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La Pesanteur et la Grâce/31

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 160-165).


LE SENS DE L’UNIVERS[1]

Nous sommes une partie qui doit imiter le tout.

L’atman. Que l’âme d’un homme prenne pour corps tout l’univers. Qu’elle ait avec tout l’univers le même rapport que celle d’un collectionneur à sa collection, d’un des soldats qui mouraient en criant : « Vive l’Empereur ! » à Napoléon. L’âme se transporte, hors du corps propre, dans autre chose. Qu’elle se transporte donc dans tout l’univers.

S’identifier à l’univers même. Tout ce qui est moindre que l’univers est soumis à la souffrance.

J’ai beau mourir, l’univers continue. Cela ne me console pas si je suis autre que l’univers. Mais si l’univers est à mon âme comme un autre corps, ma mort cesse d’avoir pour moi plus d’importance que celle d’un inconnu. De même mes souffrances.

Que l’univers entier soit pour moi, par rapport à mon corps, ce qu’est le bâton d’un aveugle par rapport à sa main. Il n’a réellement plus sa sensibilité dans sa main, mais au bout du bâton. Il y faut un apprentissage.

Restreindre son amour au sujet pur et l’étendre à tout l’univers, c’est la même chose.

Changer le rapport entre soi et le monde comme, par l’apprentissage, l’ouvrier change le rapport entre soi et l’outil. Blessure : c’est le métier qui rentre dans le corps. Que toute souffrance fasse rentrer l’univers dans le corps.

Habitude, habileté : transport de la conscience dans un objet autre que le corps propre.

Que cet objet soit l’univers, les saisons, le soleil, les étoiles.

Le rapport entre le corps et l’outil change dans l’apprentissage. Il faut changer le rapport entre le corps et le monde.

On ne se détache pas, on change d’attachement. S’attacher à tout.

À travers chaque sensation, sentir l’univers. Qu’importe alors que ce soit plaisir ou douleur ? Si on a la main serrée par un être aimé, revu après longtemps, qu’importe qu’il serre fort et fasse mal ?

Un degré de douleur où l’on perd le monde. Mais après, l’apaisement vient. Et si le paroxysme revient, l’apaisement revient ensuite aussi. Ce degré même, si on le sait, devient attente de l’apaisement, et par suite ne coupe pas le contact avec le monde.

Deux tendances limites : détruire le moi au profit de l’univers ou détruire l’univers au profit du moi. Celui qui n’a pas su devenir rien court le risque d’arriver a un moment où toutes choses autres que lui cessent d’exister.

Nécessité extérieure ou besoin intérieur impérieux comme de respirer. « Devenons le souffle central. » Même si une douleur à la poitrine rend la respiration pénible, on respire, on ne peut pas faire autrement.

Associer le rythme de la vie du corps à celui du monde, sentir constamment cette association et sentir aussi l’échange perpétuel de matière par lequel l’être humain baigne dans le monde.

Ce que rien ne peut ôter à un être humain tant qu’il vit : comme mouvement où la volonté a prise, respiration ; comme perception, l’espace (même dans un cachot, même les yeux et les tympans crevés, tant qu’on vit, on perçoit l’espace).

Attacher à cela les pensées dont on désire que nulle circonstance ne puisse priver.

Aimer le prochain comme soi-même ne signifie pas aimer tous les êtres également, car je n’aime pas également tous les modes d’existence de moi-même. Ni ne jamais les faire souffrir, car je ne refuse pas de me faire souffrir moi-même. Mais avoir avec chacun le rapport d’une manière de penser l’univers à une autre manière de penser l’univers, et non à une partie de l’univers.

Ne pas accepter un événement du monde, c’est désirer que le monde ne soit pas. Or cela est en mon pouvoir pour moi ; si je le désire, je l’obtiens. Je suis alors un abcès du monde.

Vœux dans le folklore : les désirs ont cela de dangereux qu’ils sont exaucés.

Désirer que le monde ne soit pas, c’est désirer que moi, tel que je suis, je sois tout.

Puisse l’univers tout entier, depuis ce caillou à mes pieds, jusqu’aux plus lointaines étoiles, exister pour moi à tout moment autant qu’Agnès pour Arnolphe ou la cassette pour Harpagon.

Si je veux, le monde peut m’appartenir comme le trésor à l’avare.

Mais c’est un trésor qui ne s’accroît pas.

Ce « je » irréductible qui est le fond irréductible de ma souffrance, le rendre universel.

Qu’importe qu’il n’y ait jamais de joie en moi, puisqu’il y a perpétuellement joie parfaite en Dieu ! Et de même pour la beauté, l’intelligence et toutes choses.

Désirer son salut est mauvais, non parce que c’est égoïste (il n’est pas au pouvoir de l’homme d’être égoïste), mais parce que c’est orienter l’âme vers une simple possibilité particulière et contingente, au lieu de la plénitude de l’être, au lieu du bien qui est inconditionnellement.

Tout ce que je désire existe, ou a existé, ou existera quelque part. Car je ne peux pas inventer complètement. Dès lors, comment ne pas être comblé ?

Br. Je ne pouvais m’empêcher de l’imaginer vivant, d’imaginer sa maison comme un lieu possible, pour moi, de ses douces conversations. Alors la conscience du fait de sa mort faisait un affreux désert. Froid de métal. Que m’importait qu’il y eût d’autres gens à aimer ? L’amour que je dirigeais vers lui, accompagné d’ébauches intérieures, d’échanges qui ne pouvaient avoir lieu qu’avec lui, était sans objet. Maintenant je ne l’imagine plus comme vivant et sa mort ne m’est plus intolérable. Son souvenir m’est doux. Mais il en est d’autres, qu’alors je ne connaissais pas, et dont la mort me ferait le même effet.

D… n’est pas mort, mais l’amitié que je lui portais est morte, accompagnée d’une semblable douleur. Il n’est plus qu’une ombre.

Mais je ne peux imaginer la même transformation pour X… Y… Z…, qui pourtant n’existaient pas à ma connaissance, il y a si peu de temps.

Comme des parents ne peuvent se représenter qu’un enfant ait été néant trois ans auparavant, de même on ne peut se représenter qu’on n’ait pas toujours connu les êtres qu’on aime.

J’aime mal, il me semble : sinon les choses ne se passeraient pas ainsi pour moi. Mon amour ne serait pas attaché à quelques êtres. Il serait disponible pour tout ce qui mérite d’être aimé.

« Soyez parfaits comme votre père céleste… » Aimez comme le soleil éclaire. Il faut ramener son amour à soi pour le répandre sur toutes choses. Dieu seul aime toutes choses et il n’aime que soi.

Aimer en Dieu est bien plus difficile qu’on ne croit.

Je puis souiller tout l’univers de ma misère et ne pas la sentir ou la rassembler en moi.

Supporter le désaccord entre l’imagination et le fait.

« Je souffre. » Cela vaut mieux que « ce paysage est laid ».

Ne pas vouloir changer son propre poids dans la balance du monde — la balance d’or de Zeus.

La vache entière est laitière, bien qu’on ne tire de lait que des pis. De même, le monde est producteur de sainteté.

  1. L’identification de l’âme à l’univers n’a ici aucun rapport avec le panthéisme. On ne peut accepter pleinement l’aveugle nécessité qui régit l’univers qu’en adhérant par amour au Dieu transcendant à l’univers. Cf. plus haut : « Ce monde, en tant que tout à fait vide de Dieu est Dieu lui-même. » (Note de l’Éditeur.)