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La Philosophie de Georges Courteline/II

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II


Où des vérités qui,
sans doute, ne sont guère
que des paradoxes,
alternent avec des paradoxes
qui sont
peut-être des vérités.
Sganarelle et La Palisse sont peut-être de tous les hommes (moi compris) les seuls qui ne

me paraissent pas ridicules.

Les cœurs bien nés dont parle le poète ressentent cruellement une mesure vexatoire, pour l’injustice qu’elle porte en soi et qui meurtrit, choque, brise en eux des tas de petites choses fragiles.

Les âmes vulgaires en prennent volontiers leur parti, mais à la condition qu’elle soit générale et que tout le monde en pâtisse.

L’idée que le feu a pris partout leur est une consolation de ce que l’incendie est chez eux.

Je ne sais pas de spectacle plus sain, d’un comique plus réconfortant, que celui d’un monsieur recevant de main de maître une beigne qu’il avait cherchée.

Ô joie ! Ô la force physique mise au service du bon droit !

Arrêter un taxi-auto.

Dire au chauffeur : « À tel endroit. » S’entendre répondre : « C’est vingt francs », et déclarer :

— C’est entendu.

Grimper dans le taxi.

Arriver.

Dire au chauffeur en le payant : « Voici les trois francs quinze centimes indiqués à votre compteur, plus, pour vous, dix-sept sous de pourboire.

Attendre l’effet. Regarder le chauffeur dégringoler de sa bagnole avec des yeux de bête féroce ; le voir se ruer, lui casser le bras d’un coup de poing, et rentrer dîner en famille.

Les histoires compliquées, obscures, celles dont on dit : « Quelle drôle d’affaire !… Je ne comprends pas pourquoi il ou elle a dit cela… Il y a là-dedans une chose dont le mystère m’échappe… », sont toujours des histoires de gens qui se sont montré leurs derrières quand ils n’en avaient pas le droit.

L’homme est un être délicieux : c’est le roi des animaux. On le dit bouché et féroce, c’est de l’exagération. Il ne montre de férocité qu’aux gens hors d’état de se défendre, et il n’est point de question si obscure qu’elle lui demeure impénétrable : la simple menace d’un coup de pied au derrière ou d’un coup de poing en pleine figure, et il comprend à l’instant même.

Il est certain que, quoi qu’on fasse, on est toujours le fantoche de quelqu’un. C’est un malheur dont on ne meurt pas. Il faut s’en consoler, en rire, songer que la vie est un prétexte à nous blaguer les uns les autres, et penser du prochain et de sa malignité :

— Il ne se moquera jamais de moi autant que je me ficherai de lui.

La tendance qu’éprouve l’homme à trouver spirituel un propos bêtement méchant, pour peu, seulement, qu’il mette en cause une personne de connaissance, n’est pas un des moindres indices de son excellent naturel.

Un des plus clairs effets de la présence d’un enfant dans le ménage, est de rendre complètement idiots de braves parents qui, sans lui, n’eussent peut-être été que de simples imbéciles.

L’avantage qu’il y a à être dans le vrai, c’est que toujours, forcément, on finit par avoir raison. En théorie, du moins.

Quelqu’un (Gambetta, je crois) a dit : « La Justice immanente », et vraisemblablement elle l’est. Par malheur, boiteuse, elle se traîne, et la vie marche plus vite qu’elle. Toujours le crime serait puni et la vertu récompensée — aux plus compliqués des drames le plus simple des dénouements ! — si à chaque instant la Mort n’intervenait, mettant les adversaires d’accord et classant le dossier de l’affaire.

C’est dommage.

La fierté, qui est le propre de l’homme à l’égal du rire, si ce n’est plus, a ses petites exigences ; d’autant plus impérieuses qu’elles sont moins justifiées.

Qu’est l’orgueil d’un Leverrier voyant apparaître au jour dit et à la place désignée, en l’immensité des espaces, l’astre annoncé depuis vingt ans, comparé à la gloire d’une brute qui a trouvé plus bête qu’elle ?

La vie s’accommode des milieux où les circonstances la placent.

Qui commence par conter des blagues finit souvent par mentir. Ce petit œuf n’a l’air de rien : il contient pourtant en germe l’Affaire Dreyfus tout entière.

