La Pupille/27

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La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 202-210).


CHAPITRE XXVII.


Quoique miss Martin Thorpe affectionnât particulièrement le sommeil et qu’elle dormît généralement sans se réveiller pendant la nuit entière, celle qui suivit cette soirée se passa bien différemment.

En rentrant dans son appartement, Sophie se déshabilla, renvoya sa femme de chambre, s’enferma et tomba dans une profonde méditation.

La visite et l’affection de M. Jenkins pour elle, la bague de diamants, le refus de Florence, de cette horrible Florence, et la crainte que celle-ci ne l’emportât toujours sur elle, repassèrent dans l’esprit de l’héritière, qui s’écria : « Cela ne sera pas ; je suis arrivée à mon but, personne ne me gênera maintenant. Il faut que ces monstres me quittent ; je ne veux plus nourrir et loger ces vipères qui ne peuvent que me ruiner en détournant de moi ce millionnaire ; non, cela ne sera pas, je ne dois, je ne veux pas le tolérer. »

Puis elle se dirigea vers le cabinet qui renfermait ses trésors, y prit le collier de perles et le dévora des yeux en le pressant dans ses mains. Cependant, comme la nuit n’était pas à moitié écoulée, elle le remit en place et se recoucha pour reposer ses esprits, qu’elle avait tenus si longtemps éveillés. Le lendemain, comme Sophie attendait ses amis les Brandenberry, elle ne descendit pas, suivant sa coutume, visiter son potager et compter combien de choux en avaient été distraits. Son attente ne fut pas de longue durée, car d’assez bonne heure le frère et la sœur arrivèrent chez leur adorable amie.

L’héritière fit signe à Marguerite de s’asseoir auprès d’elle ; Richard se plaça un peu plus loin, en contemplation devant Sophie, tandis que sa sœur exprimait par de belles phrases bien apprises et devant faire de l’effet, qu’ils avaient été tristes et malheureux les deux jours précédents, parce qu’ils n’avaient pas osé se présenter chez leur charmante amie, dans la crainte de la gêner et de lui déplaire.

« Je suis toujours charmée de vous voir tous deux, et aujourd’hui particulièrement, parce que j’ai besoin d’un conseil d’ami sur un ennui qui me survient.

— Grand Dieu ! qu’y a-t-il ? chère, trop chère miss Martin Thorpe ; délivrez-moi de l’agonie que j’endure. Quelqu’un aurait-il osé….

— Ne vous alarmez pas ainsi, miss Brandenberry. Je veux seulement vous dire que je ne peux pas vivre plus longtemps avec les Heathcote ; leur conduite ingrate me rend la plus malheureuse du monde.

— Les monstres ! les ingrats ! les sans cœur ! s’écria miss Brandenberry en se jetant au cou de l’héritière. Ah ! je ne puis supporter que ces odieux mendiants rendent notre belle amie malheureuse.

— Marguerite ! ne me laissez pas voir ces embrassements ; vous me torturez en me montrant la douceur de votre désespoir. Marguerite ! Marguerite ! pitié, pitié ! »

Et, en disant ces mots avec véhémence, M. Brandenberry s’agenouilla devant Sophie, et, saisissant sa main, la baisa passionnément.

« De grâce, relevez-vous, monsieur ; il n’y a rien dans ma position qui puisse effrayer mes amis à ce point. Il faut unir nos intelligences pour trouver le moyen de sortir de l’embarras où je me trouve. Il serait inutile que je vous racontasse tout ce que j’ai souffert depuis que les Heathcote sont entrés chez moi ; vous me connaissez trop bien tous deux pour penser que je me plaigne à la légère et sans causes sérieuses : ce que je puis vous affirmer, c’est que j’ai plus de tourments que je n’en puis supporter. Ceci posé, je viens vous demander, monsieur Brandenberry, si vous voudriez bien m’indiquer le moyen de changer mon tuteur contre un autre que je désignerais.

— Avez-vous déjà fait votre choix, chère belle amie ? demanda M. Brandenberry en tremblant d’émotion.

— Non, pas encore, répondit Sophie en arrêtant tendrement son regard sur son adorateur. Mais cela sera plus facile que de se débarrasser du major.

— Mais rien n’est plus simple ; je vous engage à lui déclarer que telle est votre volonté, et, s’il était assez mal élevé pour s’y opposer, vous auriez recours au chancelier.

— Je vous suis fort obligée, cher monsieur Richard ; maintenant je saurai ce que je dois faire, et je pourrai, j’espère, réussir à mon gré et finir par vivre heureuse chez moi.

