére depenſe, que vous avés à faire, & dix Shillings pour mes domeſtiques, qui les mériteront bien par les ſervices qu’ils vous rendront.“ Enſuite elle demanda à la Maquerelle, qu’elle étoit la coûtume de ſa maiſon, & comment elle devoit ſe comporter dans cette affaire ? & qu’alors elle ſe conformeroit de ſon mieux à ſes avis.


Sur quoi la Maquerelle lui repondit : „J’ai une des plus jolis maiſons de Londres avec pluſieurs chambres bien meublées pour la commodité des Meſſieurs & des Dames. Il y a dans chaque chambre un miroir placé d’une façon ſi convenable, que ceux qui ont envie de travailler, peuvent voir ce qu’ils font : Car il y en a, qui prennent autant de plaiſir à voir, qu’à agir eux-mêmes. Ma maiſon paſſe ſous le nom de celles, où l’on trouve des chambres garnies ; & chaque Dame, qui y eſt admiſe, y a ſon portrait placé dans une grande ſale, où, lorsque les Meſſieurs entrent, ils choiſirent celle dont la figure leur plait en voyant la peinture ; & en me donnant une Guinée, je les introduis auprès d’elle, avec laquelle ils font leur accord, comme ils peuvent : au moyen de quoi nous ſommes ſûres de n’avoir que de gens de qualité, de ſorte que les Dames ſont en ſûreté.“


Mais je vois, dit la Bourgeoiſe, qu’il faut être conſtamment chés vous ; car que peut faire un Cavalier, qui choiſit la peinture de celle qui eſt abſente ? Quant à cela, repondit la Maquerelle, plus une Dame eſt chés moi, mieux les choſes vont, & plus elle gagne d’argent ; mais celles qui ne peuvent pas être toujours préſentes, elles ont certaines heures marquées, & ſi un Cavalier en a envie, lorsqu’il connoît l’heure, il s’y rend. Vous ſavés, Madame, quelle eſt la plus convenable pour vous. Je ne ſais, comment faire, lui repondit elle. Dites moi, comment vous paſſés votre tems pendant la journée, reprit la Maquerelle, & alors je vous dirai le parti, qu’il y aura à prendre. Pourquoi dit l’autre, je me leve ſouvent à 5. heures du matin, & étant habillée à 6. je vais à l’Egliſe, où je reſte jusqu’à 8. après je retourne chés moi, & à 10. heures. — Arrêtés là, dit la Maquerelle ; vous n’avés pas beſoin de m’en dire d’avantage. Il n’y a rien, qui aveugle plus un Epoux que le prétexte de la devotion ; & ſi vous pouvés ſortir à 6. heures pour reſter dans l’Egliſe jusqu’à 8. c’eſt le ſeul tems, que vous pouvés prendre, pendant lequel vous pouvés faire vos affaires & enſuite retourner chés vous. Il ne faut pas vous fatiguer pour l’habillement : une robe volante vous ſuffira, comme étant la plus commode pour nos affaires. Elle goûta fort les artifices de la Maquerelle, & en conſequence elle lui paya l’argent de ſon entrée, & les deux Guinées pour ſon portrait. Enſuite elle alla tous les matins à l’Egliſe ; ce qui faiſoit un très grand plaiſir à ſon mari : mais y allant alors plus aſſiduement qu’à l’ordinaire, cela cauſa quelque ſoupçon à ſon mari, qui ſe levant un matin, qui étoit juſtement le jour auparavant, que ſon portrait ſût fini, il l’a ſuivi ſans être vû, pour ſavoir, ſi elle alloit à la priere, ou non, elle y fût directement, & y étant reſtée pendant tout le tems, ſon mari eût une ſi grande opinion de la pieté de ſon Epouſe, qu’il commença à Ce blamer lui-même d’avoir eû des mauvaiſes penſées contre elle.


Tout étant preparé chés la Maquerelle, & ſon portrait étant fait tout au mieux, ſa beauté étoit ſi grande, qu’elle ne manquoit pas de chalans. Chaque Cavalier, qui venoit, la choiſiſſoit ordinairement pour beſogner avec elle ; au moyen de quoi elle contentoit non ſeulement ſes deſirs luxurieux, mais elle gagnoit encore de l’argent, ſans derober celui de ſon mari, quoiqu’elle lui faiſoit une plus grande injuſtice d’un autre côté ; ce que ne ſachant, ni ne croyant pas, il penſoit être auſſi heureux qu’on peut l’être en femme : tant vrai eſt le proverbe, que ce que l’œil ne voit point, le cœur ne s’en repent pas.

