La Pupille/24

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La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 179-183).


CHAPITRE XXIV.


Le lendemain matin, à une heure très-matinale, lord Broughton et son ami M. Jenkins arrivèrent à Thorpe-Combe, et firent demander le major Heathcote et miss Martin Thorpe. Le major, sa femme et sa fille, étaient déjà installés, suivant leur habitude, dans le pavillon de sir Charles ; mais Sophie se tenait dans son boudoir avec miss Brandenberry, cherchant avec elle les défauts, les ridicules et le côté attaquable de toutes les personnes, hommes et femmes, qu’elles avaient vus au bal la veille. En entendant annoncer les deux visiteurs, Sophie tressaillit, miss Brandenberry sauta sur sa chaise ; mais la maîtresse de la maison, reprenant son expression habituelle de froideur, ordonna qu’on les fît monter.

Les manières, la conversation et la personne de lord Broughton, étaient éminemment distinguées. Il n’était ni gai ni triste, et semblait avoir besoin d’une certaine émulation pour donner à ses façons un genre un peu plus individuel.

Il n’en était pas de même de M. Jenkins : tout en lui était essentiellement original, et ce n’était pas trop du patronage de lord Broughton pour le faire tolérer par Sophie. Il portait, au lieu de chapeau, un bonnet de drap écarlate brodé d’or, qui contrastait singulièrement avec le reste de son costume. Son pantalon jaune-clair, d’un tissu inconnu, était d’une dimension extravagante ; son gilet, couleur fumée, mal boutonné, laissait voir une superbe chemise de toile très-fine et d’une blancheur éblouissante ; enfin un habit mal fait, mal ajusté et mal porté, complétait un attirail assez vulgaire.

Au bout de quelques minutes, et pendant que lord Broughton parlait avec les dames, M. Jenkins mit son bonnet sur son crâne chauve, se leva, et se prit à examiner la chambre avec une attention persistante. Loin de tout admirer comme les Brandenberry et la plupart des connaissances de Sophie, le froncement continuel de ses sourcils annonçait comme une espèce de mécontentement mal contenu. Après avoir regardé les portes des cabinets, il en palpa toutes les moulures, et tomba tout à coup devant l’une d’elles dans une profonde et contemplative méditation. Miss Martin Thorpe et miss Brandenberry, tout en écoutant ce que leur disait leur noble interlocuteur, ne pouvaient s’empêcher de suivre les mouvements de M. Jenkins, et en le voyant ainsi examiner et toucher les portes, elles en conclurent immédiatement qu’il devait être fou. Cependant lord Broughton, s’apercevant que petit à petit les deux dames donnaient toute leur attention à son étrange ami, au détriment de la conversation, pria miss Martin Thorpe d’offrir ses compliments aux Heathcote, avec l’assurance de son désir de les recevoir un jour à son château ; puis il ajouta que lady Broughton serait, à son retour de Londres, charmée de les connaître. Se levant alors, il tira la manche de son ami, en lui disant : « Il est temps de nous retirer, Timothée. »

M. Jenkins se retourna et laissa voir une figure pâle, sur laquelle coulaient encore quelques grosses larmes ; ses yeux grossis étaient rouges, et sa physionomie empreinte d’une tristesse profonde.

« Je dois vous paraître bien étrange, mesdames, murmura-t-il en voyant lord Broughton le regarder sévèrement ; mais si vous voulez bien me permettre de me rasseoir une minute, je vais vous expliquer la bizarrerie de ma conduite. »

Voyant que le comte se disposait à s’asseoir, Sophie l’imita ainsi que Marguerite, et fît signe à M. Jenkins qu’elle était disposée à l’écouter.