— Je ne trouve pas de mots pour exprimer le bonheur que j’éprouve à vous rendre service ; mais, je vous en supplie, nommez-moi l’heureux homme qui aura la joie ineffable de veiller sur vous pendant les quelques mois que durera encore votre minorité. »

Sophie sentit que son voisin s’attendait à ce que la réponse le concernât ; mais ne voulant lui donner ni amour-propre ni fausses espérances qu’elle ne comptait pas réaliser, elle répondit :

« Je demanderai M. Westley, le notaire de M. Thorpe. »

M. Brandenberry, quoique espérant entendre un autre nom, sut prendre sur lui-même de ne pas paraître trop furieux. Cependant le notaire était bien le dernier homme qu’il eût aimé voir diriger les actions de l’héritière : car M. Westley, mieux que tout autre, connaissait les affaires pécuniaires des Brandenberry, et il ne pourrait jamais croire au désintéressement de l’amour de Richard pour miss Martin Thorpe. Malgré cette contrariété, il répondit comme il le devait :

« Personne ne pourra blâmer votre choix, chère miss Sophie, et moi-même je reconnais que M. Westley est tout à fait digne de l’honneur que vous lui faites en le choisissant parmi… tant d’autres. »

Sophie admira fort ce désintéressement, et quitta ses amis avec force sourires et poignées de main. Le soir, quand elle descendit au dîner, ce fut avec l’intention formelle de quereller ses tuteurs et de provoquer ainsi une rupture définitive.

Florence avait reçu le jour même une lettre si tendre et si gracieuse de sir Charles, que son cœur débordait de joie, et qu’un mot désobligeant ne pouvait sortir de sa jolie petite bouche souriante, un billet d’Algernon, qui ne parlait que de sa bonne santé et de la bonté touchante de son protecteur pour lui, avait fait à peu près le même effet sur le major et sa femme ; et cependant Sophie voulait une querelle ! Le major lui ayant demandé de trinquer avec elle, ses sourcils se froncèrent, sa petite voix devint un peu plus revêche que de coutume, et elle répondit :

« Je désire, monsieur, que vous vous dispensiez de m’offrir ainsi du vin à chaque repas. Les dépenses d’une famille aussi nombreuse que la vôtre devenant chaque jour plus fortes, je me vois forcée de me priver moi-même. »

Le major, loin de se fâcher, pensa éclater de rire en répondant :

« Très-bien, très-bien, ma chère ! vous avez parfaitement raison de ne pas dépenser plus que votre revenu ; je vais donc boire un verre d’eau ; si vous vous le rappelez, Sophie, cela se passait ainsi souvent à Bamboo-Cottage.

— Je me le rappelle parfaitement, monsieur, et je me dis souvent que, si d’autres se rappelaient Bamboo-Cottage aussi bien que moi, tout se passerait plus convenablement ici. »

Personne ne répondit ; mais, après quelques minutes, mistress Heathcote demanda du pain. Sophie reprit sur son même ton querelleur :

« Je vous serais fort obligée, madame, de ne pas toujours déranger mon domestique : car, tant que j’aurai les énormes charges que je suis forcée d’endurer en ce moment, il me sera impossible de prendre un autre valet, et cependant cela ne peut pas durer ainsi.

— Je crains que si, répondit le major ; du reste, nous verrons, et avant de nous décider…

— Je n’entends pas que l’on me dicte ce que je dois faire dans ma maison ! s’écria l’impertinente Sophie en se levant. Dieu m’est témoin que j’ai fait tout mon possible pour vivre en paix avec vous autres ; mais ceci est trop fort. »

Et là-dessus elle sortit en tirant violemment la porte, ce qui produisit à peu près l’effet qu’elle avait espéré. Mistress Heathcote et sa fille étaient atterrées ; mais le major paraissait si peu troublé, qu’elles se remirent aussitôt, et ils continuèrent le dîner commencé en causant librement, et beaucoup plus qu’à l’ordinaire. Après le repas on fit venir les enfants ; le père, la mère et Florence jouèrent gaiement avec eux, et ce fut, à n’en pas douter, la plus charmante soirée que la famille eût passée chez miss Martin Thorpe.

Malheureusement, l’héritière ne vit pas cette gaieté libre et franche : car, retirée dans son boudoir, elle pensait à l’effet que sa sortie avait dû produire. Tout à coup, à sa grande surprise, M. Brandenberry parut devant elle. Quoique assez émue de se trouver seule avec son adorateur à cette heure avancée, dans sa chambre parfumée, Sophie se remit bientôt, pria son voisin de s’asseoir et de lui apprendre le motif de sa visite.

« Je suis venu pour vous donner un conseil qui peut vous être précieux, chère miss Martin Thorpe, répondit Richard avec émotion. J’espère que cela fera excuser mon indiscrétion, ajouta-t-il en voyant le visage disgracieux de Sophie se détendre un peu et parvenir enfin à lui sourire.

