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La Pesanteur et la Grâce/30

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 157-159).


L’ANNEAU DE GYGÈS

Les autres civilisations. On en donne les tares comme preuve de l’insuffisance des religions auxquelles elles sont suspendues. Pourtant, dans l’Europe, au cours des vingt derniers siècles d’histoire, on trouverait sans peine des tares au moins équivalentes. La destruction de l’Amérique par le massacre et de l’Afrique par l’esclavage, les massacres du Midi de la France, cela vaut bien l’homosexualité en Grèce ou les rites orgiaques en Orient. Mais on dit qu’en Europe il y a eu ces tares malgré la perfection du christianisme et dans les autres civilisations à cause de l’imperfection de la religion.

Exemple privilégié, à contempler longtemps, du mécanisme de l’erreur. Mettre à part. En appréciant l’Inde ou la Grèce, on met le mal en relation avec le bien. En appréciant le christianisme, on met le mal à part. [1]

On met à part sans le savoir, là précisément est le danger. Ou, ce qui est pire encore, on met à part par un acte de volonté, mais par un acte de volonté furtif à l’égard de soi-même. Et ensuite on ne sait plus qu’on a mis à part. On ne veut pas le savoir et, à force de ne pas vouloir le savoir, on arrive à ne pas pouvoir le savoir.

Cette faculté de mettre à part permet tous les crimes. Pour tout ce qui est hors du domaine où l’éducation, le dressage ont fabriqué des liaisons solides, elle constitue la clef de la licence absolue. C’est ce qui permet chez les hommes des comportements si incohérents, notamment toutes les fois qu’intervient le social, les sentiments collectifs (guerre, haines de nations et de classes, patriotisme d’un parti, d’une Église, etc.). Tout ce qui est couvert du prestige de la chose sociale est mis dans un autre lieu que le reste et soustrait à certains rapports.

On use aussi de cette clef quand on cède à l’attrait du plaisir.

J’en use lorsque je remets de jour en jour l’accomplissement d’une obligation. Je sépare l’obligation et l’écoulement du temps.

Il n’y a rien de plus désirable que de jeter cette clef. Il faudrait la jeter au fond d’un puits où on ne puisse jamais la reprendre.

L’anneau de Gygès devenu invisible, c’est précisément l’acte de mettre à part. Mettre à part soi et le crime que l’on commet. Ne pas établir la relation entre les deux.

L’acte de jeter la clef, de jeter l’anneau de Gygès, c’est l’effort propre de la volonté, c’est la marche douloureuse et aveugle hors de la caverne.

Gygès. Je suis devenu roi, et l’autre roi a été assassiné. Aucun rapport entre ces deux choses. Voilà l’anneau.

Un patron d’usine. J’ai telles et telles jouissances coûteuses et mes ouvriers souffrent de la misère. Il peut avoir très sincèrement pitié de ses ouvriers et ne pas former le rapport.

Car aucun rapport ne se forme si la pensée ne le produit pas. Deux et deux restent indéfiniment deux et deux si la pensée ne les ajoute pas pour en faire quatre.

Nous haïssons les gens qui voudraient nous amener à former les rapports que nous ne voulons pas former.

La justice consiste à établir dans les choses analogues des rapports identiques entre termes homothétiques, même lorsque certaines de ces choses nous concernent personnellement et sont pour nous l’objet d’un attachement.

Cette vertu se situe au point de contact du naturel et du surnaturel. Elle est du domaine de la volonté et de l’intelligence claire, donc de la caverne (car notre clarté, ce sont les ténèbres), mais on ne peut pas s’y maintenir si on ne passe pas dans la lumière.

  1. Simone Weil illustre ici une vérité profonde à l’aide d’un exemple assez mal choisi. Quand un chrétien (par exemple un Inquisiteur) se comporte avec cruauté, il est bien permis de constater qu’il agit ainsi malgré sa religion, puisque celle-ci commande avant tout la charité. Mais quand un nazi agit de même, il est licite d’attribuer (au moins en partie) sa conduite à sa doctrine, puisque celle-ci légitime la cruauté. (Note de l’Éditeur.)