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La Philosophie de Georges Courteline/III

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III


De deux sortes
d’hommes redoutables :
les tapeurs
et
les médecins.

Le médecin exerce sur moi une double action dont je ne suis pas maître : il m’effraie et ne me rassure pas. S’il me dit : « Vous avez telle maladie », je le crois ; s’il me dit : « Je vous guérirai », je ne le crois plus.

On en vient à se demander si l’obstination du médecin à priver systématiquement le malade de ce qui lui serait agréable, la joie évidente qu’il éprouve à lui crier : « Pas de vin ! Pas d’alcool ! Pas de café ! De l’eau ! De l’eau ! De l’eau ! » n’est pas une forme du sadisme.

Il est absurde aux médecins d’imposer à un estomac, sous prétexte d’alimentation légère, des cuisines auxquelles il répugne et que par conséquent il repousse.

C’est comme s’ils voulaient obliger un monsieur porté sur l’article à faire l’amour à une vieille femme, laide, sèche, bossue et chassieuse, sous prétexte de « ménagement ».

Comme dit l’autre : « Tu parles d’un record ! »

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement.
Ce qu’on mange avec goût se digère aisément.

Je crois que, sommé de m’expliquer sur la valeur, le sens précis des mots « aliments lourds » et « aliments légers », l’infortuné thérapeute connaîtrait de cruels embarras. Le fait est que tels aliments sont légers pour l’un, lourds pour l’autre ; — sans parler de ceux sur les vertus desquelles la Faculté préfère ne pas se prononcer. C’est notamment le cas de la langouste, dont on ne sait si elle est légère plutôt que lourde, ayant été réputée lourde pendant des temps immémoriaux et reconnue soudain légère, il y a une douzaine d’années.

Je me félicite, et combien ! de n’avoir pas attendu jusque-là pour en manger accommodée à la sauce américaine.

Un lascar sera celui qui, ayant su préciser parmi les lobes du cerveau la case de la Volonté, la fécondera, la développera par un procédé à lui ; car l’homme ne meurt pas que d’urémie, de pleurésie ou de congestion, mais aussi de son impuissance à avoir raison de lui-même, de la souffrance aiguë qu’il endure à rompre avec des habitudes sur la malfaisance desquelles il ne s’illusionne même pas.


Il meurt de s’attarder à jouer le poker dans le nuage d’une salle de café enfumée et de répéter tous les soirs :

— Ma parole, on n’a pas idée de se coucher à des heures pareilles ! C’est la dernière fois ! À qui de faire ?

Il meurt de s’écrier :

— J’ai bu huit bocks ! C’est trop. Encore un, garçon ! C’est le dernier.

Il meurt de constater :

— Comment, je n’ai plus de tabac ? J’en fume pour vingt sous par jour ; c’est ridicule ! Qui est-ce qui me donne une cigarette ? C’est la dernière.

Mort de Mme Frédéric Febvre.

Ce matin-là, Mme Frédéric Febvre qui s’était couchée bien portante, s’éveilla assez patraque, courbaturée, un peu lasse, de quoi Frédéric Febvre s’émut sans s’alarmer. Ce grand acteur était un sage. Pratiquant avec prudence une vie qu’on n’a pas deux fois, et estimant avec raison que la meilleure façon de mettre le mal en fuite est encore d’aller au devant de lui, il manda un médecin dont il avait en plusieurs circonstances apprécié les capacités. Celui-ci, accouru en hâte, examina Mme Febvre avec la plus grande attention, puis déclara, — c’était bien simple — qu’elle n’avait absolument rien, étant pourvue d’un foie normal, d’un estomac digne d’éloge, d’un cœur comme tout le monde et d’un poumon comme vous et moi. Observateur des faiblesses de la pauvre humanité, il constata la tendance propre à nombre de personnes âgées à se troubler au moindre bobo, dans la hantise d’un dénouement, toujours à redouter sans doute, mais sur l’imminence duquel elles s’hypnotisent volontiers sans raison.

Puis, il demanda de quoi écrire.

Or, tandis que sous l’œil du mari il rédigeait une ordonnance pour rire, à base de lait et d’eau de Vittel, un bruit léger s’éleva derrière son dos, semblable à celui d’un caillou rencontrant la lune d’eau étale au fond d’un puits très profond. Les deux hommes se retournèrent. C’était Mme Frédéric Febvre qui venait de rendre le dernier soupir.

C’est simple.

À celui de mes confrères qui fera une pièce sur les médecins, je recommande ce baissé-de-rideau.

Comme conclusion de thèse, il n’y a pas mieux, et je lui garantie l’effet, oh ! mais alors, là, sur facture.

Le petit médecin est préférable au grand, en ce sens qu’il est moins à craindre. Hors d’état d’avoir des idées, il n’a pas la tentation de les faire triompher coûte que coûte, tandis que l’autre, tranquillement, expérimentera les siennes jusqu’au moment où un amoncellement de ratages et de catastrophes lui ouvrira enfin les yeux sur l’immensité d’une erreur qu’il prenait pour une vérité.

Remède : agent thérapeutique qui guérit rarement le mal qu’on a mais donne à chaque instant un mal qu’on n’avait pas.