Mais il y avoit d’autres bourgeoiſes, qui étoient auſſi amoureuſes qu’elle, quoique moins jolies, & qui s’appercevoient, que leur commerce diminuoit tous les jours, depuis que cette belle péchereſſe étoit devenuë un membre de leur college, & ayant, par ſa beauté, attiré à elle tous les meilleurs chalans, toutes les autres la regardoient d’un œil jaloux. Elles ſe conſulterent enſemble, & reſolurent, qu’il étoit abſolument neceſſaire de s’en défaire ; mais comment s’y prendre, c’étoit la queſtion : mais l’une d’entre elles dit, qu’elle en feroit ſon affaire, & qu’elle agiroit d’une maniére effective, ſans même qu’elle put ſçavoir, d’où cela pourroit venir.


La coquéte, à qui on avoit laiſſé le ſoin de cette affaire, avoit beaucoup d’eſprit, mais elle n’étoit belle qu’autant qu’il eſt neceſſaire pour ne pas paſſer pour laide, & étoit du nombre de celles qui ſouffroient le plus par cette nouvelle interlopere, qui n’avoit déja que trop anticipé ſur ſes droits, ce qui excita ſi fort ſa malice, qu’elle auroit mieux aimé faire ſauter toute la maiſon que de ne pas parvenir à ſon but ; & pour cette effet elle ecrivit la lettre, qui ſuit, au mari de ſa rivale :


A Monſieur R--d--s--n.
„ Monſieur,

Quoique je n’aye jamais ambitionné le Titre d’Accuſatrice, cependant l’averſion, que j’ai du tort, que vous fait votre femme, qui abuſe de votre bon naturel, & qui ſous prétexte de devotion, proſtitue ſa chaſteté à quiconque veut en jouir, violant par là ſa promette de mariage, & en vous deshonorant, m’a engagé à vous informer de ſa conduite. Et quoiqu’on pourroit croire avec peine un avis de cette eſpéce, cependant ſi vous voulés ſeulement vous donner la peine de la ſuivre incognito, tous les matins, il vous ſera facile de vous contenter, & voir, ſi ce que je vous avance, eſt vrai, ou non : & pour mieux connoître ſes intrigues, lorsque vous la ſaurés entrée, où elle vient tous les matins, vous pouvés auſſi entrer, quoique ſans avoir aucune recommendation particuliére vous aurés de la peine à être admis ; c’eſt pourquoi vous demanderés après la Maîtreſſe du logis, en lui diſant, que vous avés été adreſſé à elle par Mr. Tom Stanhop, pour voir les portraits des Demoiſelles, qui ſont dans la ſale à manger, d’abord elle vous ſatisfera ; enſuite vous pourrés faire ce qu’il vous plaira ; & vous ne douterés plus de la verité, que je vous annonce, ſi vous voulés croire vos propres yeux : & ſi vous trouvés la choſe ainſi, je ſuis ſûre, que vous ferés content de ce que j’ai pris ſur moi l’office de votre bonne amie.

