La Maquerelle de Londres/06
[CHAP. VI]
IL arriva depuis peu à Londres, qu’un
jeune homme beau & bien fait
pour ſa vîteſſe dans la courſe, entra
au ſervice d’un Cavalier Anglois, qui
lui donna une belle & neuve livrée,
& ſon Maître ayant beſoin d’une paire
de ſouliers, qu’il avoit commandée,
lui donna 5. Shillings pour les
payer : ce qu’ayant vû & entendu par
hazard une Maquerelle, crut, qu’elle
pourroit dans l’inſtant faire une dupe.
Il n’eût pas plûtôt quitté ſon Maître, qu’elle l’aborda en paſſant devant ſa
porte, lui diſant, qu’il y avoit chés
elle un de ſes païs, qui avoit grande
envie de boire un pot de bierre
avec lui. Un de mes païs ? dit-il ; je
vous ſuis obligé pour cette bonne
nouvelle ; quoi, un Irlandois ? ma foi
ils ſont tous de bonnes gens. Enſuite
il entra ; immediatement la Maquerelle
le fit aſſeoir, & lui dit, qu’elle
alloit appeller ſon païs : mais au lieu
de cela, elle lui envoya une fille de
joye, qui en ſe préſentant à lui, lui
dit : Mon païs, je ſuis fort aiſe de
vous voir. J’ai un pot de bierre à
votre ſervice, pour l’amour de notre
Patron St. Patrick. Et la vieille Maquerelle
ayant apporté la bierre, la
coquete prit le pot, & but à la ſanté
de St. Patrick. De bon cœur, dit
notre jeune homme, que la peſte m’étouffe,
ſi je ne vous fais raiſon : ce
qu’il fit à grands traits. Alors la fille
commença à lui témoigner beaucoup
de complaiſance & à le bien careſſer,
ce qui lui fit tant de plaiſir, qu’il
oublia ſa commiſſion, & rendit le
reciproque à la donzelle, qui le pria de
monter dans ſa chambre ; ce à quoi il
conſentit d’abord : là elle lui laiſſa la liberté de faire d’elle, ce que bon lui
ſembleroit ; & pour la recompenſer,
il lui donna 6 Sols. Mais étant au
bas de l’escalier, la vieille Maquerelle
lui demanda, comment lui plaiſoit
ſa païſe, & ſi elle l’avoit bien contentée.
Parbleux ! lui repondit-il, elle
eſt charmante ; auſſi lui ai-je donné
un demi Shilling pour la recompenſer
de la beſogne, que nous avons
faite enſemble. Et enſuite il voulut
paſſer la porte, mais la vieille le
prenant par l’habit, arretés un peu,
Monſieur, lui dit elle ; croyés-vous,
que j’entretiens des filles de joye à
ce prix-là. Bridget, dit-elle, qu’eſt-ce
que cet homme a fait avec vous, &
que vous a-t-il donné ? Il a fait ce
qu’il a voulû, repondit la fille ; il a
danſé une Courante deux ou trois
fois, & il étoit libre de le faire d’avantage,
s’il eût voulû ou pû ; mais
il ne m’a donné que 6. Sols. Comment,
miſerable ! dit la vieille, ſeulement
6 Sols ? Qui eſt-ce qui payera
le reſte ? Je croyois, Monſieur, que
vous auriés été plus genereux. Je
ne vends pas les Courantes, qui ſe
font chés moi, à un ſi bas prix : 5.
Shillings eſt le moindre, qu’on puiſſe me donner, & il faut me les donner,
avant que vous ſortiés d’ici ; ce qu’il
fût obligé de faire, & ferma la porte
ſur lui. Le pauvre diable ſe trouva
alors très embaraſſé, & il fût cependant
bien aiſe, après avoir donné ſon
argent, d’étre delivré de ſes griffes :
& au lieu de porter les ſouliers, il fût
forcé de dire à ſon Maître, qu’il lui
étoit arrivé un accident, & que quelque
filou ou autre lui avoit volé les
dits 5. Shillings. Mais ſon Maître n’étant
pas content de ce detail, examina
cette affaire de plus prêt, &
enfin decouvrit la verité ; & en lui
faiſant oter ſa nouvelle livrée, il le
congedia, pour lui donner plus de
loiſir pour aller rendre d’autres viſites
à ſa chere païſe. Mais, helas ! il
n’eût pas beſoin de l’aller voir d’avantage,
car il avoit déja fait ſes affaires,
l’ayant ſi bien poivré de la v--le, que
peu de tems après il n’étoit pas capable
de marcher, ni de ſe tenir ſur
ſes jambes ; & n’ayant pas d’argent
pour ſe faire guerir, il mourût
faute de ſecours.
C’eſt ainſi que les Maquerelles continuent dans leur train criminel. Elles attrapent ſouvent de pauvres idiots ſans réflexions : leurs demarches ſont autant de piéges, qu’elle ne reſpirent que le plus dangereux poiſon. Leurs châtimens ſont les maladies honteuſes, & leur but eſt de cauſer la mort.