Il y a des gens chez lesquels la simple certitude de les pouvoir satisfaire fait naître des besoins spontanés.

S’il fallait tolérer aux autres tout ce qu’on se permet à soi-même, la vie ne serait plus tenable.

On ne sait trop lequel est le plus bête et, par conséquent, le plus dangereux, de se figer dans la routine des choses ou d’en prendre systématiquement et aveuglement le contre-pied.

Des gens trouvent que rien ne va, accusent le progrès d’être la cause de tout et disent du Présent qu’il ne vaut pas le Passé. Ils n’en savent rien, moi non plus ; mais le mécontentement humain ayant été de tous les temps, on en peut conclure que le Passé, au temps où il était le Présent, a tenu un langage identique.

D’ailleurs, s’il eût été l’âge d’or, l’Humanité, probablement, se serait donné moins de mal en vue d’un avenir meilleur.

Une loi d’amélioration régit le monde depuis qu’il est le monde : la vérité et le progrès sont donc perpétuellement en marche. Toutefois, il est prudent de se tenir par système et dans une certaine mesure en réaction contre l’Avènement quel qu’il soit, le propre d’une évolution étant de commencer, toujours, par dépasser le but visé puis de rétrograder plus ou moins dans la direction du retardataire.

Nous vivons en des temps où la véritable honnêteté ne se sent guère plus à son aise qu’une femme de mœurs irréprochables dans un de ces milieux bâtards, comme il y en a, à la fois strictement corrects et manifestement équivoques. La correction, ce mal né d’hier et dont nous périrons demain si nous n’y mettons bon ordre, nous envahit de jour en jour ; sournoise et doucereuse ennemie, perfide compromis des consciences qui capitulent sans en convenir, ne se sentant pas le courage de se mettre purement et simplement en carte et de descendre sur le trottoir.

C’est elle qui est la cause de tout ; c’est elle qui initie les hommes à l’art de danser sur les œufs, c’est elle qui les pousse peu à peu à côtoyer les précipices et à ne plus faire leur devoir tout en s’acquittant de leur tâche.

L’idée que la Guerre pourrait être éternelle et durer autant que l’Espèce, me paraît aussi bête que la Guerre elle-même.

La Guerre aura une fin comme aura une fin tout ce qui est en contradiction avec le vœu de la nature, à laquelle on prête gratuitement les plus ridicules intentions.

Une sottise, passée vérité à l’ancienneté, affirme : « Tant qu’il y aura des hommes, ils chercheront à s’entr’égorger, une loi commune et monstrueuse voulant que les gros dévorent les petits. »

D’abord, on ne voit pas que les petits chiens soient dévorés par les gros, lesquels, de leur côté, étrangleraient moins de chats si l’homme prenait moins d’amusement à leur en donner le conseil.

Quant à l’homme, s’il a, comme cela est vrai, une certaine tendance à détruire, il en a une plus grande encore à se conserver, et tout démontre que le goût de la vie l’emporte sur celui du meurtre, de beaucoup.

Bismarck, un jour qu’il avait bu, a prononcé un mot que la Prusse a recueilli, qu’elle a pris au sérieux et dont elle périra.

— La Force, a-t-il dit, prime le Droit.

C’est là une vérité d’une heure, une vérité momentanée, et toute vérité qui n’est pas éternelle n’est pas une vérité du tout.

La Force prime si peu le Droit qu’en aucun cas elle ne l’engendre, et que le Droit, lui, au contraire, finit toujours par engendrer la Force, qui en devient le mur de soutènement.

Si l’Agresseur eût vu le triomphe de l’abominable attentat, c’eût été tellement la fin de tout, la banqueroute du pauvre petit patrimoine d’idées saines, d’espoir en Dieu de confiance dans le Droit et dans la Vérité, qui nous aide à faire bon marché des malpropretés de la vie, que je n’ai pas plus tremblé — je le confesse ici, à mon honneur ou à ma confusion, — pour ma chère Patrie que pour ma chère Justice.

