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La Pesanteur et la Grâce/36

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 182-188).


LE GROS ANIMAL[1]

Le gros animal est le seul objet d’idolâtrie, le seul ersatz de Dieu, la seule imitation d’un objet qui est infiniment éloigné de moi et qui est moi.

Si l’on pouvait être égoïste, ce serait bien agréable. Ce serait le repos. Mais littéralement on ne peut pas.

Il m’est impossible de me prendre pour fin, ni par suite de prendre pour fin mon semblable, puisqu’il est mon semblable. Ni aucun objet matériel, car la matière est encore moins capable de recevoir la finalité que les êtres humains.

Une seule chose ici-bas peut être prise pour fin, car elle possède une espèce de transcendance à l’égard de la personne humaine : c’est le collectif. Le collectif est l’objet de toute idolâtrie, c’est lui qui nous enchaîne à la terre. L’avarice : l’or est du social. L’ambition : le pouvoir est du social. La science, l’art aussi. Et l’amour ? L’amour fait plus ou moins exception ; c’est pourquoi on peut aller à Dieu par l’amour, non par l’avarice ou l’ambition. Mais pourtant le social n’est pas absent de l’amour (passions excitées par les princes, les gens célèbres, tous ceux qui ont du prestige…).

Il y a deux biens, de même dénomination, mais radicalement autres : celui qui est le contraire du mal et celui qui est l’absolu. L’absolu n’a pas de contraire. Le relatif n’est pas le contraire de l’absolu ; il en dérive par un rapport non commutatif. Ce que nous voulons, c’est le bien absolu. Ce que nous pouvons atteindre, c’est le bien corrélatif du mal. Nous nous y portons par erreur, comme le Prince qui se prépare à aimer la servante au lieu de la maîtresse. Ce sont les vêtements qui causent l’erreur. C’est le social qui jette sur le relatif la couleur de l’absolu. Le remède est dans l’idée de relation. La relation sort violemment du social. Elle est le monopole de l’individu. La société est la caverne, la sortie est la solitude.

La relation appartient à l’esprit solitaire. Nulle foule ne conçoit la relation. Ceci est bien ou mal à l’égard de… dans la mesure où… Cela échappe à la foule. Une foule ne fait pas une addition.

Celui qui est au-dessus de la vie sociale y rentre quand il veut, non celui qui est au-dessous. De même pour tout. Relation non commutative entre le meilleur et le moins bon.

Le végétatif et le social sont les deux domaines où le bien n’entre pas.

Le Christ a racheté le végétatif, non le social. Il n’a pas prié pour le monde.

Le social est irréductiblement le domaine du prince de ce monde. On n’a d’autre devoir à l’égard du social que de tenter de limiter le mal (Richelieu : le salut des États n’est que dans ce monde).

Une société à prétention divine comme l’Église est peut-être plus dangereuse par l’ersatz de bien qu’elle contient que par le mal qui la souille.

Une étiquette divine sur du social : mélange enivrant qui enferme toute licence. Diable déguisé.

La conscience est abusée par le social. L’énergie supplémentaire (imaginative) est en grande partie suspendue au social. Il faut l’en détacher. C’est le détachement le plus difficile.

La méditation sur le mécanisme social est à cet égard une purification de première importance.

Contempler le social est une voie aussi bonne que se retirer du monde. C’est pourquoi je n’ai pas eu tort de côtoyer si longtemps la politique.

Il n’y a que par l’entrée dans le transcendant, le surnaturel, le spirituel authentique que l’homme devient supérieur au social. Jusque-là, en fait et quoi qu’il fasse, le social est transcendant par rapport à l’homme.

Sur le plan non surnaturel, la société est ce qui sépare du mal (de certaines formes du mal) comme par une barrière ; une société de criminels ou de vicieux, fût-elle composée de quelques hommes, supprime cette barrière.

Mais qu’est-ce qui pousse à entrer dans une telle société ? Ou la nécessité, ou la légèreté, ou, le plus souvent, un mélange des deux ; on ne croit pas s’engager, car on ne sait pas que, hormis le surnaturel, la société seule empêche de passer naturellement dans les formes les plus atroces de vices ou de crimes. On ne sait pas qu’on va devenir autre, car on ne sait pas jusqu’où va en soi-même le domaine de ce qui est modifiable par l’extérieur. On s’engage toujours sans savoir.

Rome, c’est le gros animal athée, matérialiste, n’adorant que soi, Israël, c’est le gros animal religieux. Ni l’un ni l’autre n’est aimable. Le gros animal est toujours répugnant.

Est-ce qu’une société où régnerait seulement la pesanteur est viable, ou est-ce qu’un peu de surnaturel est une nécessité vitale ?

