La Pupille/25

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La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 183-191).


CHAPITRE XXV.


Sophie avait bien pris toutes ses précautions pour que personne ne pût venir la déranger de deux heures à trois. Elle avait ordonné à ses gens de ne laisser monter qui que ce fût auprès d’elle et sous aucun prétexte, et de renvoyer sans pitié les visiteurs indiscrets ou importuns. Ses recommandations à ce sujet semblaient devoir assurer sa tranquillité ; mais l’homme propose et Dieu dispose.

Le matin même dont nous avons décrit les événements, Sophie s’étant mise à table avec un appétit qui commençait à devenir exigeant, à l’instant où elle prenait son couteau pour couper un excellent pain cuit exprès pour elle, la porte s’ouvrit brusquement, et la petite tête chauve de M. Jenkins parut devant elle. Rien n’aurait pu exciter à un plus haut degré la colère et la surprise de Sophie ; elle avait vu le monstre, comme elle appelait M. Jenkins, s’en aller avec lord Broughton, et ne pouvait comprendre comment il avait quitté son compagnon de voyage pour revenir chez elle. Elle n’imaginait pas non plus comment il se faisait qu’il eût pu entrer sans être vu de personne, monter à son appartement et arriver chez elle sans difficultés, même jusque dans sa propre chambre.

Voici maintenant les circonstances qui avaient amené cet incident inexplicable :

En arrivant à l’endroit où le groom de lord Broughton tenait les chevaux, M. Jenkins, qui était encore un petit homme très-actif, saisit vivement la bride du sien, sauta en selle et partit au galop, sans même se retourner pour voir si Sa Seigneurie le suivait. Il atteignit ainsi la grille et fut rejoint par son noble ami pendant le temps que le portier mit à ouvrir.

« Ah çà ! n’êtes-vous pas un peu fou, monsieur Timothée Jenkins ? s’écria le comte en riant aux éclats. Aussi vrai que j’espère vivre longtemps, je suis sûr que vous courez ainsi parce que vous n’osez me regarder en face. Tenez, Timothée, avouez qu’aujourd’hui, peut-être pour la première fois de votre vie, vous êtes honteux de vous-même.

— Tout espoir de pardon est-il donc perdu pour moi ? s’écria vivement M. Jenkins ; si cela est, puissé-je ne jamais plus voir briller le soleil dans mon beau pays ! Mais non, je ne suis pas honteux, mon bon Arthur, maintenant que je sais que vous n’êtes pas, comme je le craignais, piqué contre moi et disposé à me condamner dans le fond de votre cœur. Ce que je fais aujourd’hui n’est pas seulement le résultat d’un raisonnement, mais encore un acte libre et spontané de ma volonté ; et, vous le savez, ma volonté à moi est inébranlable, terrible… elle a causé mon malheur… Croyez-vous maintenant, mon cher comte, que je vais aller m’humilier, le bonnet à la main, devant cette affreuse petite pécore au nez de singe, demander son consentement pour faire ce qui me plaît, et agir d’après ses ordres ?

— Certainement, mon cher fanfaron, vous vous y conformerez, et voilà ce qui sera prodigieusement amusant, répondit lord Broughton en riant de nouveau. Voyons, dites-moi, mon bien-aimé Timothée, pourquoi trouvez-vous nécessaire de tourmenter cette céleste créature, qui d’ailleurs est le seul chef connu de la famille Thorpe, et qui me paraît en outre assez encline à l’impertinence, lorsqu’il vous serait si facile de prendre le rôle qui vous convient, sans risquer d’être maltraité ?

— J’aime la lutte et le tapage, lord Broughton, et je les préfère aux tendresses ; cela m’amuse. Sans compter, pour dire la vérité, et sans pour cela vous faire tort, que je doute que Votre Seigneurie ait autant de philosophie que moi. Je suis un grand philosophe, moi, Thelwell… Broughton… Que le diable emporte la kyrielle de vos nobles noms ! Un grand philosophe, et plus grand que vous ne croyez… et vous serez forcé de l’avouer vous-même, avant que je quitte ce pays ; mais nous perdons notre temps et j’ai à faire. Adieu, milord ; je ne ferai pas attendre votre dîner, si je puis faire autrement. »

Et, en disant ces mots, l’excentrique M. Jenkins prit le galop dans l’attitude et avec les allures d’un Bédouin qui poursuit un ennemi.