Jamais on n’aura mieux vu combien il est vrai que les hommes sont les humbles rouages des choses et quelle part occupe la chance dans la marche des choses et dans la vie des hommes. Est-il un Français dont les cheveux ne blanchissent pas sur la tête à l’évoqué du péril évité, évité à l’heure même où l’impossibilité qu’il le fût apparaissait évidente ? alors que le Monstre, saoul de gloire, voyait de ses yeux la Tour Eiffel et les coupoles du Sacré-Cœur se découper sur l’horizon ?… Derrière de ridicules troncs d’arbres couchés en travers de ses portes, de pitoyables chevaux de frise qui eussent pu servir à caler les bicyclettes de Pantagruel, Paris haletait, perdu, happé d’avance comme une mouche par la main d’un écolier !…

Mais les choses veillaient, ne voulaient pas.

Un imbécile passa.

Ayant, d’un geste prompt, écarté la main prête à prendre :

— Pas aujourd’hui, dit-il, demain !

Une bêtise était dite. Le litige était tranché. Des millions de combattants armés les uns contre les autres, les destinées étaient désormais écrites.

Je ne vois pas pourquoi on ne se paierait pas le luxe d’élever au général Von Kluck, place de la Concorde par exemple, une statue équestre qui porterait, gravés dans le granit de son socle, ces mots :

au général von kluck,
auteur principal
de la victoire de la marne,
la france reconnaissante.

La vie n’a pas la mort pour but, comme la Guerre voudrait le faire croire.

Elle l’a pour point d’arrivée, ce qui n’est pas la même chose ; et il est hors de discussion qu’elle s’est appliquée de tout temps à retarder de tout son effort le fâcheux moment de l’échéance.

Il faudrait être bien aveugle ou bien décidé à ne pas voir, pour nier que l’état de Civilisation, par conséquent l’état de Paix, envahit l’état de Sauvagerie, par conséquent l’état de Guerre, avec le lent empiétement d’une tache d’huile sur du papier.

L’abominable guerre qui durant tant de mois jeta les hommes au creux des tombes, celle qui noya de pleurs les yeux de tant de mamans, de pauvres veuves, de jeunes maîtresses, sera-t-elle, du moins, la dernière qui aura épouvanté le monde ?

Je le souhaite, je l’espère, et je le crois.

Dans tous les cas, ceux qui y ont assisté auront bien fait de la regarder de près, n’étant pas, j’ose le leur prédire, à la veille d’en voir une autre.

Les réactions sont toujours en raison des événements qui les produisent. Un événement belliqueux de l’importance, de la lenteur, de la cruauté de celui auquel le monde civilisé aura jeté en pâture le meilleur de son sang et les plus amères de ses larmes, aboutira donc, fatalement, à des années de paix bienfaisante que suivront d’autres années de paix, et des années de paix encore !… Et pendant que les années passent les idées marchent, les grandes, les justes idées ! Un jour, sans que l’on sache exactement comment s’est accompli le miracle, une génération est là, faite de lumière, regardant le passé en silence, avec des yeux qui ne comprennent pas.

Prenons toujours au-dessous de nous notre point de comparaison et voyons surtout, avant tout, dans les disgrâces qui nous affligent, un effet de la clémence des dieux, auxquels il eût été aisé de nous accabler davantage.

La douceur de l’homme pour la bête est la première manifestation de sa supériorité sur elle.

Il est indispensable que les chiens et les chats soient les maîtres de leurs propres maîtres, le devoir des gens qui ont des bêtes étant d’être plus bêtes qu’elles.

Mon exécration des courses de taureaux s’est étendue petit à petit jusqu’à ceux qui les fréquentent. L’idée que des hommes peuvent prendre de l’amusement, les uns à tâcher de rendre féroces des animaux qui ne l’étaient pas, les autres à voir agoniser des chevaux éventrés, recousus puis éventrés une deuxième fois, me fait envelopper les seconds du même dégoût que m’inspirent les premiers. Je me suis même brouillé avec pas mal d’amis coupables d’avoir assisté en curieux à l’infamie des corridas, tant est profond l’abîme que creuse entre eux et moi leur honteuse curiosité, et, quelle que soit mon horreur de la guerre, je nourris pourtant le vague espoir que ma chère et noble patrie la fera un jour à l’Espagne pour la contraindre à la destruction des plazzas.

En somme le sang versé sur les champs de bataille n’y aura pas souvent coulé pour une si généreuse cause.

