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La Pesanteur et la Grâce/37

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 189-193).


ISRAËL

La chrétienté est devenue totalitaire, conquérante, exterminatrice parce qu’elle n’a pas développé la notion de l’absence et de la non-action de Dieu ici-bas. Elle s’est attachée à Jéhovah autant qu’au Christ ; elle a conçu la Providence à la manière de l’Ancien Testament. Israël seul pouvait résister à Rome parce qu’il lui ressemblait, et le christianisme naissant portait ainsi la souillure romaine avant d’être la religion officielle de l’Empire. Le mal fait par Rome n’a jamais été vraiment réparé.

Dieu a fait à Moïse et à Josué des promesses purement temporelles à une époque où l’Égypte était tendue vers le salut éternel de l’âme. Les Hébreux, ayant refusé la révélation égyptienne, ont eu le Dieu qu’ils méritaient : un Dieu charnel et collectif qui n’a parlé jusqu’à l’exil à l’âme de personne (à moins que, dans les Psaumes) ?… Parmi les personnages des récits de l’Ancien Testament, Abel, Hénoch, Noé, Melchisédech, Job, Daniel seuls sont purs. Il n’est pas étonnant qu’un peuple d’esclaves fugitifs, conquérants d’une terre paradisiaque aménagée par des civilisations au labeur desquelles ils n’avaient eu aucune part et qu’ils détruisirent par des massacres, — qu’un tel peuple n’ait pu donner grand-chose de bon. Parler de « Dieu éducateur » au sujet de ce peuple est une atroce plaisanterie.

Rien d’étonnant qu’il y ait tant de mal dans une civilisation — la nôtre — viciée à sa base et dans son inspiration même par cet affreux mensonge. La malédiction d’Israël pèse sur la chrétienté. Les atrocités, l’Inquisition, les exterminations d’hérétiques et d’infidèles, c’était Israël. Le capitalisme, c’était Israël (ce l’est encore dans une certaine mesure…). Le totalitarisme, c’est Israël, notamment chez ses pires ennemis.

Il ne peut y avoir de contact personnel entre l’homme et Dieu que par la personne du Médiateur. En dehors du Médiateur, la présence de Dieu à l’homme ne peut être que collective, nationale. Israël a simultanément choisi le Dieu national et refusé le Médiateur ; il a peut-être tendu de temps à autre au véritable monothéisme, mais toujours il retombait, et ne pouvait pas ne pas retomber, au Dieu de tribu.

L’homme qui a contact avec le surnaturel est par essence roi, car il est la présence dans la société, sous forme d’infiniment petit, d’un ordre transcendant au social.

Mais la place qu’il occupe dans la hiérarchie sociale est tout à fait indifférente.

Quant au grand dans l’ordre social, seul en est susceptible celui qui a capté une grande partie de l’énergie du gros animal. Mais il ne peut avoir part au surnaturel.

Moïse, Josué, telle est la part de surnaturel de ceux qui ont capté beaucoup d’énergie sociale.

Israël est une tentative de vie sociale surnaturelle. Il a réussi, on peut le supposer, ce qu’il y a de mieux dans le genre. Inutile de recommencer. Le résultat montre de quelle révélation divine le gros animal est capable.

Isaïe le premier apporte de la lumière pure.

Israël a résisté à Rome parce que son Dieu, bien qu’immatériel, était un souverain temporel au niveau de l’Empereur, et c’est grâce à cela que le christianisme a pu naître. La religion d’Israël n’était pas assez élevée pour être fragile et, grâce à cette solidité, elle a pu protéger la croissance de ce qui est le plus élevé[1].

Il était nécessaire qu’Israël ignorât l’idée de l’Incarnation pour que la Passion fût possible. Rome aussi (ce furent peut-être les deux seuls peuples à l’ignorer). Mais il fallait pourtant qu’Israël eût quelque part à Dieu. Toute la part possible sans spiritualité ni surnaturel. Religion exclusivement collective. C’est par cette ignorance, par ces ténèbres qu’il fut le peuple élu. Ainsi peut-on comprendre la parole d’Isaïe : « J’ai endurci leur cœur pour qu’ils n’entendent pas ma parole. »

C’est pour cela que tout est souillé de péché dans Israël, parce qu’il n’y a rien de pur sans participation à la divinité incarnée, et pour que le manque d’une telle participation fût manifeste.

La grande souillure n’est-elle pas la lutte de Jacob avec l’ange : « L’Éternel… fera justice de Jacob selon ses œuvres. Dès le sein maternel, il supplanta son frère et, dans sa virilité, il triompha d’un Dieu. Il lutta contre un ange et fut vainqueur, et celui-ci pleura et demanda grâce… »

N’est-ce pas le grand malheur, quand on lutte contre Dieu, de n’être pas vaincu ?

Israël. Tout est souillé et atroce, comme à dessein, à partir d’Abraham inclusivement (sauf quelques prophètes). Comme pour indiquer tout à fait clairement : Attention ! là c’est le mal !

Peuple élu pour l’aveuglement, élu pour être le bourreau du Christ.

Les Juifs, cette poignée de déracinés a causé le déracinement de tout le globe terrestre. Leur part dans le christianisme a fait de la chrétienté une chose déracinée par rapport à son propre passé. La tentative de réenracinement de la Renaissance a échoué parce qu’elle était d’orientation antichrétienne. La tendance des « lumières », 1789, la laïcité, etc., ont accru encore infiniment le déracinement par le mensonge du progrès. Et l’Europe déracinée a déraciné le reste du monde par la conquête coloniale. Le capitalisme, le totalitarisme font partie de cette progression dans le déracinement ; les antisémites, naturellement, propagent l’influence juive. Mais avant qu’ils déracinent par le poison, l’Assyrie en Orient, Rome en Occident avaient déraciné par le glaive.

Le christianisme primitif a fabriqué le poison de la notion de progrès par l’idée de la pédagogie divine formant les hommes pour les rendre capables de recevoir le message du Christ. Cela s’accordait avec l’espoir de la conversion universelle des nations et de la fin du monde comme phénomènes imminents. Mais aucun des deux ne s’étant produit, au bout de dix-sept siècles on a prolongé cette notion de progrès au-delà du moment de la Révélation chrétienne. Dès lors elle devait se retourner contre le christianisme.

Les autres poisons mélangés à la vérité du christianisme sont d’origine juive. Celui-là est spécifiquement chrétien.

La métaphore de la pédagogie divine dissout la destinée individuelle, qui seule compte pour le salut, dans celle des peuples.

Le christianisme a voulu chercher une harmonie dans l’histoire. C’est le germe de Hegel et de Marx. La notion d’histoire comme continuité dirigée est chrétienne.

Il me semble qu’il y a peu d’idées plus complètement fausses. Chercher l’harmonie dans le devenir, dans ce qui est le contraire de l’éternité. Mauvaise union des contraires.

L’humanisme et ce qui s’est ensuivi n’est pas un retour à l’Antiquité, mais un développement de poisons intérieurs au christianisme.

C’est l’amour surnaturel qui est libre. En voulant le forcer, on lui substitue un amour naturel. Mais, inversement, la liberté sans amour surnaturel, celle de 1789 est tout à fait vide, une simple abstraction, sans aucune possibilité d’être jamais réelle.

  1. Reconnaître, comme le fait ici Simone Weil, d’une part qu’il y a eu, dans l’histoire d’Israël, des éclairs de mystique pure (Isaïe, etc.) et d’autre part que le christianisme naissant a été protégé par sa « coquille » juive, c’est déjà légitimer la mission divine d’Israël.