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La Poésie des bêtes/17

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles (p. 89-96).

LES BÛCHERONS

À M. Eugène Jaubert

 

Je veux vous raconter les gestes authentiques
D’un homme et d’un pivert, tous les deux bûcherons.
— L’un couchait sur le sol les grands chênes celtiques ;
L’autre auscultait le sein des longs bouleaux phtisiques,
Et, pour passer le temps, y creusait des trous ronds

Leur amitié venait d’une commune haine :
Tous deux s’étaient promis, unissant leurs efforts,
D’extirper du coteau sapin, fayard et chêne,
Et de rendre le bois aussi nu que la plaine.
L’un frappait les plus vieux, et l’autre les plus forts.


Dès que sous les rameaux un rayon de lumière
Faisait fuir les lapins en maraude surpris,
Homme et pic travaillaient. — Le soir, de la clairière,
On entendait encor la hache et la tarière,
Et les échos du bois, navrants comme des cris.

Il eût fallu les voir tous les deux à leur tâche !
— L’homme, petit, trapu, courbé parmi les houx,
Se couronnant le front des éclairs de sa hache, —
Et le pic perforant, écorçant sans relâche
Les hêtres, d’où fuyaient de beaux écureuils roux.

Et, comme des guerriers frappés dans leurs armures,
Les géants chevelus s’écroulaient en grondant,
Et le bois s’emplissait de terribles murmures ;
Puis, la mousse étanchait la sève, et les ramures
Jaunissaient sans honneur sous le soleil ardent !

Merles et rossignols, geais bleus, palombes blanches,
Fuyaient ce lieu maudit ; et l’aigle tournoyant,

 
— S’il voyait s’effondrer comme des avalanches
Les chênes qui portaient ses enfants dans leurs branches,
Du haut du ciel profond s’abattait en criant.

Mais l’homme redressait sa taille rabougrie :
Près du géant tombé le nain se trouvait haut.
« On va bien m’en donner cent francs à la scierie !
Disait-il. Quelle poutre, une fois équarrie !… »
Et le pivert riait de son rire idiot,

Car il représentait, dans cette horrible lutte,
Ce qu’a d’inconscient la haine, et de fatal,
Quand elle s’est logée au crâne d’une brute ;
Il riait des affronts, il riait de la chute
De la forêt, sa mère, et de l’arbre natal !

Ж

L’arbre coupé, les deux scélérats faisaient fête :
L’un mangeait du pain noir, et l’autre des fourmis ;

Puis, pour que la besogne au plus tôt fût parfaite,
Le bûcheron au pied et le pivert au faîte
Réveillaient les échos un moment endormis.

Et la noble forêt, lentement dépouillée,
Voyant sa robe verte à ses pieds se flétrir,
D’un indigent tapis de fougère rouillée
Tâchait de revêtir son épaule souillée,
Et pleurait ses fils morts, et se sentait mourir.

Un arbre seulement, — un beau hêtre sans tache, —
Ferme et droit, s’élevait au sommet du coteau.
Dôme vert au printemps, en hiver blanc panache,
L’homme n’avait jamais sur lui porté la hache,
Ni le bec noir du pic troué son blanc manteau.

Mais avec les forfaits grandissait leur audace.
« Après tout, que fait là ce hêtre ? dirent-ils.
— Je trouve qu’à lui seul il tient beaucoup de place ! —
Si nous lui rabattions le chapeau sur la face ?… »
Et tous deux contre lui tournèrent leurs outils.


Le hêtre résistait, mais les coups redoublèrent,
Et l’arbre dit enfin : « Je le veux bien, luttons ! »
Puis, ses longs bras sur l’homme en craquant se courbèrent.
L’homme cria, le tronc rugit, tous deux tombèrent,
Et le bois applaudit dans ses antres profonds.

— Comme une ardente fleur d’où le poison s’exhale,
Et qu’on foule en passant parmi les gazons gras, —
Quand le hêtre croula sous la hache brutale,
Le pivert, étendant ses deux ailes d’or pâle,
Fut écrasé sur l’homme et mourut dans ses bras.
 
Pour faire au bûcheron le sombre habit sans manches
Que l’on ne quitte plus une fois qu’on l’a mis,
On tailla dans le tronc quatre solides planches.
Quant au pivert, on le rejeta sous les branches,
Où son cadavre fut mangé par les fourmis.

Et depuis, la forêt, qui dans ses herbes fraîches
Gardait des arbres morts les faînes et les glands,

Sous d’opulents rameaux cachant les cimes sèches,
Aura bientôt fini de réparer ses brèches
Et de renouer son vert manteau sur ses flancs.

Merles et rossignols y reviennent en foule ;
Le rapide chevreuil bondit par les sentiers ;
La source, en gazouillant, vers le ravin s’écoule,
Et dans les coins perdus où le ramier roucoule
Les fiancés rêveurs passent des jours entiers…

Ж

Ainsi tu referas, pourvu que tu le veuilles,
France, les légions qui doivent te venger ;
Et dans l’ombre où depuis sept ans tu te recueilles
Tu vois déjà pousser, comme le bois ses feuilles,
Les rejetons de ceux que frappa l’étranger !


Car ta sève est féconde, et l’on sent ton artère
Bondir sous le talon qui pensait la tarir ;
Et, dès que l’ennemi ne te tient plus à terre,
Tu sais te relever dans ta douleur austère,
Et sans désespérer travailler et souffrir.

Les bûcherons germains t’ont laissé leur entaille,
Et mille pics têtus, éclos de nos revers,
S’acharnent quelquefois à te livrer bataille.
Réponds par le dédain : leur bec n’est pas de taille
À t’aller jusqu’au cœur, grand arbre aux rameaux verts !

Sois donc calme, et travaille aux revanches prochaines,
France ! Rends à tes fils leurs antiques élans !
Fais que leurs bras soient forts comme ceux de tes chênes,
Et tu pourras briser, comme on brise des chaînes,
Ces frontières d’un jour qui te gênent les flancs.

Ainsi que la forêt patiente et tenace
Qui par de nouveaux jets reconquiert le terrain,

Comme elle recueillie et comme elle vivace,
Tu descendras un jour vers les plaines d’Alsace,
France ! et tu reprendras ta terre jusqu’au Rhin !