Il est communément admis que le côté « Art » des corridas en sauve le côté monstrueux.

Je connais l’argument : il avait déjà cours au temps du roi Salomon, alors que le sacrificateur précipitait dans la gueule embrasée de Moloch des enfants hurlant d’épouvante. La vérité est qu’on parle d’art plus facilement qu’on n’en fait, et qu’il est plus facile d’en faire avec le martyr des bêtes qu’avec les sept notes de la gamme, les sept couleurs de l’arc-en-ciel, les vingt-cinq lettres de l’alphabet ou le contenu d’un baquet de glaise.

J’apprécie fort les matchs de boxe. Des gens faciles à étonner s’en sont étonnés quelquefois, jugeant cette petite faiblesse, dont je ne fais mystère à personne, en désaccord avec la haine des corridas, que j’éprouve, professe et proclame.

Pourquoi ?

Il n’y a rien de commun entre la corrida et le match. Le match, mutuellement et librement consenti, met en présence deux adversaires dont chacun se fait, de gaîté de cœur, casser le nez, désorbiter l’œil ou défoncer les mandibules. Il préfère ce mode de gagne-pain à l’ennui de conduire l’autobus ou d’écouler de la soie au mètre dans un magasin de nouveautés. Ça le regarde. Je salue le travail sous quelque aspect qu’il se présente et, ne voyant pas pour quelle cause un monsieur n’userait pas de son droit à disposer comme il l’entend d’une peau dont il est le seul maître, le jour où sera donné un match de coups de pied dans la figure, je louerai une place au premier rang et suivrai les phases du spectacle avec un vif intérêt.

Mais autre est le cas du boxeur, autre est le cas de la rosse dont on crève le ventre sans lui en avoir, d’abord, demandé l’autorisation. La crainte où on est qu’elle la refuse, fait qu’on prend le parti de s’en passer. C’est d’une simplicité grande, un peu trop grande, même pour moi. Aussi, persisterai-je à tenir la corrida pour la dernière des abjections, tant que les chevaux, dûment plébiscités, n’auront pas dit :

— Parfaitement, c’est pour nous être agréable et sur notre désir exprès qu’on nous met les tripes au soleil. Nous aimons mieux cela que de porter des imbéciles sur notre dos : c’est plus digne ; ou que de traîner des morts à leur dernière demeure : c’est moins triste.

Le dédain de l’argent est fréquent surtout chez ceux qui n’en ont pas. Disons les choses comme elles sont : il est agréable d’en avoir, pour les commodités qu’il procure, d’abord, et plus encore pour l’impression de sécurité qu’il dégage et qui tranquillise.

Et je crois bien que l’inexplicable Avarice rencontre son explication dans le développement poussé à l’excès de ce sentiment de bien-être.

Il faut avoir reçu du Ciel une présomption peu ordinaire pour oser parler de son bon droit sans en être — au moins !… — submergé.

Si méfiant soit-on de ne plus rien prouver pour avoir voulu prouver trop, on peut avancer hardiment, que cinq fois sur dix à peu près, dire « expert » c’est dire « ignorant ».

Un finaud dont le nom m’est sorti de la tête affirme qu’en diplomatie le dernier mot de l’astuce est de dire la vérité.

Peut-être oui, peut-être non ; c’est possible et rien n’est moins sûr. Il en est de cela comme de tout.

Au fond, pour le diplomate, le dernier mot de l’astuce est de dire la vérité quand on croit qu’il ne la dit pas, et de ne la pas dire quand on croit qu’il la dit.

Les vieilles amitiés s’improvisent.

L’argent est une espèce d’imbécile qui s’en croit, pénétré, sans qu’on sache pourquoi, du sentiment de sa supériorité sur le labeur qu’il rémunère et traite volontiers en maraud. De là anomalie fréquente : l’humilité chez celui qui travaille, l’impertinence protectrice ou hautaine chez celui qui regarde faire.

Et, du haut de son indifférence, l’Opinion Publique au balcon estime que tout va très bien.

Et en effet tout va très bien.

Et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Et puis voilà.

Et puis, à la fin de tout ça, il y a des figures cassées.