À Rome, peut-être, pesanteur seulement.

Chez les Hébreux peut-être aussi. Leur Dieu était lourd.

Peut-être un seul peuple antique absolument sans mystique : Rome. Par quel mystère ? Cité artificielle faite de fugitifs, comme Israël.

Gros animal de Platon. — Le marxisme, pour autant qu’il est vrai, est entièrement contenu dans la page de Platon sur le gros animal, et sa réfutation y est contenue aussi.

Force du social. L’accord entre plusieurs hommes renferme un sentiment de réalité. Il renferme aussi un sentiment de devoir. L’écart, par rapport à cet accord, apparaît comme un péché. Par là, tous les retournements sont possibles. Un état de conformité est une imitation de la grâce.

Par un singulier mystère — qui tient à la puissance du social — la profession donne aux hommes moyens, pour les objets qui s’y rapportent, des vertus qui, si elles s’étendaient à toutes les circonstances de la vie, en feraient des héros ou des saints.

Mais la puissance du social fait que ces vertus sont naturelles. Aussi ont-elles besoin de compensation.

Pharisiens : « En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur salaire. » Inversement, le Christ pouvait dire des publicains et des prostituées : en vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur châtiment — à savoir la réprobation sociale. Dans la mesure où ils l’ont, le Père qui est dans le secret ne les châtie pas. Au lieu que les péchés non accompagnés de réprobation sociale reçoivent leur pleine mesure du châtiment du Père qui est dans le secret. Ainsi la réprobation sociale est une faveur du sort. Mais elle se tourne en mal supplémentaire pour ceux qui, sous la pression de cette réprobation, se fabriquent un milieu social excentrique, à l’intérieur duquel ils ont licence. Milieux de criminels, d’homosexuels, etc.

Le service du faux Dieu (de la Bête sociale sous quelque incarnation que ce soit) purifie le mal en éliminant l’horreur. À qui le sert, rien ne paraît mal, sauf les défaillances dans le service. Mais le service du vrai Dieu laisse subsister et même rend plus intense l’horreur du mal. Ce mal dont on a horreur, en même temps on l’aime comme émanant de la volonté de Dieu.

Ceux qui aujourd’hui croient que l’un des adversaires est du côté du bien croient aussi qu’il aura la victoire[2].

Regarder un bien, aimé comme tel, comme condamné par le cours prochain des événements est une douleur intolérable.

L’idée que ce qui n’existe plus du tout puisse être un bien est pénible et on l’écarte. C’est là soumission au gros animal.

La force d’âme des communistes vient de ce qu’ils se portent, non seulement vers ce qu’ils croient être le bien, mais vers ce qu’ils croient qui va inéluctablement et prochainement se produire. Ainsi, ils peuvent, sans être des saints — il s’en faut de beaucoup — supporter des dangers et des souffrances que seul un saint supporterait pour la justice toute seule.

À certains égards, l’état d’esprit des communistes est très analogue à celui des premiers chrétiens.

Cette propagande eschatologique explique très bien les persécutions de la première période.

« Celui à qui peu est remis aime peu. » Il s’agit de celui chez qui la vertu sociale tient une grande place. La grâce trouve peu d’espace libre en lui. L’obéissance au grand animal conforme au bien, c’est là la vertu sociale.

Est pharisien un homme qui est vertueux par obéissance au gros animal.

La charité peut et doit aimer dans tous les pays tout ce qui est condition du développement spirituel des individus, c’est-à-dire, d’une part, l’ordre social, même s’il est mauvais, comme étant moins mauvais que le désordre, d’autre part, le langage, les cérémonies, les coutumes, tout ce qui participe au beau, toute la poésie qui enveloppe la vie d’un pays.

Mais une nation comme telle ne peut être objet d’amour surnaturel. Elle n’a pas d’âme. C’est un gros animal.

Et pourtant une cité…

Mais cela n’est pas du social ; c’est un milieu humain dont on n’a pas plus conscience que de l’air qu’on respire. Un contact avec la nature, le passé, la tradition.

L’enracinement est autre chose que le social.

Patriotisme. On ne doit pas avoir d’autre amour que la charité. Une nation ne peut pas être un objet de charité. Mais un pays peut l’être, comme milieu porteur de traditions éternelles. Tous les pays peuvent l’être.

  1. Sur l’origine de ce mythe, cf. Platon, République, liv. VI. — Adorer le « gros animal », c’est penser et agir conformément aux préjugés et aux réflexes de la foule, au détriment de toute recherche personnelle de la vérité et du bien (Note de l’Éditeur).
  2. Ces lignes ont été écrites en 1942. (Note de l’Éditeur.)