« La vérité est, miss Martin, je veux dire miss Martin Thorpe, reprit M. Jenkins, qu’il y a bien des années j’étais très-lié avec plusieurs familles de ce pays. Lord Broughton, par exemple, est l’un de mes plus vieux amis, et, juste à l’époque où je le voyais le plus intimement, je venais ici très-souvent : car votre oncle était aussi un des amis du château, et, quoiqu’il se soit brouillé depuis avec bien des gens, je… Mais… pendant ce temps j’ai beaucoup connu votre digne tante, mistress Thorpe… elle était si bonne et si… affectueuse pour moi, que la maison était… pour ainsi dire… Enfin, miss Martin… Thorpe, je vous serais infiniment obligé si vous… vouliez me permettre de visiter l’ancienne maison de mon… de M. Thorpe. »

Puis, se tournant vers lord Broughton, il reprit avec feu :

« Sur mon âme, pour revoir en ce moment ces lieux qui m’ont été si chers, je donnerais, je donnerais je crois… ma main droite. »

Cette demande, tout le monde l’aurait très-facilement accordée ; et pourtant Sophie, sans précisément la refuser, interrogeait du regard son amie avant de répondre, et tordait son mouchoir dans ses doigts avec embarras.

« Monsieur… vraiment… je ne… »

Lord Broughton, comprenant qu’elle allait refuser, et craignant ce qui pourrait en résulter de la part de son ami, se leva vivement en disant :

« Venez, venez, Jenkins ; vous êtes fou, vous n’avez aucune raison pour tourmenter ainsi miss Martin Thorpe ; vous regarderez les fenêtres du dehors et reconstruirez dans votre souvenir la disposition intérieure de la maison.

— Vous avez raison, » s’écria M. Jenkins en sortant brusquement sans saluer les dames et sans s’excuser de ses manières incohérentes.

Lord Broughton le rejoignit après les politesses d’usage, et l’on entendit bientôt les deux chevaux s’éloigner rapidement.

« Grand Dieu ! chère amie ! s’écria miss Brandenberry ; quel homme ! et j’admire votre patience à écouter ses impertinences. Je suis, du reste, très-convaincue qu’il est fou ; et si Sa Seigneurie, lord Broughton, n’avait pas été là pour nous défendre, j’aurais certainement sonné pour demander du secours. Et quelle présence d’esprit a été la vôtre ! quel calme ! quel courage ! Je vous admirais, et, lorsque je raconterai cela à Richard, quel effet cela va lui faire ! Je le connais, il est capable de venir passer la nuit sous vos fenêtres avec deux pistolets chargés !

— J’espère qu’il n’en fera rien ; d’ailleurs j’ai mes valets, si j’ai besoin de secours, dit froidement Sophie.

— Ne disait-il pas qu’il se ferait couper la main droite pour courir ainsi chez vous ? le fou ! c’est affreux ! Et comment vous sentez-vous, chère belle ? Je crains que cette scène ne vous ait trop impressionnée ! Vous devriez boire un doigt de vin pour vous remettre.

— C’est inutile, je ne prends rien entre mes repas, » reprit Sophie, qui désirait renvoyer son amie afin de pouvoir goûter tout à son aise. Aussi se hâta-t-elle d’ajouter : « Il se fait tard, chère miss Brandenberry, et vous savez qu’à cette heure-ci j’ai coutume de faire mes comptes… »

Miss Marguerite comprit, se leva, pressa tendrement les doigts maigres de l’héritière, et la laissa enfin se livrer à ses graves occupations. Sophie avait l’habitude de se renfermer chez elle tous les jours, de deux heures à trois, pour se livrer à son occupation favorite : manger, et manger bon. Quoique très-avare, elle était fort gourmande, et l’obligation de dîner avec les cinq personnes auxquelles elle ne donnait que des plats communs, mal assaisonnés et souvent réchauffés, avait fait naître une idée lumineuse dans sa méchante tête. Chaque jour, à deux heures, l’adroite mistress Barnes lui apportait une galante collation qu’elle dévorait seule, tout à son aise, et servie par miss Roberts. Ce repas se composait des mets les plus recherchés, les mieux préparés, et accommodés par les propres mains de mistress Barnes, que celle-ci, avec sa maîtresse, passait chaque jour plusieurs heures à varier agréablement et à discuter longuement. Après le départ de miss Brandenberry, Sophie, entendant sonner deux heures, s’installa devant une petite table couverte d’une riche argenterie et d’un petit goûter superfin.