„L’Inconnuë. A. B.“

Elle envoya cette lettre par un meſſager particulier avec un ordre exprès de ne la remettre qu’en mains propres, ce qui fût parfaitement bien executé. Mais après l’avoir lû, il fût ſi extremement ſurpris d’une pareille intelligence, qu’il ne ſavoit qu’en penſer : quelquefois il s’imaginoit, que c’étoit quelqu’artifice de quelqu’un, qui envioit ſon bonheur en jouiſſant d’une femme ſi vertueuſe, afin de mettre la diſcorde entr’eux ; mais étant renvoyé à une épreuve ſi facile, il ne put s’empecher de croire, qu’il y avoit quelque choſe de vrai en cela. Sur quoi il reſolut de ſuſpendre ſon jugement jusqu’à ce qu’il l’eût vû de ſes propres yeux. Après cela le même après-dinée il feignit d’avoir reçû une lettre, qui l’obligeoit d’aller à la rencontre d’un Cavalier le lendemain entre 4. & 5. heures du matin à Weſtminſter, pour arranger quelqu’affaire, & il promit à ſa femme de revenir à 9. heures : en même tems il fit apporter un habit magnifique & le reſte à proportion chés un de ſes amis, où il les mit le lendemain ; ce qui le deguiſa tellement en mieux, que ſon ami même eût de la peine à le reconnoître. Environ les 6. heures il demande une bonne verre de vin chaud dans une Taverne, d’où il pouvoit voir ſortir ſa femme de ſon logis ; auſſitôt qu’elle fût paſſée, il paya l’hôte, & la ſuivit ; & la voyant entrer dans l’Egliſe de St. André, il commença à s’imaginer, qu’on lui en avoit impoſé : mais il fût bientôt convaincu du contraire, en la voyant traverſer l’Egliſe, & delà aller dans la maiſon, qu’on lui avoit indiqué. Sitôt qu’elle y fût entrée, il reſta environ une demie heure, & ſuivant ce qui étoit marqué dans la lettre, il y entra lui-même, & demanda après la Maîtreſſe du logis ; ſur quoi la vieille Maquerelle parut : Etes-vous la Maîtreſſe de la maiſon, Madame ? lui dit-il. Oui, Monſieur, lui repondit-elle, faute d’une meilleure : dites moi, je vous prie, ce que vous ſouhaités de moi. Pourquoi, Madame, j’ai grand beſoin d’une certaine ſorte de convenance charnelle, & on m’a dit, que vous pouvés m’aider en cela ; de quoi la Maquerelle parût un peu ſurpriſe : Que je peux vous aider en cela, Monſieur, lui dit-elle ; j’eſpére, que vous ne me conſiderés pas comme une Maquerelle ; & ſi vous le faites, ſûrement vous avés pris ma maiſon pour une autre, & pourrois vous faire voir, que je ſuis une toute autre perſonne. Si je vous ai offenſé, Madame, je vous en demande pardon, reprit-il ; mais le Chevalier Tom Stanhop m’a adreſſé ici, pour voir les portraits des Dames, qui ſont dans votre ſale à manger. Auſſitôt que la Maquerelle l’eût entendu parler ainſi, elle commença à le regarder avec plus de complaiſance, & le pria de monter, & le fit entrer après dans la ſale à manger, où il apperçu bientôt le portrait de ſa femme fait dans la perfection ; & en ayant fait le choix, je vous prie, Madame, lui dit-il, combien faut-il payer pour jouir de cette Dame, car elle me plait plus que toutes les autres. Certes, Monſieur, dit-elle, je reçois une Guinée pour chacune d’elles ; mais il y a un Cavalier, qui m’a promis de rendre une viſite ce matin à cette Dame, & je ſuis étonnée de ce qu’il n’eſt pas encore venu ; mais comme je l’attens à chaque inſtant, je ne puis recommander ce matin aucun autre Cavalier à cette Dame. Eſt-il maintenant avec elle ? dit-il. Non, Monſieur, lui repondit-elle ; mais je ne ſais pas, s’il ne viendra pas bientôt, ou non. Point du tout, Madame, lui repliqua-t-il, vous devés obſerver ici les mêmes regles, que chés les barbiers, où les premiers venus ſont les premiers ſervis. Allons voilà une Guinée & demie pour vous. Cela fit tant d’impreſſion ſur l’eſprit de la Maquerelle, qu’elle le conduiſit immediatement dans la chambre, où étoit ſa femme ; & en contrefaiſant ſa voix, autant qu’il pouvoit, Madame, lui dit-il, engagé par votre portrait, que j’ai admiré, je viens ici, afin d’être aſſés heureux pour jouir de l’original. A quoi elle répondit, ſans reconnoître ſon mari : Monſieur, vous étes très bien venû, pour jouir de tous les plaiſirs, que je pourrai vous procurer. Que faut-il payer, dit-il, Madame, pour une ſi grande felicité ? A quoi elle repondit d’abord : Je ne ſuis pas, Monſieur, une perſonne mercenaire, auſſi ne fais-je jamais aucun marché auparavant avec qui que ce ſoit ; mais j’accepte ce que les Meſſieurs, qui viennent ici, me donnent liberalement, & je laiſſe toujours le tout à leur generoſité : mais faites promptement ce que vous avés envie de faire, car je ſuis bornée pour une certaine heure : ce qu’entreprit d’abord notre beau déguiſé, ſans autre ceremonie. Et tandis qu’ils danſoient & jouiſſoient des plaiſirs de Venus, le cloches de l’Egliſe de St. André ſonnoient agréablement, ce qui lui fit dire, tandis qu’elle travailloit avec ſon Galant ſuppoſé : Ha, que les cloches de St. André ſonnent melodieuſement ! ce qu’elle repetoit auſſi ſouvent qu’ils renouvelloient leurs plaiſirs. Auſſitôt qu’ils eurent fini leur beſogne, ſon mari, pour paroître être le perſonnage, qu’il avoit emprunté, temoigna être très content de leur exercice, & lui fit un préſent d’une Guinée, & partit ſans ſe faire reconnoître ; & immediatement après que la priére fût finie, elle retourna ſelon ſa coûtume chés elle, comme ſi effectivement elle eût été faire ſes devotions.