— Vous n’avez pas besoin d’excuse, cher voisin ; je suis persuadée que mon intérêt vous a seul guidé jusqu’ici, reprit Sophie avec tant de charme et de coquetterie que l’amoureux Richard se crut enfin l’heureux possesseur de son cœur et comprit que ses affaires étaient en bon chemin.

— Je venais donc vous annoncer que j’ai trouvé un moyen d’éviter les procès et les difficultés que peut engendrer votre désir de changer de tuteur. À votre place j’écrirais à sir Charles que, ne pouvant plus tolérer les Heathcote chez vous, vous le priez de vous en débarrasser le plus vite possible et de vous autoriser à garder auprès de vous une amie plus âgée que vous qui vous servirait de chaperon dans le monde jusqu’à votre majorité. Ma sœur se met à votre disposition ; elle est toute prête à vous dévouer sa vie et ses soins, si vous acceptez sa proposition. »

Sophie avait écouté ce projet avec attention ; quand M. Brandenberry eut terminé son récit, elle réfléchit longtemps avant de répondre ; enfin elle dit avec une certaine animation :

« Vous êtes bons et obligeants tous les deux, mon ami ; mais je ne puis vous donner de réponse en ce moment. Quant à me débarrasser des Heathcote sans procès ni discussions, rien ne me paraît mieux. Je n’y mettrai aucun obstacle. Je ne puis pas croire que le major s’appuie jamais de son droit de tuteur pour me violenter ; je le connais assez pour ne pas faire une pareille supposition. D’ailleurs votre moyen me convient assez, et il est fort possible que je l’adopte. »

M. Brandenberry était ravi de cette conclusion ; il savait parfaitement que l’héritière ne voudrait pas vivre seule, que du reste sir Charles ne le lui permettrait pas, et que, si sa sœur venait chez Sophie, ses affaires à lui prendraient une excellente tournure.

« Je ne vais pas vous retenir plus longtemps, charmante jeune personne ; vous pourrez mieux réfléchir à ce que je vous conseille lorsque vous serez seule ; tout ce que je vous recommande, si vous écrivez à sir Charles, c’est de vous montrer ferme et décidée à rompre avec votre tuteur. Adieu ! adieu, jeune et adorable Sophie… »

Puis, baisant la main de l’héritière, il s’enfuit dans l’ombre en se félicitant de son succès. Miss Martin Thorpe repassa dans son esprit tous les motifs de haine qu’elle avait amassés contre les Heathcote, et particulièrement contre la jolie Florence, à laquelle M. Jenkins allait peut-être s’attacher et donner tous les bijoux et les objets de prix dont il avait parlé ; puis, après s’être bien monté la tête contre ceux qu’elle appelait ses tyrans, elle écrivit la lettre suivante à air Charles Temple :

« Cher monsieur,

« Ce n’est pas sans une extrême répugnance que je me décide à faire la démarche que je tente auprès de vous en ce moment ; mais je crois de mon devoir d’arranger mes affaires de telle sorte que l’héritage de mon oncle regretté ne devienne pas pour moi un supplice au lieu d’un bonheur.

« Les ennuis sans nombre qui résultent du séjour des Heathcote chez moi deviennent intolérables, et je viens vous annoncer ma résolution bien arrêtée de quitter ma maison s’ils se refusent à en sortir. Je ne vous détaillerai pas tout ce qui, dans leur conduite, contribue à me rendre malheureuse ; il vous suffira de savoir que je ne peux pas vivre plus longtemps avec eux, et que je veux jouir un peu de la tranquillité à laquelle j’ai droit dans ma propre maison. Quoique le major et sa femme aient des caractères assez faciles et que leurs petits garçons ne me gênent pas trop, et même pas du tout, je regrette que d’autres circonstances, qu’ils ne peuvent contrôler, m’obligent à me séparer d’eux et à cesser de les aider en les gardant plus longtemps chez moi. Je vous prie, cher monsieur, de me répondre courrier par courrier, pour me donner vos avis. J’ai dans le voisinage une amie dévouée, descendante d’une des plus anciennes familles du pays, qui serait assez bonne pour venir habiter avec moi, si vous jugiez nécessaire que quelqu’un me gardât ; elle n’est pas mariée, mais son âge la rend fort capable de me chaperonner aux yeux de tous ceux qui me croient trop jeune pour me protéger moi-même.

« Je reste, cher monsieur, votre très-sincère

« Sophie Martin Thorpe. »

Quand elle eut terminé et attentivement relu cette épître, elle sonna pour qu’on lui servît son repas, et se livra tout entière au charme de la friandise, le plus profond bonheur qu’il lui fût possible d’éprouver tant que Florence habitait auprès d’elle. Puis elle s’étendit mollement dans son lit et se décida, avant de s’endormir, à attendre la réponse de sir Charles, pour annoncer aux Heathcote son intention de se débarrasser d’eux le plus vite possible.