Les trois milles qui séparaient Broughton-Castle de Thorpe-Combe furent franchis deux fois par M. Jenkins en moins de temps qu’il n’en aurait fallu à tout autre pour les parcourir une fois. Puis, ayant laissé son cheval dans un endroit écarté, il parvint, Dieu sait comme, mais sans être vu ni entendu de personne, jusqu’à la porte de Sophie Martin, qui était loin de s’attendre à le revoir si vite, et à qui sa présence fit un tel effet qu’elle en laissa tomber la fourchette qu’elle tenait à la main. Le regard qu’elle lui lança aurait terrifié tout autre homme que l’indifférent M. Jenkins ; mais le visage enflammé de Sophie ne lui fit pas plus d’effet que n’eussent pu faire les deux petits yeux verts d’une chatte en colère.

« Ma chère, commença l’étranger.

— Monsieur ! s’écria Sophie avec une indignation à peine contenue.

— Ne vous mettez pas ainsi en colère, ma chère, cela n’est pas beau, et du reste je ne mérite pas votre courroux. Je dois vous dire que je suis extrêmement, énormément, monstrueusement riche, quoique ma tenue ne vous l’ait certes pas annoncé. J’ai cru remarquer hier que vous aimiez les bijoux ; mais les vôtres sont vieux et auraient besoin d’être remontés. Comparez-les à ceux que voilà, continua le petit homme en tirant de sa poche une boîte du plus bel ivoire ornée de fleurs peintes. Voyez ; cela vaut à peu près le quart des diamants que vous portiez hier, et c’est loin d’être aussi lourd. »

En disant ces mots, il poussait un ressort et faisait tout à coup briller aux regards ahuris de Sophie, couchés sur un coussin de satin rose bordé d’or, un énorme rang de perles orientales, d’une grosseur incroyable et d’une couleur éblouissante.

« Je pense, monsieur, répondit Sophie en tremblant, de colère, d’émotion et d’anxiété, que, si ces perles sont vraies, elles surpassent ce que j’ai vu de plus beau, de plus rare et de plus merveilleux.

— Les croyez-vous donc en cire ou en verre ? reprit M. Timothée Jenkins en lui mettant dans la main le collier, dont le fermoir était formé d’une énorme pierre bleue entourée de gros diamants.

— Oh ! quelle merveille, et que cette pierre du fermoir est belle !

— C’est un saphir assez remarquable. Je suis ravi que vous aimiez ce bijou. Maintenant, miss Martin… Thorpe, je vais vous proposer un arrangement. Je vous en prie, ne vous fâchez pas… et écoutez-moi. Voulez-vous me permettre, en échange de ce collier que je vous offre, à vous, Sophie Martin, en toute propriété, et quoi qu’il arrive, de visiter de fond, en comble, et toutes les fois qu’il me plaira, l’ancienne habitation de mes… amis morts ? Qu’en dites-vous ? acceptez-vous mon marché ?

— Mais je ne sais, vraiment, monsieur, comment vous exprimer ma joie et ma reconnaissance. Je mets ma femme de charge, mistress Barnes, à votre disposition ; elle vous conduira partout où vous voudrez aller, tant dans la maison que dans le parc, si vous souhaitez le connaître.

— Mistress Barnes… votre femme de charge ? Enfin, c’est parfait, et rien ne peut me convenir davantage. Voici vos perles ; mais, comme elles sont très-précieuses, je vous engage à ne pas les laisser traîner. Mettez-les dans votre cabinet le plus mystérieux, et, si vous en ignorez les secrets, je pourrai vous les apprendre, » ajouta-t-il avec une singulière expression de tristesse.

Sophie, ivre de joie, serra son trésor contre son cœur et se disposa à lui obéir. Il la suivit dans le cabinet où elle le conduisit, et, lorsqu’elle eut ouvert la porte, M. Jenkins la maintint doucement d’une main, tandis que de l’autre il ouvrait une cachette assez grande pour contenir l’écrin. Après y avoir déposé le collier, il fit jouer plusieurs fois le ressort, afin que Sophie pût en connaître le secret et l’ouvrir à son tour. Tout à coup, en poussant un autre bouton caché dans les riches sculptures du meuble et ignoré de miss Martin Thorpe, l’étranger aperçut un petit étui en maroquin rouge contenant une miniature qui représentait un charmant petit garçon de six ou sept ans. M. Timothée Jenkins devint d’abord rouge, puis extrêmement pâle, à la vue de cette miniature, sur laquelle il se précipita presque aussi vivement que l’avare héritière.

« Vous avez connu ce petit garçon ? demanda Sophie en regardant le portrait.

— Non, je ne crois pas.

— Je pense que c’est le portrait de feu mon cousin Cornélius Thorpe ; mais, comme je n’avais pas encore découvert cette cachette, je ne connaissais pas cette miniature.

— Alors vous ne devez pas y tenir beaucoup, ma chère, et vous seriez bien gracieuse en me le donnant, » s’écria vivement le généreux Jenkins.