Ayant lu l’ordonnance (demeurée sans effet) d’un premier médecin appelé près d’un malade, le deuxième médecin sourit avec pitié, hausse les épaules, rédige une deuxième ordonnance qui réussit comme la première et dont un troisième médecin mandé en remplacement du second dit à son client :

— Méfiez-vous ! Êtes-vous si pressé d’aller au Père-Lachaise ?

Mais un quatrième médecin ayant succédé aux trois autres au chevet du pauvre malade obstiné à ne point guérir :

— Quelle étrange idée avez-vous, murmure-t-il en froissant d’une main agacée les ordonnances de ses confrères, de vous faire soigner par des fous !

J’affirme avoir entendu, entre un malade et son médecin, le bref et éloquent dialogue dont je rapporte ci-dessous les termes :

— Plus de tabac !

— Je ne fume jamais.

— Plus d’alcool !

— Je n’en ai jamais pris.

— Plus de vin !

— Je ne bois que de l’eau.

— Aimez-vous les pommes de terre frites ?

— Beaucoup, docteur.

— N’en mangez plus.

Mieux que n’importe quel médecin au monde, la nature sait ce qui nous convient, elle seule nous donne les conseils qu’il faut suivre, conseils consistant notamment à préférer le plaisir à la peine, l’amusant à l’ennuyeux, la bonne chère au jeûne, le bon vin à l’eau claire et la beauté à la laideur. Le malheur est que, nous en trouvant bien, nous ne tardons pas à abuser, et qu’alors le profit devient perte.

J’ai d’ailleurs la conviction que l’application des sérums, des méthodes chirurgicales et des mesures prophylactiques finira par être la plus forte et qu’un jour viendra, proche peut-être, où les hommes ne connaîtront plus de la Maladie que la douceur de ne s’en plus sentir menacés. Et de cet instant, — la Camarde, comme on dit, n’ayant en aucune façon l’intention d’abdiquer ses droits — tout le monde crèvera de mort subite. On ne saura jamais en se couchant si on s’éveillera le lendemain, en se levant le matin si on se couchera le soir.

Ce sera un peu agaçant, mais à la longue on s’y fera, et cette situation éternellement tendue servira de prétexte aux malins pour décliner les invitations à dîner dans les maisons où on mange mal.

Le dilemme du tapeur :

— De deux choses l’une : ou X… ne se rappelle plus m’avoir prêté de l’argent, où il croit que je ne me rappelle plus lui en avoir emprunté, et, dans un cas comme dans l’autre, je ne paierai pas ce que je dois.

Le tapeur est à la fois varié et toujours le même.

Il y a celui qui, lorsque, las d’avoir attendu vainement, vous lui rafraîchissez la mémoire ; s’exclame : « Je ne vous ai pas payé ? Cela me paraît extraordinaire ! », réfute votre protestation d’un sourire qui en dit long et tire de l’argent de sa poche en déclarant :

— Mieux vaut être volé que voleur. La vie est fertile en surprise et le sage doit s’attendre à tout.

Il y a celui qui vous rembourse avec des produits de sa chasse ou avec un échantillon des talents culinaires de sa femme. Allez donc réclamer cinq louis à un monsieur qui vous expédie un lapin ou des confitures de rhubarbe !

Et il y a celui qui rembourse, — le plus redoutable de tous ! — celui qui vous rend un louis, se croit dès lors autorisé à en emprunter deux qu’il vous rembourse aussi, puis cinq qu’il rend encore, puis dix qu’en bonne justice vous ne pouvez pas refuser à sa solvabilité désormais hors de discussion, et enfin, de fil en aiguille, un billet de cinq cents francs que, cette fois, bien entendu, vous ne revoyez que dans un songe.

On s’explique mal que nombre de gens aiment mieux prêter de l’argent, au risque de le perdre, que rembourser celui qu’ils doivent.

J’attribue cette anomalie à ceci, que l’argent prêté est, en principe, de l’argent qui

découche, alors que l’argent remboursé est de l’argent parti pour toujours.

L’homme est sensible ; il a tendance à s’attacher. Autre chose est pour lui de conduire au bateau un ami qui part en voyage et de lui dire : « Au revoir mon vieux », avec un petit serrement de cœur, autre chose est de l’accompagner au cimetière et de verser un pleur sur la tombe de celui qui ne reviendra plus.

Je comprends parfaitement le tapé envoyant coucher le tapeur.

Nul n’est obligé d’obliger.

Simplement une chose me dépasse : le besoin, chez des personnes souvent bien intentionnées, d’assujettir leur bon vouloir à des considérations faites pour le neutraliser, en prêtant leur argent ou en ne le prêtant pas, selon que celui qui emprunte a l’intention d’en faire tel usage ou tel autre.

Je me demande de quoi elles se mêlent !

Rien n’est plus naturel et même plus respectable que d’emprunter de l’argent pour boire une bonne bouteille, s’offrir un bon dîner ou se payer une belle fille, ce qui est folie pour celui-ci étant sagesse pour celui-là. Une seule chose importe : rembourser.

L’intraduisible coup d’œil dont les hommes enveloppent comme d’une caresse les gens de condition aisée est moins dû à un sentiment de concupiscence qu’à l’assurance où ils se sentent de n’être jamais tapés par eux.