On peut dire que, sur plus d’un point, la Question Sociale se résume à une question de bonne volonté.

De ce qu’un petit-fils d’Adam venu au monde sans malice est juste bon à rincer des bouteilles ou à balayer les lieux, il ne s’enensuit pas logiquement qu’on doive le laisser crever de faim toute sa vie.

C’est à l’homme à réparer, lorsque ses moyens le lui permettent, les petites injustices du bon Dieu. Si la pitié le lui conseille, son intérêt le lui commande, car plus un être est près de la bête, plus ses représailles sont à redouter, le jour — fatal — où lui parvient enfin la notion de l’iniquité dont il est l’innocente victime et où ses yeux viennent à s’ouvrir sur la disproportion des parts.

Payer ce qu’on doit est le meilleur moyen de ne pas s’exposer à payer un jour plus que son dû.

On change plus facilement de religion que de café. Le monde, d’ailleurs, se divise en deux classes : ceux qui vont au café et ceux qui n’y vont pas. De là, deux mentalités, parfaitement tranchées et distinctes, dont l’une — celle de ceux qui y vont — semble assez supérieure à l’autre.

La vraie pudeur est de cacher ce qui n’est pas beau à faire voir.

De toutes les persécutions, la persécution des choses, qu’il serait puéril de nier, est la plus insupportable.

Et elle n’est pas la moins à craindre, car elle est celle qui ne se lasse pas, s’en prend à un homme sans défense, l’accable sans trêve sous mille formes, et, petit à petit, le rend fou.

Il y a quelque chose de pis qu’une catastrophe, de plus à craindre qu’un cataclysme : cette chose, c’est la chose illogique. Et jamais on ne l’aura mieux vu que le jour où Georges Clémenceau, après avoir, pendant deux ans, été toute la Convention à lui tout seul, fit une paix d’où il résultait que le vainqueur était le battu : loi nouvelle et ahurissante, devant laquelle, naturellement, la raison resta confondue, et que, naturellement aussi, vinrent confirmer des tas de petits corollaires nés de l’étalon Illogisme.

C’est ainsi que l’ancien bon sens s’étant mis à courir les rues, la tête en bas, les pieds en l’air, on ne s’étonna pas que le cubisme se recommandât froidement d’Ingres, tout en assemblant au hasard de la main, sous prétexte de nature morte, de portrait ou de figure nue, des pièces de puzzle éparpillées, et que l’inepte Dadaïsme frappât Hugo de déchéance, en des phrases d’où étaient absents, le sujet, le complément et le verbe. En même temps, l’effet n’étant plus la conséquence de la cause, la consommation augmenta avec le prix de la denrée ; par contre, la domesticité se raréfia d’autant plus que ses services étaient plus grassement rétribués, et Paris, où, jadis, trois millions de personnes allaient, venaient, changeaient de domiciles comme on change de mouchoirs de poche, devenait trop étroit pour une population allégée cependant, — le dernier recensement en fait foi — de plus de deux cent mille citoyens !… Bien mieux ; un fait est établi : jamais les photographes n’ont tiré tant de portraits que depuis que tout le monde fait de la photographie et jamais les coiffeurs n’ont taillé tant de barbes que depuis que chacun se rase soi-même…

Allez donc expliquer ça.

Véritablement, tout de bon, j’en arrive à me demander s’il ne convient pas de chercher dans la paix ratée de Clémenceau la clé de ce mystère troublant.

Ne pouvant, à mon grand regret, être l’heureux chien de camionneur qui, du haut de ses colis, à l’abri des représailles, gueule de droite et de gauche à la Société le joli cas qu’il fait d’elle, je me contente d’être né avec des goûts modestes et remercie le Ciel de m’avoir donné, jusqu’à ce jour, le moyen de les satisfaire.

Je connais des bohèmes sans souliers, domiciliés sur les bancs du boulevard et mangeant lorsqu’on les invite, qui dépensent en consommations de quoi pourvoir au traitement d’un officier supérieur : mystère qui s’éclaircira vite si on veut bien considérer que, quand on retranche de la vie tout ce qui est l’Indispensable, on fait face plus aisément aux exigences du Superflu.

La raison nous conseille de dîner le moins possible dans les maisons où le personnel n’est pas traité avec égards.