Son mari s’étant defait de ſes ornemens & pris ſon habit ordinaire, il retourna à l’heure, qu’il avoit marquée, & ne donna aucun ſignal de ce qui s’étoit paſſé entr’eux : mais le ſoir étant enſemble dans leur lit, il lui prit envie d’eſſayer, s’il pourroit menager ſes affaires à la maiſon avec la même vigueur, qu’il l’avoit fait le matin au dehors ; mais s’appercevant, qu’il s’en manquoit de beaucoup de part & d’autre, il lui dit, que les cloches de St. André ne ſonnoient pas alors auſſi doucement, ni ſi agréablement, que le matin : mais quoi qu’il en ſoit, dit-il, puisqu’il n’en coute pas ſi cher ici, il faut me contenter. Sa femme fût tellement confonduë d’entendre ceci, qu’elle ne ſçût d’abord, que repondre. Elle ne pouvoit non plus comprendre, comment ſon mari avoit pû apprendre, qu’elle eût prononcé ces mêmes paroles le matin. Enfin elle prit la reſolution de le faire expliquer, & lui demanda, que ſignifioit ce qu’il venoit de dire. Et vous que penſiés vous, lui demanda-t-il, lorsque vous repetates ces mots ſi ſouvent ce matin ? Comment, repondit-elle d’un ton mépriſant, je les ai repetés ce matin ? Oui, Madame, lui dit il, un peu en colére : c’eſt vous qui les avés repetés ce matin, lorsque j’ai eû à faire avec vous dans le Bordel, déguiſé comme un Galant, dans un tel endroit, & où je vous ai donné une Guinée pour votre ouvrage du matin. Oui, Madame l’impudence, cela eſt vrai. N’en devés vous pas rougis ? „Et pour quelle raiſon ? lui repondit-elle hardiment, car ſi je rougis, vous ne pouvés pas le voir. Je ne vois pas non plus, pour quelle raiſon vous m’appellés impudence, puisque je ſuis ſûre, que je vous ai traité très poliment ; & ſi j’ai été là, vous y étiés auſſi bien que moi, & nous avons fait nos affaires enſemble ; où eſt donc la difference ? Outre cela je vois, que c’eſt votre propre faute : car ſi vous étiés auſſi vigoureux chés vous, que vous l’étes au dehors, je ſerois très contente de votre ouvrage au logis ſans en ſortir. Je m’apperçois très bien, que vous pouvés mieux travailler lorsqu’il vous plait ; & ſi vous ne vous blamés pas vous-même, & non pas moi, vous étes un cocu.“ Le mari entendant parler ſa femme ainſi, lui promit d’agir à l’avenir plus vigoureuſement, & elle lui promit auſſi de ſon côté de ne plus aller entendre le ſon melodieux des cloches de St. André, & ſe pardonnerent mutuellement l’un l’autre, & devinrent les meilleurs amis du monde.


Voilà comment font les Maquerelles avec les Bourgeoiſes, en tenant ainſi des maiſons de debauche ; c’eſt auſſi ce qui arrive, quand les maris agiſſent ſi non chalament avec leurs femmes, dont la concupiſcence eſt plus grande que le pouvoir de tels Epoux.