Sophie se mordit les lèvres, car elle avait tout de suite remarqué que le portrait était entouré de petits brillants ; mais n’osant refuser un objet d’une aussi médiocre valeur à celui qui venait de lui faire un si riche cadeau, elle répondit, en gardant encore l’espoir de conserver la monture du médaillon :

« Certes, je vous l’offrirais avec beaucoup de plaisir ; mais, à côté de vos richesses, les diamants, car ce sont des diamants, et même assez brillants, vous paraîtront bien mesquins et d’une bien mince valeur.

— C’est le portrait seul que je désire, et, si je puis y réussir, je vais détacher l’ivoire du cadre, que je vous laisserai.

— Comme vous voudrez, » répondit Sophie, dont le cœur battait violemment, et qui attendait avec anxiété le résultat des efforts de l’étranger.

Mais M. Jenkins, voyant qu’il risquait d’abîmer le portrait, se disposait à le mettre dans sa poche avec l’intention de renvoyer plus tard les diamants à Sophie, quand il la vit rougir et pâlir tour à tour en le regardant faire. Aussitôt il replaça le médaillon sur la table et dit :

« Gardez le portrait, miss Martin ; je reviendrai plus tard avec les outils nécessaires, et j’espère que je m’en tirerai alors plus facilement qu’avec des ciseaux ou avec vos magnifiques couteaux d’argent ciselés. Mais puisque vous ne pouvez pas me donner le portrait, continua-t-il assez gaiement, donnez-moi au moins à manger, car j’avoue que je meurs de faim.

— Oh ! monsieur, je serais ravie de vous traiter convenablement, mais tout doit être froid ; cependant, veuillez vous asseoir, je suis à vous dans la minute, » répondit Sophie qui avait craint, en entendant le commencement de la phrase précédente, que M. Jenkins ne voulût lui demander un objet d’une valeur quelconque. Sophie revint bientôt, après avoir renfermé la miniature et donné quelques ordres à mistress Barnes relativement au goûter de son nouveau convive.

M. Jenkins savait fort bien apprécier les bonnes choses, et, en homme bien élevé, ne se plaignait pas de la froideur des mets. Il vanta au contraire les petits pâtés, les champignons, les asperges, et surtout la manière élégante dont le repas était servi.

« Si vous voulez bien me faire l’honneur de revenir goûter avec moi un autre jour, monsieur, vous pourrez alors être vraiment satisfait et manger tout à point. Désirez-vous de la compote d’abricots ? la gelée en est délicieuse, je vous assure.

— J’en accepterai donc, ma chère ; moi je trouve que, lorsqu’on est riche, il faut au moins manger de bonnes choses. Et vous ?

— Je pense, en effet, qu’il serait absurde de faire le contraire, répondit Sophie avec un entraînement inaccoutumé chez elle.

— Mais je croyais qu’un de vos oncles et sa famille habitaient ici. Où donc sont-ils tous ?

— Mon Dieu, monsieur, la vérité est que je serais fort ennuyée de les avoir toujours sur les bras, de sorte que je me suis fait arranger cette pièce avec l’intention formelle qu’aucun d’eux n’y mettrait jamais les pieds.

— Alors ils vous déplaisent, pauvre chère demoiselle ?

— Vous savez que le tapage de deux garçons dans une maison est toujours très-pénible.

— Et votre cousine… Florence, je crois ? quelle sorte de fille est-elle ?

— Ce n’est pas une amie pour moi et elle ne peut le devenir, répondit froidement Sophie en se rappelant l’effet que sa cousine avait produit au bal d’Hereford.

— C’est vraiment malheureux. Mais permettez, il me semble qu’ils ne font pas beaucoup de bruit à eux tous, car on ne les entend pas.

— Oh ! monsieur, c’est quelquefois odieux ! Pour le moment, ils sont dans un vieux belvédère que mon autre tuteur, sir Charles Temple, a permis qu’on leur ouvrît, par égard pour moi et pour me débarrasser d’eux de temps en temps.

— Voulez-vous parler du vieux pavillon dans les bois ? Grand Dieu ! je me le rappelle parfaitement.

— C’est cela, on le dit très-joli ; moi je n’y suis jamais entrée.

— Maintenant, ma chère, je vais vous quitter ; je reviendrai vous voir bientôt et goûter avec vous. Voulez-vous me laisser allumer ma pipe avant de partir, ma chère miss Martin… Thorpe ? »

Sophie s’empressa d’allumer une bougie, tout en pensant déjà à l’éteindre au plus vite pour ne pas trop l’user ; d’ailleurs, elle grillait de se retrouver seule pour examiner tout à son aise son merveilleux collier.

Après avoir allumé sa pipe avec un soin minutieux, M. Jenkins souhaita le bonjour à Sophie en lui réitérant l’assurance de revenir la voir sous peu, et il s’éloigna en fumant.