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La Poésie des bêtes/18

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles (p. 97-100).

LES CHÂTAIGNIERS


J’aime les châtaigniers presque à l’égal des chênes :
Comme eux, ils portent haut leurs têtes souveraines,
Et croissent lentement, et vivent de longs jours ;
En tapis sur leurs pieds s’étend aussi la mousse ;
Leurs bras sont aussi forts et leur ombre aussi douce,
Pour braver la tempête ou cacher les amours.

Bien plus hospitalier que le chêne superbe,
— Qui n’offre à tout venant qu’un lit de mousse ou d’herbe, —
Le châtaignier géant ouvre ses flancs profonds ;
Et, quand siffle la pluie ou que le vent fait rage,
Sur les bords du chemin il sauve de l’orage,
Ainsi que les oiseaux, les pâles vagabonds.


Au lieu des glands amers dont vivaient nos ancêtres,
Ou du stérile gui recherché de leurs prêtres,
Le châtaignier, sous les soleils de fructidor,
Suspend à ses rameaux les baugues où sommeille
Le marron qui, l’hiver, sous la braise vermeille,
Entr’ouvre sa tunique et montre son cœur d’or.

Je sais un champ planté de ces arbres rustiques,
Dont les épais rameaux et les tiges antiques
Rendent, aux vents d’hiver, de terribles accords…
Tantôt on croit ouïr l’orgue des cathédrales,
Parfois de longs sanglots, parfois aussi des râles…
On appelle ce lieu la Grand-Combe des Morts.
 
Un village jadis occupait cette terre.
Ruthènes et Romains, — César contre Luctère, —
Combattirent, dit-on, sur ce vieux sol gaulois ;
Mais, l’aigle ayant enfin terrassé l’alouette,
La glèbe but le sang, et la Gaule muette,
Pour fuir le joug romain, s’enfonça dans ses bois.


Or les guerriers tombés en arbres reverdirent ;
Leurs branches au soleil chaque jour s’étendirent,
Et flottèrent au vent comme des étendards,
Superbes, et gardant encor dans leurs ramures
Des clameurs du combat quelques vagues murmures,
Et se couvrant de fruits tout hérissés de dards.

Les voilà tels qu’ils sont tombés dans la bataille !
Ce géant dont le sein porte une rouge entaille
Fut sans doute un des chefs par le destin trahis,
Et ces autres, courbés, tordus, couverts de rides,
Témoignent qu’au combat tous furent intrépides,
Et que les vieux aussi sont morts pour le pays.

Là, deux arbres jumeaux, mariant leurs feuillages,
Lèvent leurs fronts sereins épargnés des orages
Et toujours visités des ramiers au printemps :
Ce sont deux amoureux que la guerre farouche
Surprit l’espoir au cœur, des baisers à la bouche,
Et qui sont toujours beaux, ayant toujours vingt ans…


Parfois un champignon monstrueux, sur la mousse,
Au pied des châtaigniers, lève sa tête rousse,
Comme un crâne hideux par la terre vomi.
Tout gonflé de poisons, au soleil il étale,
— Sinistre souvenir de la lutte fatale, —
Ce qui reste d’un traître, ou bien d’un ennemi.
 
Ô châtaigniers ! ô fils robustes des Cévennes !
Vous dont le sang gaulois enfle encore les veines,
Je vous vénère ainsi qu’on vénère les vieux ;
Et j’aime qu’au soleil, au lieu de pâles marbres,
Montent jusques au ciel, drus et forts, les grands arbres,
Qui font chez les enfants revivre les aïeux !


Toulon, le 7 février 1879.