Le crachat constituant la représaille instinctive du domestique mécontent, on n’y mange que des crachats accommodés à toutes les sauces, et le repas qui vous est offert manque ainsi au premier de ses devoirs : la variété dans les mets.

Étant donné que nulle force au monde ne pourrait me résoudre à verser le sang humain, et considérant que la vertu consiste notamment à dompter ses passions, à prendre le dessus sur soi-même, je songe avec inquiétude qu’un assassin aurait, à se mettre dans ma peau, infiniment moins de peine, donc de mérite, que moi à entrer dans la sienne.

Alors ?

On ne saurait mieux comparer l’absurdité des demi-mesures qu’à celle des mesures absolues.

Tout bien pesé, le Spiritualisme l’emporte en probabilité sur l’Athéisme, qui est une simple opinion. Sans doute, lui-même en est une autre, mais étayée, à défaut de preuves, sur des terrains de discussion dont le commencement de solidité n’est peut-être pas, lui, qu’un mirage.

Je ne suis pas éloigné de penser que nos yeux seraient ouverts à bien des évidences si l’épouvante de la mort ne nous les couvrait d’un bandeau ; autrement dit, si l’homme n’eût pas reçu de la Nature, de la Nature qui veut durer, cet instinct de la conservation sans lequel il userait de la vie comme d’une maison d’où on s’en va quand on a cessé de s’y amuser ; en en sortant pour un oui pour un non, parce qu’un chagrin l’aurait frappé, parce que sa maîtresse lui aurait fait des blagues, ou, plus simplement encore, parce qu’il n’aurait pas de tabac.

Comme la bonté, comme la violence, comme la gourmandise, comme tout le reste, l’instinct de la conservation n’est pas également réparti sur la masse des individus. Chacun en a reçu une dose plus ou moins forte, qui le porte à accepter d’une âme plus ou moins sereine la perspective de l’Inéluctable auquel tout aboutit et qui fait que nous devons, dans la guerre, chercher de préférence les héros chez les pauvres diables d’hommes venus au monde sans bravoure.

Aussi bien est-il hors de doute que bon nombre d’individus — le monde des apaches en regorge ! — n’hésiteraient pas à sacrifier leur peau, si cela était nécessaire, au plaisir de crever la peau à leur prochain.

C’est un bruit assez répandu que les hommes dépourvus de sensibilité apprécient d’autant moins les douceurs de la vie qu’ils en ressentent peu les rigueurs.

Pourquoi ?

On ne voit pas que la dureté de cœur gêne en rien le goût de la jouissance.

J’admire l’aisance avec laquelle le psychologue pénètre tranquillement dans la mentalité d’autrui et en donne la disposition, comme il ferait d’un appartement dont le locataire serait parti en laissant la clé sur la porte.

On serait mal fondé à se plaindre de la traîtrise de la Nature. Impitoyable et loyale tout ensemble, elle ne cache pas sa répugnance pour toute mauvaise habitude à laquelle nous tentons sottement de la contraindre. On la fait fumer : elle vomit ; on la fait trop boire : elle titube. Mais elle n’y met pas d’entêtement ; elle cède vite devant l’insistance et, de ce jour, devenue tyran, elle veut, elle exige, elle impose ce qui la rebutait la veille.

Ainsi un imprudent amant amène sa maîtresse à des modes amoureux qui la déconcertent d’abord, auxquels peu à peu elle prend goût, et dont, un beau jour, elle le crève.

On ne m’ôtera pas de l’idée que l’assassin violeur de vieille femme ou d’enfant est, neuf fois sur dix, un timide, auquel l’audace a manqué, juste comme elle s’imposait le plus, de solliciter d’une belle fille ce qu’elle lui eût peut-être accordé.

Peut-être est-on fondé à reprocher au bon Dieu d’avoir fait les hommes mauvais, mais il le faut louer sans réserve d’avoir placé en contrepoids à leur méchanceté probable leur extraordinaire bêtise qui, elle, ne fait aucun doute.

J’admire les poilus de la Grande Guerre, et je leur en veux un petit peu. Car ils m’eussent, si c’était possible, réconcilié avec les hommes, en me donnant, de l’humanité, une idée meilleure… donc fausse.